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La dictature insidieuse

Entrez dans le XXIème siècle : un Etat français déjà en crise il y a 30 ans

ImageL’une des thèses centrales de mon futur ouvrage « La dictature insidieuse » concerne l’existence dans les mentalités françaises d’une forme de « religion de l’Etat » – ou plutôt d’un réflexe consistant à se tourner systématiquement vers cet Etat-tutélaire pour lui demander d’intervenir chaque fois qu’apparaît un nouveau problème collectif, comme si cette institution était dotée d’un sorte de mystérieuse vertu de thaumaturge.

Pour tester et nourrir cette hypothèse, j’ai lu ou relu plusieurs ouvrages consacrés à la place de l’Etat dans la société française, et notamment un rapport du Commissariat au plan à la rédaction duquel j’avais participé au début des années 1990 (1), intitulé « Entrer dans le XXIème siècle, essai sur l’avenir de l’identité française ». Au sein de ce texte qui balaye très – peut-être trop – large, puisque tous les problèmes de la société française y sont évoqués pêle-mêle, on trouve effectivement un chapitre consacré à l’Etat. Mais là, surprise !!! Au lieu du constat attendu d’une centralité historique de l’Etat dans la société française, c’est au contraire le diagnostic d’une institution profondément en crise, désorientée, confrontée à l’échec de son projet modernisateur et délégitimée tant par la mondialisation que par son incapacité à répondre autrement que par une inflation de compromis bancals à l’addition de demandes sociales aussi conservatrices qu’irresponsables, qui nous est proposé. Bref, un Etat qui ne règne plus qu’en se ménageant par de petits arrangements subventionnés la complicité des corporatismes et des groupes de pression.

Après quelques propos liminaires sans surprise sur les handicaps et les oubliés de l’Etat providence (vieillissement de la population et chômage compromettant l’équilibre des régimes de retraite, montée des dépenses de santé, difficultés croissante à répondre aux besoins des pauvres, des enfants et des familles), le rapport rentre, un chapitre plus loin, dans le vif du sujet, à savoir la perte de légitimité de l’Etat. Car si l’identité française est aujourd’hui, selon les auteurs, en désarroi, ce n’est pas seulement du fait du déclin de la langue et de la culture françaises. C’est aussi du fait de la perte d’influence du modèle démocratique français, fondée sur l’idée d’un Etat républicain guide et émancipateur. Cet Etat est en effet soumis à des contraintes d’un nouveau genre – mondialisation limitant ses capacité d’intervention autonome, rejet par une société plus émancipée que naguère d’une tradition d’autoritarisme et de paternalisme d’Etat, reflux en désordre de l‘interventionnisme keynésien et du dirigisme d’après-guerre au profit une approche plus libérale – qui ne garantit d’ailleurs pas pour autant une intégration réussie de note pays dans l’économie de marché mondialisée.

L’image de Etat, sa légitimité, autrefois très grandes, sont également ternies, à la fois par le mouvement général de méfiance vis-à-vis des institutions que l’on peut observer au sein de la jeune génération, par l’échec ou l’épuisement de son ambition modernisatrice, et par la perte d’exemplarité et de prestige de ses élites.

D’où une revendication générale à un pluralisme et une décentralisation au sens parfois ambigu, puisque ces évolutions peuvent elles-mêmes servir de faux-nez à des intérêts corporatistes, aux revendications identitaires de groupes minoritaires, ou à des stratégies de pouvoir d’entrepreneurs politiques locaux.

D’où aussi une crise de la citoyenneté qui se manifeste  par une prise de distance vis-à-vis de la politique et un malaise identitaire diffus.

Quant à l’essoufflement, voire l’échec, du grand élan modernisateur d’après-guerre, il s’est traduit par une délégitimation des élites et un engluement généralisé de la volonté de réforme dans le marigot des compromis avec divers groupes de pression auxquels sont distribués des prébendes permettant d’acheter leur soutien ou leur neutralité -ceci contribuant d’ailleurs à pérenniser une certaine tradition de dépendance de la société par rapport à l’Etat.

