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Poésie et littérature

Le tango et le Lunfardo : compagnons d’enfance

gobello Editeur : La Salida n°40, octobre novembre 2004

Auteurs : José Gobello et Marcelo Héctor Oliveri (propos recueillis par Pablo Cazau)

Le tango et le Lunfardo : compagnons d’enfance

Le dialecte Lunfardo a été incorporé aux paroles du tango pratiquement depuis ses débuts, et, depuis lors, cette relation entre ces deux expressions de la culture populaire, qui ont évolué parallèlement ne s’est jamais interrompue. Nous présentons ici une interview réalisée par Pablo Cazau avec des experts argentins de la question : José Gobello, president de l’Académie portègne du Lunfardo, et Marcelo Héctor Oliveri, un des académiciens de cette institution. L’auteur de l’entrevue offre lui-même un exemple de l’introduction du Lunfardo dans la chanson urbaine à travers la milonga "Línea 9".

Que pouvez-vous nous dire à propos du Lunfardo en général ?

José Gobello: il est possible de définir le Lunfardo comme une répertoire de paroles étrangères apportées par l’immigration. Il s’agit donc simplement d’un vocabulaire qui s’intègre dans la langue de base, l’espagnol, et qui inclut également des paroles autochtones et venues de la campagne. Le Lunfardo se constitue donc à partir de paroles apportées par les immigrants, et plus particulièrement par les Italiens qui ont commencé à arriver massivement vers la fin du XIXème siècle.

La masse des immigrants était alors constituée d’homme entre 15 et 35 ans. Un recensement de 1887 révèle que les étrangers étaient beaucoup plus nombreux que les autochtones, que Buenos Aires était davantage une ville européenne qu’américaine, et qu’il y avait alors 50000 hommes de plus que de femmes, ce qui a créé une grande demande de prostitution.

En plus de leur langue nationale, les italiens ont également amené les dialectes de leurs région d’origine, tant ceux du nord que ceux du sud. Bien que la majorité des immigrants provenait du sud, la majorité des termes incorporés dans le Lunfardo proviennent du génois, un dialecte du nord. Le Lunfardo se constitue également, bien que dans des proportions moindres, à partir de termes de l’espagnol populaire amenés par les immigrants de ce pays.

Les délinquants italiens étaient nombreux (un tiers des détenus de la prison de Buenos Aires à la fin du siècle venaient de ce pays), et ont apporté au Lunfardo leurs propres expressions argotiques, comme par exemple « escruche ». (cambrioleur).

Plus tard, des expressions « à l’envers » ou verlan (« vesre ») vont s’incorporer, qui à leur tour vont créer de nouvelles paroles. Par exemple, du mot italien « batir » (causer) vient « batidor » (causeur, beau parleur, par extension dénonciateur), « ortiba » (le verlan de « batidor »), et finalement le verbe « ortibar ».

A la différence de l’argot, vocabulaire dont les origines remontent jusqu’au moyen-âge, le Lunfardo est constitué de paroles étrangères apportées par l’immigration : la créativité autochtone est assez pauvre, et cette caractéristique permet de différencier le Lunfardo de tous les autres dialectes.

Comment le Lunfardo a-t-il été inséré dans les paroles de tango ?

José Gobello: dans les maisons closes et dans les lieux de divertissement se rencontrent des jeunes natifs et des jeunes immigrants et, à partir de là, le Lunfardo commence à se diffuser. De ce milieu est également venu le Tango, de telle façon que le tango et le Lunfardo peuvent être considérés comme des compagnons d’enfance. Tous le deux ont cette même lointaine origine, si bien que cela n’a pas de sens de se demander lequel a commencé le premier, un problème similaire à celui de l’oeuf et de la poule.

Le tango et le Lunfardo ne sont certainement pas frères. Le tango a du sang noir (même si la musique de tango a également des origines européennes), alors que le Lunfardo a du sang gringo (c’est-à-dire-étranger, et plus particulièrement européen),.

Je pense qu’il est inexact de parler du tango comme d’une unité. Le tango du compadrito -gai, provocateur, rapide dans la danse et hâbleur dans ses paroles – n’est pas le même que le tango du fils d’immigré – triste, sentimental, concentré sur la danse, habitué à des histoires d’amour déprimantes. Villoldo personnifie le premier, qui s’est développé entre 1905 et 1920 ; le second s’identifie à Contursi, avec lequel apparaît vers 1915 le tango-chanson et qui intègre un grand nombre de mots de "Lunfardo".

