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Quelle honte

8 décembre 2021

Mais qu’êtres – vous devenus, mes amis ? Comment avez-vous pu tomber aussi bas et vous livrer à des actes aussi vils ?

Rappelez-vous : en ce temps-là, la paix régnait sur la Ville d’Or. Le soir, nous allions joyeusement déambuler sur les quais du port pour boire du rhum, voir les filles et fumer du tabac. Il y avait Paul et Jacques, qui aimaient bien jouer de leurs muscles dans les bagarres. Il y avait Pierre et Jean, qui préféraient la poésie et la littérature. Il y avait Denis et Mathieu, passionnés par le droit et la rhétorique. Et l’amitié qui nous unissait était profonde.

Bien sûr, chacun avait son petit défaut, Denis prétendait régir la vie de toute la bande par des règles de son invention. Paul était trop violent dans les bagarres. Mathieu avait la fâcheuse manie de donner des leçons de morale à ses amis. Jacques prenait parfois un étrange et vilain plaisir à tirer la queue des chats errants. Pierre s’attirait les rires moqueurs de ses amis par sa regrettable tendance à s’adresser d’un ton trop obséquieux à ses professeurs. Mais, à part ces infimes imperfections de caractère, c’étaient tous de joyeux et braves garçons. Et tous chérissaient d’une affection particulière leur ami Jean, un gars un peu rêveur qui les touchait par sa sincérité naïve.

Leur jeunesse heureuse aurait pu se poursuivre pendant encore plusieurs années si un série de malheurs ne s’étaient abattus sur la Ville d’Or : épidémies, misère, disette et crimes de vagabonds avaient créé au sein de la population un climat d’anxiété et de colère. Un homme hardi, surnommé le Grand forestier, avait su tirer parti de ce désespoir pour se hisser au pouvoir à la place du vieux roi. Tel un prophète inspiré, il redonnait l’espoir au peuple en lui promettant de régler toutes ses difficultés par un programme simple : il suffirait selon lui, pour retrouver la prospérité perdue de la Ville d’Or, d’envahir la Ville d’Argent voisine, de réduire son peuple en esclavage et de s’approprier toutes ses richesses. Mais pour parvenir à ce but, il fallait d’abord constituer une armée puissante et, surtout, mettre hors d’état de nuire tous les traîtres qui, à l’intérieur même de la Ville d’Or, doutaient encore de la clairvoyance du Grand Forestier.

Enthousiasmés par les idées du Chef suprême, et désireux de saisir les perspectives de carrière que leur offrait sa politique, chacun des membres de la bande trouva dans la nouvelle administration un poste conforme à ses goûts et à son caractère. Denis devint sénateur, Paul policier, Mathieu procureur, Jacques exécuteur des hautes œuvres et Pierre directeur du quotidien officiel. Seul Jean était resté à l’écart, se sentant un peu mal à l’aise dans les défilés de foules exaltées venant assister en uniforme aux discours enflammés du Grand Forestier. 

Mais ce genre d’attitude passive, justement, ne plaisait pas du tout au chef suprême. Celui-ci ordonna donc au sénateur Denis de rédiger un texte de loi condamnant aux pires supplices les ennemis du peuple qui ne manifestaient pas vis-à-vis du régime un enthousiasme inconditionnel. En application de cette loi nouvelle, le policier Paul vint une nuit tambouriner à la porte de son ancien ami Jean pour l’arrêter et l’interroger après avoir saccagé son appartement et molesté son épouse. Après quelques interrogatoires musclés, le prisonnier fut ensuite déféré devant le procureur Mathieu qui réclama contre lui le châtiment suprême à l’issue d’un long réquisitoire destiné à démasquer ses infâmes machinations. Le condamné fut alors traîné devant le bourreau Jacques, qui l’exécuta avec des raffinements de cruauté. Et, le lendemain, le journaliste Pierre publia dans son journal un éditorial triomphant pour se féliciter de l’élimination d’une infecte vermine et souhaiter longue vie au chef suprême.

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