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La dictature insidieuse

L’Etat culturel : les politiques culturelles détruisent-elles la culture ?

ImageL’existence d’une politique culturelle d’Etat, incarnée par un « ministère de la culture », ne constituerait pas une source de progrès, mais au contraire de régression pour la société française. Au mieux parce que les programmes publics ainsi financés par nos impôts seraient inefficaces. Au pire parce l’existence même d’une intervention publique de grand ampleur conduirait à stériliser la créativité culturelle populaire en imposant une forme de « culture officielle ». La « politique culturelle » constituerait en ce sens l’exemple-type du « totalitarisme étatique soft »  qui écraserait chaque jour un peu plus la France et ses habitants : telle est la thèse que je compte développer dans l’un des chapitres de mon futur livre, « La dictature insidieuse ».

Cette intuition m’a conduit à relire le livre de Marc Fumaroli, « l’Etat culturel », qui constitue une attaque en règle contre la politique culturelle de l’ère mitterrandienne. Même si cet ouvrage, écrit il y a près de trente ans, a aujourd’hui un peu vieilli, notamment en ce qui concerne sa critique de la télévision, l’essentiel de ses analyses peut encore constituer une source inépuisable d’inspiration pour une critique radicale de la politique culturelle d’Etat.

Dès l’introduction, l’ouvrage commence par une charge en règle contre la bureaucratie culturelle socialiste de l’époque (nous sommes en 1991). Celle-ci est accusée d’être infiniment moins propice, malgré les productions ronflantes qu’elle subventionne et les ambitions messianiques qu’elle affiche, à la véritable créativité artistique et littéraire, que ne le fut la IIIème république, aux interventions pourtant beaucoup plus modestes en la matière.

Du fond de leurs ateliers mal chauffés, les artistes montmartrois désargentés du début du XXème siècle, seulement soutenus par quelques mécènes éclairés, ont en effet révolutionné sans aucune aide publique la peinture et la musique moderne. A l’opposé, la politique culturelle publique de la seconde moitié du XXème siècle, en associant les lourdeurs de la propagande communiste et les apparences avant-gardistes du nouveau monde capitaliste, se serait perdue dans les sables d’une illusoire « 3ème voie » culturelle entre les deux blocs du monde d’après-guerre.

La première partie de l’ouvrage, « Aux origines de l’Etat culturel », fonde la thèse critique de l’auteur  sur l’analyse de quelques antécédents historiques. A le lire, nous comprenons alors que, chaque fois que le mot « culture » a été utilisé dans la bouche d’un homme d’Etat moderne  – du Kulturkampf » de Bismarck au « Commissariat à la culture » bolchevik – ce fut en fait pour le mettre au service d’un projet autoritaire ou totalitaire d’endoctrinement de la société. En France même, cette idée de « politique culturelle », aurait également eu des antécédents vaguement autoritaires, depuis le projet avorté d’embrigadement de la « jeune France » vichyssoise jusqu’aux plaidoyers enflammés de Jeanne Laurent en faveur d’un messianisme culturel public dans les années 1950. La méfiance est donc d’emblée installée par rapport au « Ministère des affaires culturelles » créé en 1959 par de Gaulle afin – insinue méchamment Fumaroli – de trouver une place à sa mesure pour André Malraux dans son Gouvernement. Celui-ci s’empara de la chose en énonçant le projet de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’Humanité au plus grand nombre » afin de remédier à une supposée « misère culturelle française ».

Or, l’auteur conteste à la fois la réalité de cette arriération et la légitimité d’une politique d’Etat pour y remédier. L’époque de défunte IIIème République, si décriée pour son manque d’ambition politique en matière culturelle, ne fut-elle pas en effet aussi celle de l’épanouissement du génie artistique et littéraire français ? Quant aux immenses réalisations du « Grand siècle », elles n’ont pas eu pour origine une « politique culturelle » explicite du pouvoir royal, mais un système polycentrique de mécénat où Louis XIV joua certes un rôle éminent, mais non exclusif. Bref, l’idée de palier par l’action de l’Etat aux supposées insuffisances culturelles d’une société, qui de Diderot à Picasso, s’était pourtant jusque-là très bien débrouillée toute seule, aurait été d’emblée basée sur un faux constat.