Cependant, le tango de Villoldo s’est aussi nourri de Lunfardo, bien que pas très copieusement, notamment parce qu’à cette époque le Lunfardo n’était pas très riche. Si le Lunfardo avait résulté de l’échange verbal entre le compadrito et l’immigrant, il aurait dérivé vers une langue mixte. Cependant, bien que l’école publique ait renforcé la langue nationale, l’espagnol, elle n’a pu éviter que quelques paroles venues d’Italie ne s’accrochent aux lèvres des compadritos, qui commencèrent à s’italianiser et à mélanger des paroles de l’Europe et de la campagne, comme le protagoniste du tango Ivette de Pascual Contursi: "¿No te acordás que conmigo / usaste el primer sombrero / y aquel cinturón de cuero / que a un esmujen le amuré? / ¿No te traje pa tu santo / un par de zarzos de bute, / que una noche a un farabute / del cotorro le pianté? / Y con ellos unas botas / con la caña de gamuza / y una pollera papusa / hecha de seda crepé".

« Tu t’souviens pas qu’avec mezig / T’as porté ton premier chapeau / Et aussi cette ceinture de cuir / Q’j’avais piqué à un pigeon ? /J’t’avais pas filé pour ta fête / Une paire de bagues de première / Qu’un soir à un maquereau / J’avais volé dans sa piaule ?/ Et puis aussi ces bottines / Avec un montant en daim / Et une jupe vraiment vraiment classe / Toute entière en soie crépée. »

Le tango – pas les chansonnettes qui le préfigurent, mais le tango plein et entier, parti de pieds des danseurs pour arriver jusqu’à leur bouche – a commencé à s’exprimer avec des paroles lorsque Contursi les lui écrivit. Les premières, sinon chronologiquement, du moins pour leur importance, sont celles du tango Lita rebaptisé Mi noche triste. Ces octosyllabes mémorables commencent avec une parole Lunfardo « Percanta que me amuraste » (« Minette qui m’a plaqué »). Sur le modèle de Contursi, on trouve beaucoup d’autre auteurs, et surtout Celedonio Esteban Flores, qui utilisa le Lunfardo avec un grand talent ; Homero Manzi – dont la généalogie poétique incorpore González Castillo et Borges- s’éloigne de ce vocabulaire sauvage, comme le fait également Discépolo dans ses dernières années. Homero Expósito, également, a peu utilisé le Lunfardo, mise à part quelques exceptions ; et le tango moderne, dont la tête de file est Horacio Ferrer, revient à lui avec mesure, en l’utilisant comme une touche littéraire, plus que comme un langage.

Le tango avait aussi une clientèle riche, comme par exemple lorsqu’il triompha pendant quelques décennies à Paris. Le tango intéressait alors comme expression artistique, comme spectacle, comme quelque chose d’exotique en provenance d’Amérique, mais l’on ne comprenait pas grand’chose aux paroles de Lunfardo que comportaient ses textes.

A mesure que la tango s’infiltra dans les strates sociales plus élevées, la quantité de Lunfardo eut tendance à diminuer. A cela contribua également la censure sur les paroles de tango imposée dans les années 40, fondée sur une idéologie qui s’opposait à toute influence étrangère mais surtout aux histoires tragiques de trahison et de femmes poignardées que racontaient les tangos. Manzi renforça cette tendance en réduisant la part du Lunfardo dans des textes, ainsi que Gardel qui dut adapter ses chansons à son public européen pour pouvoir être compris.

Marcelo Oliveri: le tango "El Ciruja" de 1926 comporte rien moins que 35 paroles venues du Lunfardo, et Edmundo Rivero interprète beaucoup de tangos avec un abondant vocabulaire Lunfardo.

Quel est lien actuel du Lunfardo et du tango ?

Marcelo Oliveri: le Lunfardo n’est pas une quelconque langue morte. Il vit se renouvelant continuellement, par exemple quand les mêmes mots acquièrent des significations nouvelles. Avant, le "chabon"était l’idiot, celui qui apparaît par exemple dans le tango Muchacho chanté par Rosita Quiroga. Aujourd’hui, il désigne le sujet impersonnel : « el chabon », c’est n’importe qui, comme dans les années 60 ou 70 on disait « el tipo » (le type).

Il s’incorpore également de nouvelles expressions inspirées de langues étrangères, comme par exemple « a full », « delivery », « outlet », « chatear », etc. Beaucoup de ces expressions apparaissent par exemple dans les paroles des chansons de rock argentin, un genre musical dans lequel s’incorporent également les paroles du Lunfardo classique, comme par exemple « afanar » (voler). On peut considérer ces paroles nouvelles comme du Lunfardo à partir du moment où le peuple les a argentinisées, c’est-à-dire qu’elles ne figurent pas dans le dictionnaire de la Real Academia Española. C’est par exemple le cas de la parole « corralito », qui a acquis un sens nouveau à partir de la grave crise économique qui a touché l’Argentine en 2001[1]. D’autres sont de paroles nouvelles surgies de la même crise, comme par exemple « cacelorazo » et « piquetero »[2]. Ce nouvelles paroles ne surgissent pas de l’immigration, parce qu’il n’y en a pas, mais des médias de communication, comme par exemple d’un programme de télévison, Videomatch, dont l’animateur Marcelo Tinelli commença à dire « goma » pour désigner l’idiot, à la suite de quoi beaucoup de gens ont commencé à adopter cette parole. Certaines expressions se maintiennent pendant un temps et ensuite disparaissent, tandis que d’autres s’incorporent de manière plus permanente au Lunfardo.

