Catégories
Poésie et littérature

Autour du lunfardo

alposta Editeur : La Salida, n°40, octobre-novembre 2004

Auteur : Luis Alposta

Autour du lunfardo

Medecin de profession et l’un des fondateurs de l’Académie Portègne du Lunfardo, Luis Alposta est aujourd’hui une référence importante dans la poésie Lunfarda. Ses poèmes ont été mis en musique par Daniel Melingo et Juan "el Tata" Cedrón. Il a publié divers ouvrage de et sur le tango. Il anime actuellement une chronique sur la radio de tango de Buenos Aires "la 2×4". Nous publions ici des extraits d’un article inédit récement rédifgé par lui.(Les intertitres sont de la rédaction).

Une mini-enquête sur l’origine du mot

Don Amaro Villanueva fut le premier à associer lunfardo avec lombardo, identifiant ainsi une étymologie difficile à contester.

En lisant Los amores de Giacumina, saynète de Agustín Fontanella publiée en 1906, et la petite nouvelle du même nom, d’un auteur anonyme, écrite en Cocoliche , et dont la troisième édition date de 1886, il rencontra dans les deux textes le mot lumbardo, qui se réfère à une personne native de Lombardie, comme on le devine facilement par intuition.

L’éventualité d’une erreur typographique étant éliminée, il arriva à la conclusion qu’il s’agissait d’une corruption phonétique du terme désignant la nationalité lombarde. Mais la parole lumbardo, déjà proche, phonétiquement, de lunfardo, attira sa curiosité et ses soupçons. Il pousuivit ses recherches, il recueillit d’autres indices, et dans le Vocabulaire romanesque de Chiappini, il tomba sur cette synonymie révélatrice : "Lombardo, voleur".

L’importance d’un tel témoignage n‘appelle pas d’autres commentaires : il avait rencontré la racine lombardo, avec la signification de voleur, et constaté le changement en lumbardo dans l’usage portègne, dans lequel lunfardo signifie aussi voleur.

Le parcours serait ainsi : lombardo-lumbardo-lunfardo. Et ici, je crois que le diction "si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé" n’aura jamais été plus adapté.

Il nous apporta ensuite une autre témoignage significatif sur le plan phonétique. L’oeuvre "Salade Créollle" ("Ensalada criolla"), jouée pour la première fois en 1898 par la compagnie Podestá, comporte dans une des ses scènes le mot "lunfardos", qui apparaît, avec la signification de "Voleurs", dans la bouche d’un napolitain, vendeur ambulant de petits gâteaux, qui fait allusion à des gamins qui lui volent sa marchandise. La scène se déroule sur la place de la Victoire (aujourd’hui, place de Mai), et, pendant que les gamins s’enfuient, le vendeur de gâteaux crie en réclamant l’intervention de la police : "Police! ¡San Jenaro! Ils me volent les biscuits ! c’tte bande de lunfardos!" (de voleurs, NdT).

Villanueva cite ensuite le dictionnaire Larousse, selon lui encore plus explicite, et qui comporte l’indication qu’au Moyen-âge, « on appelait en France "lombardos " les financiers, cambistes, usuriers, dont beaucoup venaient d’Italie ».

J’ai moi-même identifié un antécédent littéraire qui illustre les propos antérieurs, et qui fort illustre puisqu’il porte la signature de François Villon.

Dans sa ballade "Requête au Duc de Bourbon", Villon écrit en effet dans les quatre premiers vers de la troisième strophe : " Si je pusse vendre de ma santé / A un Lombard, usurier par nature, / Faute d’argent m’a si fort enchanté / Qu’en prendroie, ce cuide, l’aventure ».

Si ce qui a été dit dans les paragraphes antérieurs est vrai, ce serait à quelques lombards du Moyen-Age, et à leur réputation d’usuriers, que nous devrions un mot qui a beaucoup à voir avec le tango, avec une bonne partie de la poésie de Buenos-Aires, et avec l’essence du portègne (…).

