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La triste histoire de Lu Dong Zan et de Cui Ying Ying

Il y a bien longtemps, à l’époque de la dynastie Ming, une riche famille de commerçants, les Lu, habitaient dans la capitale du Yunnan. Des siècles auparavant, leurs ancêtres étaient arrivés à Kunming depuis le Tibet, en empruntant la vieille route du cheval et du thé. Mais ils avaient depuis bien longtemps oublié leurs origines, pour adopter la langue et les coutumes chinoises. Certains étaient même devenus des lettrés, au point que le fils aîné de la famille, Lu Dong Zang se préparait alors, dans leur luxueuse maison de la ville haute, à passer les prestigieux concours qui lui ouvriraient une belle carrière de mandarin au service de l’Empereur.

Quand il n’était pas en train de lire un livre ou de pratiquer la calligraphie, le beau Lu aimait se promener à cheval dans les environs de Kunming. Un jour qu’il approchait des portes de la ville basse, il vit une très jolie jeune fille assise sur le bord de la route, près d’une grande calebasse, et qui semblait beaucoup souffrir. Descendant de son cheval, il lui demanda ce qui se passait. Cui Ying Ying lui expliqua qu’elle s’était foulé le pied en allant chercher de l’eau à la rivière. Emu par sa détresse, Lu Dong Zang lui proposa de la ramener chez elle.

Comme beaucoup d’autres habitants pauvres de la ville basse, la famille de Ying Ying appartenait à l’une de ces ethnies des montagnes qui régulièrement émigraient vers la plaine, chassées par la misère et la faim. Son frère aîné avait disparu dans l’une des nombreuses guerres qui ensanglantaient alors la région, son père venait de mourir de maladie, et elle vivait seule avec sa vieille mère dans une toute petite maison de terre battue, situé dans les faubourgs, au-delà des remparts de la ville.

Dong Zang avait bon cœur et était célibataire. Touché par l’accueil chaleureux des deux femmes, sensible à leur misère, et à vrai dire très attiré par la beauté de Ying Ying, il décida de les aider. A partir de ce moment, il revint presque tous les jours rendre visite à son amie, apportant toujours un petit cadeau ou un peu d’argent, tandis que les femmes lui préparaient un succulent repas selon les recettes traditionnelles de l’ethnie Yi.

Pendant des mois, ils vécurent ainsi un bonheur parfait. Dong Zang passait des soirées entières avec Ying Ying, chantant, dansant, jouant de la musique. Il commença même à lui apprendre la calligraphie Han, art pour lequel elle se révéla très douée.

Peu à peu, l’amour grandit dans le cœur du jeune homme, au point qu’il envisagea même de prendre Ying Ying pour concubine une fois que son propre mariage avec Li Wa, une riche héritière de la ville haute, aurait été conclu. Bien entendu, il n’était pas question, pour un fils aîné de bonne famille, de prendre pour première épouse une fille misérable de la ville basse, issue de surcroît de l’ethnie Yi, si méprisée par les Hans. Mais le père de Lu avait les idées larges, et peut-être accepterait-il que Ying Ying devienne un jour la deuxième ou troisième concubine de son fils. Celui-ci vivait donc un bonheur presque parfait.

Cependant, la région du Yunnan était alors confrontée à des troubles graves. Des généraux rebelles défiaient l’autorité de l’Empereur Ming, levant des armées de brigands parmi les ethnies des montagnes et les vagabonds des plaines. Ceux-ci terrorisaient les honnêtes gens, et tout particulièrement les riches commerçants dont ils pillaient les maisons et attaquaient les caravanes.

Le désordre s’était installé jusque dans la ville de Kunming, où le terrible général Sun Feihu jouissait d’une grande popularité auprès des pauvres gens de la ville basse, auxquels il promettait que bientôt, ils pourraient s’approprier par la force les biens des riches habitants de la ville haute après avoir violé leurs jolies femmes parfumées.