Ceci n’empêcha pas André Malraux d’établir en France, avec ses « Maisons de la culture », une sorte de « religion culturelle », où l’Etat se vit confier la mission de  diffuser la culture, « un peu comme un gaz rare », vers une société jusque-là supposément privée de ses bienfaits. Il s’agissait, ni plus ni moins de hisser l’homme du commun, perçu comme un inculte misérable, au niveau infiniment plus honorable de « l’intellectuel », considéré comme le modèle de l’homme accompli. Bref, de transformer tous les beaufs français ignorants en mini-clones d’André Malraux, en mettant à leur portée ce que celui-ci considère être la « vraie » culture (« Les Perses » d’Eschylle, etc.).

Bien entendu, cela ne fonctionna pas correctement, et Fumaroli retrace pour nous les étapes de cet échec prévisible à travers une analyse du théâtre décentralisé. Celui-ci fut dès le début des années 1960 colonisé par les compagnons de route d’un parti communiste désireux d’instrumentaliser le théâtre au service de la propagande marxiste – créant incidemment de ce fait un théâtre mortellement ennuyeux et déserté par le public populaire (celui-là même qu’il désirait tant évangéliser). Puis il subit après 1968 l’influence d’un théâtre gauchiste et libertaire, mêlant les audaces iconoclastes de l’avant-garde New-Yorkaise avec les ambitions agitatrices des post-soixante-huitards français, dont le directeur du Festival de Nancy, un certain Jack Lang, était alors l’un des plus éminents représentants. Le résultat fut, bien sûr, un nouvel éloignement du public populaire (plus intéressé par les concerts de Johnny que par les happenings du Living Theater), phénomène auquel on tenta, tant bien que mal, de remédier, par des politiques dites « d’animation » ou de « diffusion » – en fait de retape -, destinée à le faire revenir dans les salles. Tout cela n’empêchant pas, d’ailleurs, le mot « culture » de devenir, au fil des ans, synonyme de « rasoir ».

La seconde partie de l’ouvrage, « Portrait de l’Etat culturel », est focalisée sur l’actualité de l’époque où ce livre fut écrit, c’est-à-dire le début des années 1990. Elle  dresse une sorte de portrait-repoussoir des dérives de la politique culturelle mitterrandienne, conséquences logiques des fausses ambitions et des errements du régime socialiste instauré en 1981. Celui-ci, sous l’impulsion de Jack Lang et surtout de François Mitterrand lui-même, donna un nouvel élan au projet un peu vieilli de Malraux tout en infléchissant considérablement ses principes et ses objectifs. Il ne s’agissait plus, en effet, de « de mettre les grandes œuvres à la portée du public », mais de stimuler la créativité des artistes tout en mettant en place une politique d’animation culturelle et de grands projets, sous l’effet bienfaiteur de la corne d’abondance publique – le budget de la culture ayant été doublé par la volonté du Prince. De messianique et vaguement émancipateur par le haut, le projet culturel public devint à la fois avant-gardiste et sournoisement élitiste, producteur d’événements médiatisés et de grandes fêtes collectives.

A travers la multiplication des festivals et autres événements festifs de tous ordres, la France fut alors en une sorte de gigantesque Luna Park, où la diffusion de la culture se galvauda en promotion du loisir « culturels » et du tourisme de masse.

Autre mantra de la politique culturelle socialiste, le soutien à la création consista à subventionner des artistes supposément d’avant-garde mais totalement hors-sol, dans une sorte d’illusoire course au modernisme avec New York, où la notion d’avant-garde avait en fait été depuis longtemps abandonnée.

Quant aux grands projets, ils conduisirent à transformer les plus beaux monuments du patrimoine national en temples de la pseudo-démocratisation culturelle, enclenchant ainsi un phénomène de mercantilisation touristique destructeur des sites qu’elle était censée mettre en valeur.

