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Le mari de la femme-renard

21 octobre 2021

Il y a 30 ans de cela, j’étais en poste au ministère de l’économie, rue de Berçy. Mon travail consistait à aider les grandes entreprises françaises à réaliser de grands projets industriels à l’étranger, notamment en Asie. A l’époque la Chine était en train de s’ouvrir aux investissements internationaux et, comme je parlais un peu la langue du pays, j’avais été envoyé en mission là-bas pour participer à la construction d’une grande usine automobile.

Le lieu choisi pour l’implantation était situé dans une région encore assez pauvre de la province côtière du Fujian, qui était cependant déjà en train de s’industrialiser à vive allure. En arrivant dans ce village perdu, j’avais été frappé par la beauté des forêts qui couvraient encore les collines des environs à perte de vue. Profitant de mon repos dominical, j’avais donc décidé d’y faire une petite randonnée. Mes hôtes chinois m’avaient obligeamment indiqué l’existence d’un chemin relativement accessible conduisant au sommet d’une colline d’où, disaient-ils, on bénéficiait d’un panorama splendide sur la région. Ils m’avaient cependant bien recommandé, avec des airs un peu mystérieux, de ne pas m’éloigner du grand chemin, et même proposé de me faire accompagner par un guide pour éviter de m’égarer. Refusant cette proposition, et présumant quelque peu de mon sens de l’orientation, je partis donc seul, un après-midi, sac au dos, en direction du belvédère.

Mais alors que j’avais déjà tranquillement marché pendant deux heures dans la forêt et que je m’approchais du sommet, le temps, jusque-là magnifique tourna brutalement à l’orage. Le ciel s’obscurcit, un terrible roulement de tonnerre s’approcha à vive allure, et je fus bientôt surpris par une pluie battante au milieu d’une obscurité d’encre. Cherchant désespérément un abri, je crus apercevoir, à la lueur d’un éclair, les ruines d’une petite bâtisse dans une clairière, à quelques centaines de mètres du chemin. Un peu affolé, je me précipitais donc en direction de cet abri providentiel. Mais l’obscurité était telle que me perdis bientôt au milieu des arbres tandis que la pluie et l’orage redoublaient de violence. Et, tandis que mes pieds butaient sur d’invisibles racines et que mes bras étaient blessés par des ronces sournoises, je fus peu à peu envahi par la peur.

C’est alors qu’au milieu du tonnerre, j’entendis distinctement une voix plaintive qui disait ces mots : « Wǒ de érzi, wǒ de érzi, nǐ zài nǎlǐ? Nǐ bàba zhǎo nǐ hěnjiǔle ». Ce qui veut dire en chinois : «  Mon fils, mon fils, où es-tu ? Ton père te cherche depuis si longtemps !!! ». Un peu étonné de ces paroles, mais heureux de trouver du secours, je criais à tue-tête, dans un chinois approximatif : «  Où êtes- vous ? Je suis perdu, pouvez-vous m’aider ? ». Mais personne ne me répondit sur le moment. Et tandis que le tonnerre et la pluie redoublaient, j’entendis à nouveau, quelques minutes plus tard, la même voix traînante et triste. Je fus alors pris d’une irrésistible panique devant cet étrange appel, et je me mis à courir de toutes mes forces pour m’enfuir au hasard. Mais mes pieds se prirent dans une racine, je tombai par terre, ma tête heurta violement une pierre, et je m’évanouis.

Lorsque je me réveillais j’étais allongé sur le lit d’un petit dispensaire, entouré par mes collègues chinois et par quelques gens du village. Ils m’expliquèrent que, ne me voyant pas revenir ils avaient lancé une grande battue au milieu de la nuit et m’avaient retrouvé, inconscient, à deux pas de la maison en ruine. A mon tour, je leur racontai mon étrange mésaventure.

Je n’oublierai jamais le silence de plomb qui accueillit mes paroles. Tous me regardaient étrangement, sans un mot, d’un air songeur. Et soudain, une veille femme s’écria : Tā yù dàole húlí nǚ de zhàngfū » , ce qui veut dire :  « il a dû rencontrer le mari de la femme-renard ». Et tous, chef local du parti compris, acquiescèrent gravement en silence.

Le lendemain, un peu remis de ma mésaventure malgré un mal de tête persistant, je demandais au plus amical de mes interlocuteurs chinois le sens de ces paroles. Après un court silence, il me dit : « il existe dans le village une légende. C’est l’histoire d’un fantôme qui depuis des siècles hante la forêt, les nuits d’orage, à la recherche de sa femme disparue. Si tu veux, je peux te la raconter. »

« Il y a bien longtemps de cela, à l’époque de la dynastie Tang, un jeune homme appelé Chang vivait ici. Ses parents étaient morts alors qu’il était très jeune et lui avaient laissé une immense fortune. Il possédait presque toutes les terres du village, et tous les paysans travaillaient pour lui. Sa maison était presqu’aussi grande qu’un palais. Comme il n’avait pas besoin de travailler pour vivre, et qu’il était encore célibataire, il passait ses journées à chasser avec son ami Lueng, un autre jeune propriétaire. Ils chassaient les animaux qui volent dans les airs, les animaux qui courent sur la terre, et les animaux qui nagent dans les rivières. »

Un jour, Cheng et Lueng blessèrent d’une flèche un renard. S’approchant de l’animal, Lueng s’apprêtait à l’achever quand Cheng remarqua son regard implorant : ses deux grands yeux noirs plein de larme semblaient lui dire : «  Sauve-moi ! Sauve- moi ! ». Emu par la supplication muette de cette bête, et subitement envoûté par sa grâce, il dit à son ami, qui avait déjà sorti son coutelas : « laisse-la moi, je m’en occupe !! » : Il emporta chez lui l’animal blessé, non pour en faire des gants ou un manteau avec sa fourrure, mais pour le soigner.

