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Souvenirs et Mémoires

Quand J’étais enfant

29 janvier 2021

Quand j’étais enfant, dans ma maison de la rue Caulaincourt, il y avait plein de drôles de voisins.

Au premier étage, il y avait madame Renaudel. Madame Renaudel était la veuve de Pierre Renaudel, le député socialiste ami de Jaurès qui était assis à côté de lui quand il a été assassiné au café du Croissant. Lui était mort depuis longtemps, et elle, en vieillissant, était devenue, aux dires de ma famille, plutôt bizarre. Quand je la rencontrais dans les escaliers, elle me faisait un peu peur, avec son visage tout ridé de sorcière et son regard un peu fou.

Au deuxième étage, il y avait Marcel Cerdan, Marcel Cerdan était le fils de Marcel Cerdan, le boxeur. Il lui ressemblait beaucoup, et lui aussi était boxeur. Mais il n’était pas tout à fait aussi fort que son père. Un jour, au début des années 1970 je crois, il a disputé un combat pour être champion de France poids Welter, mais il a perdu. Le lendemain, je l’ai croisé dans les escaliers : il avait le visage tout abîmé, des yeux au beurre noir, des traces de coups. Cela m’a fait de la peine pour lui, mais en même temps, comme j’étais à l’époque un petit sot prétentieux, je l’ai un peu méprisé d’avoir perdu ce match. Après il a abandonné la boxe, je crois.

Au troisième étage, il y avait monsieur et madame Rozenblum. Les Rozenblum étaient des juifs polonais, qui avaient encore l’accent Yiddish. Ils n’avaient pas d’enfants. Je ne sais pas ce qu’il est arrivé au reste de leur famille, mais je me doute bien que cela devait être une histoire plutôt triste. D’ailleurs, ils avaient toujours l’air triste tous les deux. Monsieur Rozenblum était tout petit (même dans mon souvenir d’enfant), avec une tête un peu ronde. Madame Rozenblum était plus grande que lui, avec une tête plutôt longue, ornée d’un grand chignon blond, et une mâchoire un peu allongée qui la faisait ressembler à une jument de mauvaise humeur. Ils tenaient aussi la petite épicerie en bas de l’immeuble, où j’aimais bien aller acheter du saucisson. Cela ne plaisait pas beaucoup à mon grand’père, que je mange de ce saucisson, parce qu’il était attaché aux traditions. Mais comme il m’aimait beaucoup, il me laissait faire.

Un soir, nous étions en train de marcher dans la rue, avec ma mère et ma grand‘mère, sans doute pour faire des courses. Je me souviens qu’il faisait nuit. En passant devant l’arrêt de bus, nous avons rencontré mon grand’père. Il titubait un peu, l’air complètement affolé. Quand il nous a vus, il nous a dit, la voix étranglée : « Kennedy a été assassiné ». Nous sommes rentrés à la maison, très tristes, parce que nous aimions beaucoup Kennedy.

Ma famille habitait au 4ème étage.

Au cinquième étage, habitait la famille Soukiassian. C’étaient des gens très gentils, très distingués, les Soukiassian. Ils avaient un fils très beau et que nous admirions tout beaucoup, parce qu’il avait fait de très belles études (l’école normale supérieure, je crois) et qu’il était égyptologue. Il partait souvent faire des fouilles dans la vallée du Nil, ce qui m’impressionnait beaucoup.

Au sixième étage, habitaient mademoiselle Wierre et sa mère. Comme son titre d’indique, mademoiselle Wierre n’était pas mariée. C’était une femme très maigre, très nerveuse, qui vivait je crois de petits travaux de couture. Je ne l’aimais pas beaucoup, sans doute à cause de son air un peu brusque et de sa voix rauque. Pourtant, elle était toujours très gentille avec ma famille et avec moi.

Pour faire les courses, c’était facile. En ce temps-là, il y avait encore plein de petits commerçants dans la rue Caulaincourt. Nous allions acheter le pain en face de la maison, de l’autre côté d’une petite courette arborée, chez monsieur et madame Mittelette, dans une de ces vieilles boulangeries à la décoration 1900, avec leurs miroirs encadrés de dorures, leurs murs de marbre, leurs plafonds fixés sous verre aux motifs champêtres. Monsieur Mitellette, avec son éternelle veste de boulanger et son pantalon bleu, était un gros homme au visage toujours très pâle à cause de la poussière de farine.

Ensuite, pour acheter les légumes et les fruits, on allait chez les Ruat. Chez Ruat, les poireaux, les oranges et les pommes de terre étaient vendus en vrac. Ils étaient mis en tas sur de longues étagères protégées par des linoléums verts, derrière lesquelles s’activaient Monsieur Ruat, sa femme et ses filles. Ils pesaient les marchandises sur de vieilles balances à plateaux, où ils rajoutaient ou enlevait des poids jusqu’à ce que l’aiguille s’arrête juste au milieu du cadran. Ma grand’mère les surveillait discrètement du coin de l’œil pour qu’ils ne trichent pas sur les quantités. Ensuite ils emballaient les produits encore plein de terre et de feuilles dans du papier-journal pour nous les donner.

Pour la viande, nous allions chez Monsieur Robert. Comme chez tous les bouchers à l’époque, l’entrée de sa boutique était signalée par de lourdes grilles en fonte. Les morceaux de viande étaient pendus à des crochets. Au milieu de la boutique, trônait souvent une grande carcasse de bœuf. Monsieur Robert portait un costume de boucher blanc à carreaux bleus, protégé par un immense tablier accroché en bandoulière à l’un de ses épaules et strié de traces de sang. Madame Robert était à la caisse, logée derrière son comptoir de marbre dans une petite niche devant l’entrée.

Je me souviens aussi que de l’autre côté de la rue, il avait un marchand de journaux qui vendait de petits jouets. De temps en temps, quand j’avais été sage ou que j’avais eu une bonne note à l’école, j’étais autorisé à aller y acheter un tank Solido ou un soldat de Napoléon en plastique pour agrandir mon armée miniature.

Plus loin, juste au bas des escaliers de l’avenue Junot, il y a avait une grande confiserie où l’on vendait des carambars marrons, des rouleaux de Zan noirs, des malabars roses et des bonbons soigneusement rangés selon leur couleur dans des grands bocaux en verre.

Je passais souvent devant cette boutique à toute allure sur mes patins à roulettes … enfin, quand je ne m’étais pas, juste auparavant, écorché les genoux par un gadin monumental au coin de l’avenue Junot et de la rue Caulaincourt, parce que le virage en épingle à cheveux était difficile à négocier et que j’étais très maladroit en patins, comme dans tous les autres exercices physiques d’ailleurs. C’est pour ça que j’admirais beaucoup mon copain Philippe, parce que lui ne tombait presque jamais même s’il allait plus vite que moi.

Après, vers l’âge de 15 ans, je suis allé habiter en haut de la Butte, près du Bateau-lavoir, et j’ai rencontré de nouveaux voisins. Mais c’est une autre histoire que je vous raconterai un autre jour.

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