Les marchands et les nobles, vivant désormais dans la peur, avaient trouvé un protecteur en la personne du général Du Que. Celui-ci leur promettait qu’il les libérait bientôt de la menace de Sun Feihu en exterminant ses bandes de va-nu-pieds et de montagnards. Mais, pour recruter les troupes nécessaires, il lui fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Aussi toutes les riches familles de la ville haute s’étaient-elles empressées de lui offrir de fortes sommes pour l’aider à lever son armée.

Seule la plus riche d’entre elles, celle de Lu Dong Zang justement, refusait encore d’ouvrir ses coffres, le père du jeune homme hésitant à financer une sanglante guerre civile. Et sans l’argent des Lu, jamais le général Du Que ne parviendrait à réunir une armée assez puissante pour affronter celle de Sun Feihu.

Tout entier occupé par son amour pour Ying Ying et par leurs jolies calligraphies, Dong Zang avait jusque-là porté peu d’attention à ces risques de guerre civile. Mais un jour qu’il se rendait chez son amie, il fut accueilli à coup de pierre par des habitants du voisinage aux cris de « Mort aux riches !! Mort aux Hans ». Un autre jour, des partisans de Sun Feihu, armés de bâtons et de faux, le poursuivirent en le menaçant de l’étriper s’il continuait à lutiner les filles Yi du faubourg. Bientôt, il ne put plus rendre visite à Ying Ying qu’avec d’infinies précautions et la peur au ventre.

Cela ne pouvait plus durer !!! Il fallait absolument mettre en état de nuire les bandes de Sun Feihu qui menaçaient son bonheur en l’empêchant d’aller voir tranquillement Ying Ying. Dong Zang convainquit alors son père de faire un don généreux au général Du Que. Celui-ci fut bientôt en mesure de déclencher la guerre contre Sun Feihu et ses bandes de tribus montagnardes en recrutant des troupes exclusivement composées de Hans fanatisés.

L’une des premières initiatives de Du Que fut de mettre fin aux méfaits des bandes de brigands de la ville basse. Un beau jour, ses troupes déferlèrent donc sur le faubourg où vivaient Ying Ying et sa mère, où ils ne tardèrent pas à semer la mort et la destruction.

Découvrant ce terrible spectacle depuis la terrasse de sa demeure, et prenant soudain conscience de la tragédie qu’il avait stupidement rendue possible, Dong Zang sauta alors sur son cheval pour porter secours à son amie et à sa vieille mère de celle-ci. Mais, lorsqu’il arriva près de leur masure, la tragédie était déjà consommée : les corps ensanglantés des deux femmes gisaient sans vie près de leur bicoque calcinée.

Pris d’une rage désespérée, Dong Zang se précipita en hurlant vers les soldats qui venaient de commettre cet épouvantable forfait. Mais l’un d’entre eux, d’un coup de lance bien ajusté, le jeta à bas de son cheval. Les autres se précipitèrent alors vers lui pour l’achever, en lui craint « Sale Tibétain !! On va t’étriper comme on a étripé les misérables Yi des faubourgs !!! ». Eh oui, si la famille Lu avait oublié ses origines lointaines, d’autres s’en souvenaient encore pour alimenter leur haine et justifier leur violence !!

Mais alors que Dong Zang allait être massacré, les troupes de Du Que refluèrent devant une contre-attaque des hommes de Sun Feihu. Ceux-ci, découvrant cet élégant jeune homme blessé aux pieds de son cheval, pensèrent qu’il s’agissait d’un officier de l’armée adverse. Ils se précipitèrent alors sur lui pour le mettre à mort en lui criant « Sale Han, on va t’étriper comme demain on étripera tous les autres riches de la ville haute !!! »

Et Dong Zang eut à peine le temps à travers le sang et les larmes qui ruisselaient sur son visage, de jeter un dernier regard vers le corps de sa douce amie avant de sombrer pour toujours dans le néant.

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