L’homme et l’animal se prirent alors d’une affection réciproque. La bête se laissait soigner sans crainte par Cheng, qui l’avait installé dans l’ancienne chambre de sa sœur cadette, partie épouser un notable de la ville voisine. Il avait l’impression de voir briller dans ses yeux noirs un regard de reconnaissance alors qu’il changeait lui-même ses pansements, ayant déchargé ses domestiques de cette tâche. Bientôt, elle alla mieux. Ils se mirent à jouer ensemble pendant des heures dans la cour de la maison, puis partirent ensemble faire de grandes promenades dans la forêt, au point que Cheng, au grand étonnement de son ami Lueng, arrêta bientôt de chasser. Il sentait grandir dans son cœur un étrange et indéfinissable sentiment d’amour pour l’animal. Quant à la bête, elle passait ses journées à gambader joyeusement auprès de lui, et semblait même parfois vouloir lui parler tout en se laissant caresser tendrement.

Une nuit, Cheng, se trompa de porte dans l’obscurité, et rentra par mégarde dans la chambre où vivait l’animal. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir au lieu du renard, une très belle jeune femme aux grands yeux noirs. Surprise, elle lui avoua alors qu’elle était une femme-renard. Une femme renard !!! Depuis toujours il avait été mis en garde contre ces êtres supposément maléfiques, qui prenaient forme humaine pour séduire les hommes et s’emparer de leur âme !!! Mais, avec celle-là, ce n’était pas la même chose !! Elle avait l’air si tendre, si affectueuse, si éprise de lui !!! Et d’ailleurs, elle lui dit. « Tu m’as sauvé la vie, je ne veux pas te faire du mal, demain je reprendrai ma forme animale, j’irais rejoindre les miens dans la grande forêt et tu n’entendras plus parler de moi ».

Désespéré Cheng la supplia alors de rester avec lui. Qu’importe, lui dit-il, que tu sois une femme-renard, si nous nous aimons !! Et, comme elle partageait le même sentiment, Sioula accepta de l’épouser.

Ils vécurent alors plusieurs années de bonheur secret, fondant ensemble une jolie famille : deux garçons et deux petites filles. Pour échapper aux questions indiscrètes, Cheng les installa dans une petite bâtisse située au milieu de la forêt, où il allait les rejoindre tous les jours sous prétexte d’aller chasser. Ils auraient été parfaitement heureux si Sioula n’était pas prise, certaines nuits, d’un sentiment de nostalgie pour sa vie d’autrefois. Elle attendait alors que Cheng soit endormi pour reprendre sa forme animale et partir avec ses petits dans la colline pour rendre visite à ses parents. Puis elle revenait discrètement avant l’aube pour reprendre sa forme humaine auprès de son mari.

Mais un jour, Cheng, se réveillant, constata que sa femme et ses enfants avaient disparu. Inquiet, il les chercha sans succès pendant tout la journée dans tous les environs. Le soir venu, dévoré d’inquiétude, il vit arriver son ami Lueng qui l’apostropha d’un air joyeux : « aujourd’hui, j’ai fait bonne chasse !!! Regarde ce que je t’amène !!! Toute une famille de renards !! Deux vieilles bêtes, une jeune femelle et ses trois petits !!! Et encore, l’un des jeunes renards a réussi à s’échapper !!! Mais enfin, avec tout cela il y a déjà moyen de faire un beau manteau !!! Tiens, je te les offre pour ton anniversaire !!!

Personne ne comprit alors pourquoi Cheng fut alors pris d’un terrible accès de folie : il chassa brutalement son ami Lueng, manquant même de le tuer sur place, déchira ses vêtements, lacéra son visage. Quittant sa belle maison du village, il alla même s’installer dans la petite bâtisse de la forêt, où Il se mit à errer toutes les nuits en prononçant ces mots étranges : « Mon fils, mon fils, où es-tu ? Ton père te cherche depuis si longtemps !!! » Et il vécut là, comme un ermite misérable, jusqu’à sa mort.

Mais, chose étrange !! Même après son décès, les villageois continuèrent à entendre, les soirs d’orage, la voix plaintive du fantôme à la recherche de son fils disparu. Et cela dure encore aujourd’hui !!! C’est ce fantôme que tu as rencontré hier !!!», conclut mon ami chinois,

Très impressionné par cette histoire, je n’en continuais pas moins à préparer l’installation de l’usine automobile. La vieille bâtisse fut détruite, les arbres furent tous rasés pour laisser la place à un immense complexe industriel, les animaux les esprits furent chassés des forêts par le progrès. Et aujourd’hui, dans les collines du Fujian balafrées par les autoroutes et ravagées par la pollution, on ne rencontre plus aucune femme-renard, ni aucun fantôme errant les nuits d’orage à la recherche de sa famille disparue.

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