Cet Etat désorienté, privilégiant désormais l’activisme brouillon sur l’action de fond, a de ce fait perdu son pouvoir d’impulsion en même temps que son image d’exemplarité. Et cette crise de l’Etatisme français laisse grande ouverte la voie à l’irresponsabilité sociale des groupes de pressions luttant pour la préservation de leurs avantages corporatistes au détriment de la modernisation sociale.

Ecrit il y a trente ans, cette analyse, quoiqu’ayant passablement vieilli du fait de l’apparition de nouvelles problématiques tant internes qu’externes, et en dépit de son caractère parfois trop généraliste – l’analyse de cas concrets étant pratiquement inexistante -, reste cependant un guide utile pour comprendre certains aspects de la crise actuelle de la société française dans son rapport à l’Etat.

Elle m’amènera certainement à modifier ma thèse initiale, un peu trop schématique, sur l’émergence dans notre pays d’un « totalitarisme soft » enraciné dans une supposée « tradition étatique française », en tentant de comprendre pourquoi l’Etat français devient en même temps plus autoritaire et moins légitime, et donc moins capable d’imposer cet autoritarisme croissant, mais vidé de son sens, à une société qui ne le respecte plus.

Secrétariat d’Etat au Plan, Entrer dans le XXIème siècle, Essai sur l’avenir de l’identité française, La découverte / La documentation française, Paris, 1990, 291 pages

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Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture).

(1) Dès mon arrivée au Plan, à la fin 1988, je fus en effet nommé co-rapporteur d’un passionnant groupe de travail, mis en place par le secrétaire d’Etat au plan Lionel Stoleru à l’occasion de la préparation du Xème plan, et dont le rôle consistait à réfléchir au devenir de l’identité française à l’horizon du siècle à venir. Il apparaissait en effet clairement  cet époque un certain nombre de signes annonciateurs de l’entrée dans une ère différente de celle de la reconstruction des 35 années de l’après-guerre : fin de la guerre froide, du bipolarisme et affaiblissement du bloc communiste ; montée des préoccupations écologistes ; globalisation de l’économie et de la culture ; flux migratoires intenses qui commençait à faire apparaître des signes d’essoufflement du modèle français d’intégration ; nouvelles formes d’organisation (ou de désorganisation) des grandes institutions (travail, famille, patrie) : crise de l’Etat providence dans ses différentes dimension (éducation, protection sociale, modèle républicain d’intégration) ; nouveaux enjeux liés à la montée des institutions européennes.

Il est clair que, muni de mes seules compétences d’économètre prévisionniste, j’aurai eu quelques difficultés à embrasser seul l’ensemble de ces problématiques. Fort heureusement, Lionel Stoleru et Michel Rocard, dans leur grande prévoyance, demandèrent à la fine fleur des intellectuels et des scientifiques français de ce groupe, ainsi que des hommes d’entreprises engagés dans la réflexion sur le devenir de notre société, de faire partie de ce groupe. Sous la présidence d’Emmanuel Le Roy Ladurie, se réunirent ainsi une vingtaine de fois, au cours des années 1989 et 1990, sous les lambris de la vieille Bibliothèque nationale, Jacques Lesourne, André Fontaine (alors directeur du Monde), Milan Kundera, Emmanuel Todd, Dominique Schnapper, Olivier Lecerf (alors président de Lafarge-Coppée), Jean François Revel, Jean Bernard, André Froissard, Paul Thibaud (ancien directeur de la revue Esprit) Thierry de Montbrial, Pierre Rosanvallon, Hugues de Jouvenel, Anne Duthilleuil (premier femme major de l’X et future présidente du CNES, et j’en oublie d‘aussi prestigieux.

