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Sale putain

Dans les rues de la ville d’Or, la foule en liesse fêtait sa liberté retrouvée. Le matin même, les envahisseurs avaient été chassés par le peuple révolté. Après des années d’exil, le Bon roi René avait reconquis la capitale à la tête de ses trouves victorieuses, tandis que les occupants maudits fuyaient piteusement en retraite.

Jeanne, elle aussi, était heureuse de cette libération. Mais son bonheur était teinté d’une infinie tristesse. En effet, avec le départ des occupants haïs, c’était aussi son cher amant qui était parti. Et elle pensait que, jamais plus, elle ne retrouverait la chaleur de son corps, leur promenades clandestines dans les rues de la ville haute, leur longues conversations où ils cherchaient ensemble un peu de réconfort contre le malheur du monde. Où était-il maintenant? Tous les jours, il s’éloignait un peu plus d’elle avec la retraite de l’armée maudite. Tous les jours, elle tremblait qu’il ne fut tué au cours d’un combat d’arrière-garde. Et tous les jours, elle voyait un peu plus leur ancien et impossible bonheur sombrer dans le chaos de la guerre. Sans doute, jamais, jamais ne le reverrait-elle plus…

Elle était sage-femme, il était médecin. Ils s’étaient rencontrés dans un hôpital, alors qu’ils soignaient ensemble les enfants victimes de la malnutrition et du typhus qu’avait apporté la guerre. Après de longues journées d’efforts communs pour soulager les victimes, ils étaient tombés dans les bras l’un de l’autre, en pleurant au chevet d’un enfant mourant. Ils s’étaient raconté leur haine commune de cette guerre, de l’infâme chef des oppresseurs qui avait décidé l’invasion du royaume.

Alors avait commencé entre eux une tendre et impossible histoire d’amour. Car ce type de relations amoureuses entre les membres de l’armée barbare et le peuple soumis était frappé d’une double opprobre. Pour lui, parce que fréquenter une femme de la race des esclaves pouvait lui valoir la prison, voire la mort. Et pour elle, parce que livrer son corps à l’un de ces occupants sanguinaires était considéré comme la plus infâme des trahisons par ses compatriotes.

C’était donc la peur au ventre qu’ils s’étaient aimés. Lui était obligé de se déguiser en habit civils et de cacher à moitié son visage lorsqu’il déambulait avec elle, bras dessus bras dessous dans les rues de la ville. Et elle devait multiplier les ruses pour que ses voisins ne s’aperçoivent pas des visites de son amant.

Et pourtant, leur manège avait été repéré. Bien entendu, tant que l’occupation avait duré, personne n’avait osé rien dire. Mais, trois jours après la libération, alors qu’elle pensait avec angoisse et tristesse à la disparition de son amant, elle entendit tambouriner à sa porte. C’étaient de soi-disant résistants, en fait bien souvent de veules individus qui n’avaient rien fait contre les barbares, mais qui maintenant, emplis d’un courage rétrospectif, et portant fièrement des épées qu’ils n’avaient jamais encore utilisés, venaient persécuter les coupables d’amour, tandis que les vrais combattants était déjà repartis au front, pour chasser toujours plus loin l’armée barbare.

A vrai dire, ses accusateurs n’étaient pas tout à fait sur de leur fait. Les dénonciations restaient approximatives, et la culpabilité amoureuse de Jeanne restait incertaine. Aussi décidèrent-ils de la traduire devant l’un de ces tribunaux populaires improvisés où s’exprimaient, non seulement le légitime désir de justice des anciens opprimés, mais aussi des sentiments plus bas, comme le simple plaisir d’insulter, d’avilir et de maltraiter n’importe qui sous n’importe quel prétexte.

En fait, la position de Jeanne n’était pas si mauvaise. C’était une femme aimée dans le quartier, où souvent elle avait porté secours, au milieu de la nuit, à un enfant malade ou à une voisine en train d’accoucher. Beaucoup d’entre eux s’en souvenaient avec gratitude, et malgré les cris de haine des faux patriotes de la dernière heure, ils auraient été prêts à fermer les yeux et à passer l’éponge. Il aurait suffi pour cela à Jeanne de nier avec un peu de véhémence les accusations incertaines dont elle était l’objet, et elle serait ressortie libre de ce hall de mairie transformé en tribunal populaire improvisé.

Mais Jeanne était une femme honnête et courageuse. Au lieu de nier hypocritement les faits, elle revendiqua crânement son amour. Elle tenta aussi d’expliquer que son amant partageait avec elle la même haine de la guerre et des sévices dont s’étaient rendus coupables les barbares. Mais un tel discours, à cette époque et en ce lieu, était simplement irrecevable. Un procureur improvisé, au visage aussi abject et déformé de haine que celui des bourreaux qui venaient de s’enfuir, se leva pour l’insulter et réclamer contre elle les pires humiliations, en la désignant d’un doigt accusateur. Alors, les clameurs de haine s’enflèrent, étouffant les appels à la clémence.

Les plus acharnés, désireux de violer et de salir, proposèrent d’aller perquisitionner chez elle, afin de recueillir les preuves de son forfait. Brisant la porte de la maison qui avait abrité ses amours clandestines, saccageant le lit où ils avaient échangé leurs baisers, volant au passage quelques bijoux et objets de valeur, ils mirent bientôt la main sur ce qu’ils cherchaient. D’un air triomphant, ils rapportèrent les preuves du crime de Jeanne : le carnet intime auquel elle confiait son amours, les poèmes que lui avait écrit son amant, et la lettre d’adieu déchirante qu’elle lui avait écrit la nuit précédente, sans savoir si jamais il pourrait la lire. Avec une joie sadique, ils lurent publiquement ces doux secrets devant Jeanne mortifiée, comme s’il s’agissait d’autant de témoignages de sa culpabilité.

Alors, la foule en délire la traîna, nue, dans les rues de la ville, en la traitant de putain et en la couvrant d’ordures, tandis que, dans le coeur de la pauvre femme, le sentiment d’injustice se mêlait au désespoir de son amour disparu.

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