Les premiers textes de tango nés dans les bordels et les lieux de diversion étaient obscènes, à double sens, etc. Aujourd’hui ces caractéristiques se sont transférées aux paroles de la Cumbia villera (musique des bidonvilles), où elles évoquent les activités délictuelles, la drogue et le sexe. Dans notre nouvelle édition du nouveau Dictionnaire de Lunfardo (publié en mai 2004), sont incorporées 1710 paroles supplémentaires par rapport à l’édition antérieure de 1990. Dans nos réunions académiques des premiers samedis de chaque mois, nous analysons de nouveaux vocables susceptibles d’être incorporés au répertoire Lunfardo. Par exemple, dans la prochaine session, nous allons étudier, entre autres, la parole « luquear », qui provient de l’anglais « look » et qui désigne ce que d’autre appellent « producir » c’est-à-dire présenter un aspect attractif.

Il est possible de suivre à la trace les paroles nouvelles qui apparaissent dans le media, par exemple dans un supplément du journal Clarín, à grand tirage, édité pour les jeunes. De même que le Lunfardo des premiers temps fut mis en forme par de jeunes immigrants, il continue aujourd’hui à évoluer par le fait des jeunes. On peut aussi étudier les rubriques consacrées aux spectacles où les artistes et les mannequins introduisent en permanence de nouvelles paroles.

De la même manière, si le Lunfardo et le Tango étaient présents au cinéma depuis le premier film sonore argentin, nous voyons aussi réapparaître le Lunfardo dans les films les plus récents, avec de nouveaux mots et de nouvelles significations.

José Gobello: auparavant, il s’agissait de paroles entièrement nouvelles, apportées par les immigrants, comme « deschavar ». Mais aujourd’hui, on a plutôt tendance à donner de nouvelles significations à des paroles déjà connues, comme « churro verde » pour désigner la marihuana.

Avec Marcello Oliveri, nous avons réalisé un Dictionnaire idéologique du Lunfardo où nous avons répertorié presque 4000 mots qui expriment à peine 400 idées, ce qui signifie qu’il y a en moyenne 10 paroles de Lunfardo qui expriment la même idée. Mais ces 4000 motss comptent beaucoup dans un langage relativement pauvre comme celui que parle l’argentin de la rue, qu’elles enrichissent. Par exemple, dire « La luna atorrando en el frío del alba » (la Lune pionçant dans le froid de l’aube) est plus suggestif que de dire simplement « La luna perdida en el frío del alba ». (la lune perdue dans le froid de l’aube").

Propos recueillis par Pablo Cazau

Traduction de Fabrice Hatem

avec l’aide de Enrique Lataillade et Mariana Bustelo

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[1] Terme faisant référence au queues immenses des petites épargnants pour essayer de récupérer leurs économies devant les banques en faillites. Ils sont ainsi assimilés à des bovins attendant de passer à l’abattoir dans le petit coral, de coralito.

[2] Référence aux piquets et défilés où les manifestants tapaient sur des casserolles pour dénoncer l’ineptie et la corruption de la classe politique.

Pour en savoir plus sur le lunfardo :

Daniel Melingo, le Macho de la milonga : /2006/06/09/entretien-avec-melingo-le-macho-de-la-milonga/

L’humour et le comique dans le répertoire de Edmundo Rivero : /2005/11/05/l-humour-dans-les-tangos-et-milongas-de-edmundo-rivero/

La satire et le comique dans le répertoire de Tita Merello : /2005/11/05/la-satire-et-le-comique-dans-le-repertoire-de-tita-merello/

Editorial de La Salida n°40 : Tango et lunfardo : /2004/12/10/la-salida-n-40-tango-et-lunfardo/

Le Lunfardo sur internet : /2005/11/07/la-salida-n-40-tangodebit/

Le Lunfardo aujourdhui : /2005/11/07/le-lunfardo-aujourd-hui/

Mini-anthologie lunfarda : /2005/11/07/mini-anthologie-lunfarda/

Le tango drôle des origines : /2005/11/05/le-tango-drole-des-origines/

Le tango et le Lunfardo : Compagnons d’enfance : /2005/11/04/le-tango-et-le-lunfardo-compagnons-d-enfance/

Autour du Lunfardo : /2005/11/04/autour-du-lunfardo/

Les langages du tango : /2005/11/04/les-langages-du-tango/

Le langage du Rio de la Plata et la chanson populaire : /2005/11/04/le-langage-du-rio-de-la-plata-et-la-chanson-populaire-le-tango/

La France et le Lunfardo : /2005/11/04/la-france-et-le-lunfardo/

Anthologie comprenant des traductions de chansons en Lunfardo :/2012/05/10/une-anthologie-bilingue-du-tango-argentin/

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