Enfin, l’invocation de la « culture », « mot-valise, mot-écran, mot-attrape-tout », servit de prétexte  à la multiplication d’initiatives souvent brouillonnes visant à occuper tout le champ de l’action sociale : science, loisirs, mode, gastronomie, tout se mesura désormais à l’aune de cette action culturelle polymorphe et sans limites, devenue une sorte de religion d’Etat. Celle-ci généra naturellement ses intérêts investis, ses groupes de pression idéologiques ancrés dans l’appareil culturel d’état, et surtout sa bureaucratie organisatrice d’une sorte de culte festif, bruyant et populaire sous la houlette bienveillante de l’Etat émancipateur. Tout cela conduisant, selon l’auteur, à une dévalorisation de la véritable culture qui est effort individuel, recherche attentive, démarche anxieuse et douloureuse.

Ce n’est donc par un hasard si les bibliothèques, lieu par essence du recueillement et de la pensée austère, furent les grandes oubliés de cette politique culturelle focalisé sur le spectacle et le spectaculaire, tandis que l’université, en tant que temple du savoir académique, fut critiquée et dévalorisée – dixit l’auteur –  de façon récurrente. Cette conception de la culture déboucha donc, fort logiquement, sur une politique d’animation de loisirs vaguement démagogique et accessoirement instrumentalisée en un argument de promotion touristique à visée commerciale.

30 ans après sa rédaction, et alors que les gouvernements plus récents ont cessé de donner à la culture le rôle central, soi-disant émancipateur, que lui avaient attribué Malraux et surtout Mitterrand, le livre de Fumaroli conserve son actualité par sa critique pertinente des dérives d’une politique d’Etat qui préféra toujours partir des illusions et des utopies des gouvernants que de la réalité des attentes et des formes expression populaires. Et il n’est pas du tout certain que l’actuel ministère de la culture, transformé en une machine bureaucratique à répartir des budgets en diminution sur des programmes et les structures existantes, ait gagné en réalisme et en efficacité ce qu’il a perdu en ambitions et en moyens. Au contraire, il semble que les politiques anciennes se soient en quelque ankylosées, prolongées par la seule force d’inertie de l’habitude et de la programmation budgétaire pluriannuelle.

Il est par contre un domaine où les critiques de Fumaroli ont considérablement vieilli – lorsque celui-ci incrimine la volonté de l’Etat de rester totalement maître d’une télévision par ailleurs conçue comme un moyens de loisir de masse et donc coupée de la culture. Au cours des 30 dernières années, c’est en effet un mouvement tout à contraire qui s’est produit, sans doute pour le meilleur des mondes : d’une part, une extraordinaire diversification de l’offre audiovisuelle, permettant à la télévision de devenir le vecteur efficace d’une culture choisie ; et d’autre part la participation réussi du secteur public à ces action de diffusion culturelle, à travers la création de Arte la 7 et de France 5, dont je suis moi-même un fervent auditeur.

Comment puis-je alors critiquer une politique culturelle publique dont l’un des aspects joue un rôle si important et positif dans ma vie ? Peut-être le coûteux processus d’essai et d’erreur, décrit par Fumaroli, était-il nécessaire pour faire émerger, évolutions technologiques aidant, des formes de culture d’Etat bien adaptées aux attentes du public ? Mais alors, pourquoi ne pas aujourd’hui faire l’inventaire de ce qui a réussi et de ce qui a échoué ? Pourquoi ne pas concentrer les moyens vers les programmes utiles, comme la 7 ? Pourquoi, en dépit de tous les échecs, de toutes les déceptions et de toutes les dérives, continuer à gaspiller l’argent public dans le soutien à des formes d’expression qui ont finalement échoué à satisfaire les espoirs qui avaient été placés en eux, comme le théâtre décentralisé ou la création artistique d’avant-garde ? Mais si on arriviat à réduire drastriquement les budgets concernés, pourquoi alors conserver la structure désormais obsolète d’un ministère ? Pourquoi ne pas se débarasser, purement et simplement, de la coûteuse bureaucratie culturelle progressivement entassée au cours de ces soixante années d’illusions ?

Marc Fumaroli, L’Etat Culturel, essai sur une religion moderne, Editions de Faloix, Paris, 1991, 305 pages

Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture).

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