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Un amour au temps des Royaumes combattants

Plusieurs siècles avant le début de l’ère chrétienne, la Chine était dominée par sept royaumes qu’opposaient des guerres incessantes. Pour garantir leurs trêves toujours fragiles, ces « Royaumes combattants » avaient pour coutume d’échanger des otages appartenant aux familles royales. C’est ainsi que le fils cadet du roi de Qin, le prince Bai Qi, avait été envoyé par son père à Handan, capitale du Zhao, pour consolider la paix entre les deux royaumes.

Comme les relations entre ceux-ci étaient désormais bonnes, le Prince Bai Qi avait été accueilli à la cour du roi Youmiu comme un hôte de marque, auquel étaient rendus les honneurs dus à son rang. Il était en particulier invité à toutes les cérémonies et à toutes les fêtes du palais. C’est ainsi qu’il rencontrait presque quotidiennement la fille du roi, la princesse Zhaoji, dont la beauté était réputée surpasser celle de toutes les autres femmes du royaume. Il ressentit bientôt pour elle un profond amour, qui ne tarda pas à être partagé. Et c’est ainsi que, presque tous les soirs, le prince venait rendre secrètement visite à la jeune femme, pour parler, chanter, danser avec elle ou calligraphier ensemble quelques poèmes. Ces doux entretiens leur procuraient tant de bonheur qu’ils ne tardèrent pas à rêver d’un mariage – qui, de plus aurait eu l’avantage de cimenter l’alliance entre les deux royaumes.

Malheureusement, les relations entre le Zhao et le Qin ne tardèrent pas à se détériorer à nouveau, au point qu’une guerre finit par éclater. Or, s’agissait là d’un danger terrible pour le prince Bai Qi, car il n’était pas rare que, dans cette éventualité, les otages fussent mis à mort. C’est d’ailleurs ce que préconisaient plusieurs hauts conseillers du roi Youmiu, dont le cruel eunuque Zhao Gao, qui, en dépit de sa réputation de cupidité et de fourberie, jouissait d’une très grande influence sur l’esprit de son maître. Jaloux de l’amour porté au prince Bai Qi par la fille du roi, il avait en effet résolu la perte de celui-ci, et finit par convaincre Youmiu de le mettre à mort.

Ayant été informée de ces sinistres projets, la princesse Zhaoji envoya sa plus fidèle suivante prévenir Bai Qi et lui proposer de se cacher quelques jours auprès d’elle en attendant de s’enfuir. C’est ainsi que les gardes envoyés ce soir-là par Zhao Goa pour étrangler Bai Qi trouvèrent sa chambre vide. Et quelques jours plus tard, celui-ci put s’enfuir du palais, caché dans le palanquin de la princesse. A l’issue d’un périple dangereux, il parvint enfin à Xianyang, la capitale du royaume de Qin.

Quelques jours plus tard, Zhao Gai, ayant eu vent de l’affaire par l’un de ses espions, s’empressa dénoncer au roi la trahison de sa fille. Celui-ci, saisi d’une grande colère, pensa un moment à la faire mettre à mort avant d’y renoncer, de peur du scandale que la révélation de cette affaire aurait provoqué. Mais, châtiment peut-être encore plus cruel, il fit enfermer Zhaji dans le « Palais froid » : un lieu désolé, venteux, humide, dépourvu de tout confort, où les concubines tombées en disgrâce étaient nourries de gruau, de pain noir et d’eau croupie en attendant que le désespoir et la maladie ne les emporte. Et c’est ainsi que, pendant plusieurs années, et même après qu’une nouvelle trêve ait été conclue entre le Zhao et le Qin, la princesse Zhaoji dépérit dans sa prison tandis que Bai Qi, ne recevant aucune nouvelle d’elle, était rongé par l’inquiétude.

Mais bientôt, la paix fragile entre les deux royaumes fut à nouveau mise à mal. Après la mort du vieux roi de Qin, son fils aîné Ying Zheng lui succéda. Bien décidé à soumettre tous les autres royaumes combattants et à unifier la Chine, il envoya son meilleur général, Meng Tian, envahir le Zhao à la tête d’une puissante armée. Celle-ci conquit bientôt la capitale, Handan, la mettant entièrement à sac et massacrant bon nombre d’habitants. Le général avait aussi reçu pour instruction de mettre à mort le roi Youmiu et toute sa famille, de manière à éviter qu’un rejeton de cette lignée ne vienne un jour contester la domination Qin. Et il en fut ainsi, tandis que le ministre félon Zhao Gai, qui depuis des années entretenait avec le roi de Qin une correspondance secrète qui avait grandement facilité l’invasion du royaume, était nommé gouverneur de la nouvelle province de Zhao pour prix de sa trahison.