Lunfardo et poésie

On sait que de nombreux auteurs importants de notre théâtre vernaculaire et de la chanson populaire se sont abreuvés au Lunfardo. Cultivé par des poètes et des essayistes renommés, celui-ci a fini par devenir la source d’une littérature à part entière.

On a dit également que le mécanisme du langage populaire est essentiellement métaphorique et que "le peuple, par instinct artistique, introduit l’usage de mots ayant une acception figurée". De là vient le que le Lunfardo ait rencontré son meilleur destin littéraire dans la poésie. Mais pas dans toute. Il y a des poètes qui gagnent l’Olympe, et d’autres qui ne méritent que Taigete (ie une montagne sans intérêt, NdT). .

Et à ce point j’aimerais donner quelques explications complémentaires.

La poésie lunfarda est passée par une première étape, qui, en dépit de son caractère ardent, est rarement allée bien au delà de la couleur locale, de l’agressivité, de la mise en valeur de qualités négatives, du jeu de mots et de l’exagération. Cela, d’ailleurs, sans manquer totalement d’humour, d’ironie et même d’un certaine intelligence.

Mais c’est peu à peu qu’elle qu’un désir de rénovation lui a permis de découvrir ses propres motivations intimes à travers la recherche d’une plus grande expressivité, l’intensification des significations et la mise en valeur des situations vécues.

Après l’étape initiale, pleine d’ardeur mais très localiste, s’ouvrit de ce fait la possibilité de rendre compte d’une autre réalité, dont la caractéristique n’était pas d’être pittoresque, curieuse ou drôle mais tout simplement d’être la nôtre. Et cette réalité, c’est dans le chant de certains poètes lunfardos qu’elle a été le mieux exprimée.

Je sais bien que le fait "d’écrire en Lunfardo" implique en risque. On peut tomber dans l’étalage et dans la virtuosité illusoire consistant à manier des paroles tirées d’un dictionnaire. On oublie alors que la poésie, comme la littérature en générale, ne consiste pas simplement à jongler avec des mots, mais à proposer un message et à communiquer. Je pense pour ma part que c’est à travers notre langage de tous les jours – celui que l’utilise chez soi – que nous pouvons donner forme à ce que nous croyons être important et espérer que ce message perdure (..). Et il existe une poésie Lunfarda (…), écrite avec le coeur et non de manière caricaturale (…).

Luis Alposta
Choix des textes et traduction de Fabrice Hatem et Mariana Bustelo

Pour en savoir plus sur le lunfardo :

Daniel Melingo, le Macho de la milonga : /2006/06/09/entretien-avec-melingo-le-macho-de-la-milonga/

L’humour et le comique dans le répertoire de Edmundo Rivero : /2005/11/05/l-humour-dans-les-tangos-et-milongas-de-edmundo-rivero/

La satire et le comique dans le répertoire de Tita Merello : /2005/11/05/la-satire-et-le-comique-dans-le-repertoire-de-tita-merello/

Editorial de La Salida n°40 : Tango et lunfardo : /2004/12/10/la-salida-n-40-tango-et-lunfardo/

Le Lunfardo sur internet : /2005/11/07/la-salida-n-40-tangodebit/

Le Lunfardo aujourdhui : /2005/11/07/le-lunfardo-aujourd-hui/

Mini-anthologie lunfarda : /2005/11/07/mini-anthologie-lunfarda/

Le tango drôle des origines : /2005/11/05/le-tango-drole-des-origines/

Le tango et le Lunfardo : Compagnons d’enfance : /2005/11/04/le-tango-et-le-lunfardo-compagnons-d-enfance/

Autour du Lunfardo : /2005/11/04/autour-du-lunfardo/

Les langages du tango : /2005/11/04/les-langages-du-tango/

Le langage du Rio de la Plata et la chanson populaire : /2005/11/04/le-langage-du-rio-de-la-plata-et-la-chanson-populaire-le-tango/

La France et le Lunfardo : /2005/11/04/la-france-et-le-lunfardo/

Anthologie comprenant des traductions de chansons en Lunfardo :/2012/05/10/une-anthologie-bilingue-du-tango-argentin/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.