Etant le plus jeune dans le grade de loin le moins élevé, j’étais chargé, entre autres, de rédiger les comptes rendus des séances. J’avais parfois l’impression d’être l’unique étudiant, en cours particulier, des 12 ou 15 professeurs de toutes disciplines les plus prestigieux de France. J’ai ainsi acquis des rudiments en matière d’hémo-génétique (Jean Bernard), de techniques de construction sous contraintes d’arches en béton (Olivier Lecerf), d’analyse comparée des religions (André Frossard), d’histoire des climats (Emmanuel le Roy Ladurie) et de tactique d’utilisation des formations blindées par les forces du pacte de Varsovie (Thierry de Montbrial).

Plus sérieusement, les débats parfois passionné et toujours de très haute valeur intellectuelle des travaux du groupe m’apportèrent une dimension de culture général et d’ouverture d’esprit à des problématiques beaucoup plus large que celles auxquels mon parcours d’économètre, puis de spécialiste des questions industrielles, m’avait jusque-là habitué. Le résultat en fut un ouvrage co-signé par moi-même, Paul Thibaud et Bernard Cazes (lesquels contribuèrent, il faut l’avouer, un peu plus que ma plume alors bien pauvre et maladroite à la rédaction finale) et préfacé par Emmanuel Le Roy Ladurie (La Découverte, 1989). Ce texte fixait les axes d’une adaptation progressive du « modèle français » aux réalités nouvelles liées à la globalisation, à l’immigration, à la construction européenne et à l’effacement de certaines valeurs traditionnelles, sans pour autant renoncer à l’essence de notre identité nationale (cf. également encadré ci-dessous). Présenté dans de très nombreux colloques, repris abondamment par la presse, cet ouvrage fit également l’objet de multiples présentations co-signées par moi-même dans plusieurs revues dont certaines à comité de lecture, comme par exemple Esprit (1990), Economie et Humanisme, Pouvoirs Locaux (1991), Futuribles (1992), Le Trimestre du monde (1991) et firent également l’objet de communications à de nombreux colloques (Unesco, 1991).

 

Introduction de l’article publié dans la revue Esprit en 1990 :

L’Etat et la société française en l’an 2000

Cet article constitue une présentation des travaux du groupe « Horizon 2000 », dont le rapport, rédigé par Bernard Cazes, Paul Thibaud et Fabrice Hatem, vient d’être publié aux Editions La Découverte.

Présidé par Emmanuel Le Roy Ladurie et composé d’une vingtaine d’intellectuels, de scientifiques, de hauts fonctionnaires et de représentants du monde des affaires, ce groupe a été constitué à l’occasion des travaux du Xème plan, dont il était chargé d’éclairer la préparation par un regard sur les problèmes du long terme.

Le groupe a plus particulièrement centré ses réflexions sur la question de l’identité française et de son avenir. Que voudra dire être français en l’an 2000 ? Une question aussi complexe nous a évidemment conduits à aborder un très large éventail de thèmes, depuis la langue française jusqu’à l’immigration, en passant par la crise du système éducatif et les conséquences de la mondialisation économique.

Un thème fédérateur est cependant progressivement apparu : celui de la place de l’Etat dans la société française de demain. Si, comme nous le croyons ; l’identité française est avant tout un lien politique ; si elle s’est constituée à travers l’Etat et par rapport à lui, alors il faut chercher le nœud du malaise identitaire actuel dans la double crise que connaît aujourd’hui notre Etat, touchant à la fois à sa légitimité et son efficacité.

A l’extérieur, le mouvement vers une réglementation démocratique du monde, fondée sur des valeurs communes à l’ensemble de l’humanité, bouscule les souverainetés nationales, fondements traditionnels de la légitimité démocratique. A l’intérieur de nos frontières, le modèle politique français, fondé suer la combinaison d’un activisme étatique et d’un individualisme passif se renforçant mutuellement, risque de déboucher à court terme sur la paralysie et l’irresponsabilité. Il devient donc urgent de réformer notre modèle d’action collective, en transformant l’Etat autoritaire en Etat animateur, en stimulant les capacités d’initiative de la société, en développant une culture de la responsabilité individuelle.

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