Cependant, le prince Bai Qi, apprenant la prise imminente de Handan, avait obtenu de son frère aîné l’autorisation de se rendre dans la capitale du Zhao. Il avait pour cela su habilement tirer parti du naturel soupçonneux de Ying Zheng, en lui faisant valoir la nécessité de surveiller de près le puissant général Meng Tian, qui, à la tête de son immense armée, aurait pu être tenté de se rebeller. Mais, sitôt arrivé à Handan, il se précipita vers le Palais froid pour arracher la princesse Zhaoji des griffes des soldats Qin, qui après avoir assassiné le reste de sa famille, pouvaient venir l’y étrangler d’un moment à l’autre.

Il fut bouleversé de voir à quel point son amante avait souffert de sa captivité. Maigre, pâle, fiévreuse, dévorée par une mauvaise toux, elle lui raconta son histoire : sa dénonciation par Zhao Gao, son arrestation par les gardes, la terrible colère de son père, les privations et les humiliations dont elle avait souffert. 

Cachée au fond du palais de Bai Qi, soignée par les meilleurs médecins des deux royaumes, veillée nuits et jours par son amant, Zhaoji repris peu à peu des forces. Mais à chaque fois que le prince pensait au calvaire que sa bien-aimée avait enduré, il sentait monter en lui un féroce désir de vengeance contre Zhao Gao.

Celui-ci ne tarda pas à apprendre le secret des deux amoureux et la manière dont le prince avait sauvé Zhaoji. Il en conçut des sentiments mélangés. D’un côté, il savait que Bai Qi, informé de sa délation, était désormais animé contre lui une haine mortelle, et qu’il devait donc absolument se débarrasser du prince avant que celui-ci ne réussisse à se venger. Mais justement, ne disposait-il pas pour cela d’un imparable prétexte, puisque Bai Qi avait gravement désobéi aux ordres de son frère en épargnant un membre de l’ancienne famille royale du Zhao ? 

Pendant plusieurs mois, les deux protagonistes s’observèrent avec haine, aucun des deux n’ayant la possibilité d’éliminer l’autre : Bai Qi, parce que l’assassinat d’un gouverneur nommé par le roi aurait constitué un impardonnable acte de rébellion ; et Zhao Gao, parce qu’il ne pouvait porter la main sur un prince de sang royal sans ordres express de son souverain.

Mais bientôt, un grand événement mit fin à cette silencieuse et venimeuse attente. Ying Zheng avait en effet décidé de se rendre à Handan pour s’y faire couronner empereur des deux royaumes. C’était enfin l’occasion pour les deux adversaires d’éliminer l’autre avec le soutien du roi : Bai Qi, en dénonçait l’immense corruption dont le cupide Zhao Gao s’était rendu coupable ; et celui-ci, en accusant le Prince d’avoir désobéi aux ordres de son frère le roi.

Après les avoir tous les deux écouté, le méfiant Ying Zheng ne fut pas long à prendre sa décision. Un gouverneur corrompu, jugea-t-il, n’était pas vraiment dangereux : trop occupé à accumuler son or, il ne penserait pas à comploter, et il serait toujours possible de se débarrasser de lui le moment venu. Par contre, son frère Bai Qi représentait pour lui une bien plus grave menace : que se passerait-il en effet, si, avec l’aide de Zhaoji, il parvenait à organiser contre lui une rébellion dans le royaume de Zhao, ou bien s’il tentait de l’assassiner pour prendre sa place sur le trône ? Bai Qi, décida-t-il, devait donc disparaître pour garantir la pérennité de son propre pouvoir.

Et c’est ainsi que, le soir même, alors que les deux amants, tendrement enlacés, savouraient enfin le retour de leur ancien bonheur après tant d’épreuves, les gardes de l’empereur firent irruption dans leur chambre pour les étrangler. Au moins eurent-ils l’ultime satisfaction de mourir dans les bras l’un de l’autre et d’échanger un dernier regard d’amour avant de quitter ce monde….

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