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Souvenirs et Mémoires

Au coin de la rue d’Orchampt

31 janvier 2021

Quand j’ai eu quinze ans, j’ai quitté la rue Caulaincourt pour aller habiter au haut de la Butte, juste en face du Bateau-Lavoir.

Le coin de la rue d’Orchampt et de la rue Ravignan était alors l’épicentre d’un village bohème à l’atmosphère à nulle autre pareille, où les concierges, les travestis, les poètes manqués, les artisans-relieurs, les artistes célèbres, les vieux bougnats, les avocats excentriques et les vieilles filles passionnées d’occultisme cohabitaient dans une convivialité hétéroclite et bon enfant.

En face de chez moi, habitait Bernadette. Bernadette était une dame assez trapue et imposante, concierge d’un immeuble de la rue d’Orchampt. Malgré sa position sociale objectivement modeste, elle ne s’en laissait compter par personne. Comme son immeuble était voisin d’une villa où avait longtemps habité Rubinstein, je lui avais dit un jour, très enthousiaste : « Ça devait être formidable, de l’entendre jouer ». Alors, en mettant ses mains sur ses hanches d’un air fâché, elle m’avait bien regardé et m’avait dit : « Ah ! Celui-là !! D’accord, y jouait pas mal !!! Mais quand y préparait un concert, des fois y répétait le même morceau pendant toute une journée !!! Alors, à la fin les voisins se plaignaient !!! »

Rubinstein n’était pas le seul musicien à encourir les foudres des concierges du voisinage. Moi aussi, je jouais du piano (enfin je pianotais, quoi). Mais cela ne plaisait pas du tout à ma propre concierge, qui, un jour que j’avais anonné « Les feuilles mortes » pendant 4 heures d’affilées, me gratifia indirectement de cette réflexion blessante en s’adressant à son chien : « Allez viens, Capitaine !!! Nous, on va aller se promener pendant, que celui-là il continue à taper sur sa casserole ». Je suis donc très fier d’avoir partagé avec Rubinstein, faute d’une gloire mondiale, le statut de pianiste montmartrois incompris.

A côté de chez moi, dans un des derniers vrais ateliers du Bateau-lavoir qui ait échappé à l’incendie de 1970, habitait (et habite toujours heureusement) Nicole M. . Nicole était une grande amie de ma mère qui organisait chez elle des fêtes extraordinaires où tous les gens du quartier qu’elle aimait étaient invités sans aucune exclusive, de Bernadette (la voisine concierge, donc) à Laurent Terzieff et du clerc de notaire de la rue Garreau à Michou. Tout le monde adorait ce mélange (d’autant que le buffet était plus qu’abondant) et les soirées se désemplissaient pas dans son atelier aux allures de coursive de navire, avec ses escaliers de bois tout raides menant aux chambres du haut et ses passerelles extérieures qu’il fallait emprunter pour aller faire pipi.

Un peu plus loin dans la rue, dans une petite maison en brique munie d’une tourelle, que l’on appelait « la maison de Courteline » tout simplement parce que Courteline y avait vécu, se trouvait l’un des derniers vrais bougnats de Paris. Quand je suis arrivé là-haut, il vendait encore quelques sacs de charbon tandis que les artisans du coin allaient vider un ballon de rouge sur son petit comptoir en zinc. Mais surtout, il abritait, dans son petit jardin à flanc de coteau, un animal extraordinaire : Un COQ !!! Oui, un vrai coq qui tous les matins, au lever du soleil, réveillait de son chant sonore les habitants du quartier, sans que personne n’ait jamais songé à porter plainte… Heureux temps tout de même, vous ne trouvez pas ?

En face de la maison du Courteline, se trouvait l’atelier de Lucienne Marchand. Sa spécialité était de fabriquer des chapeaux pour les danseuses des grandes revues parisiennes, comme le Moulin Rouge ou le Lido. Comme sa boutique était toujours ouverte sur la rue, on pouvait y voir, en passant, un extraordinaire bric-à-brac multicolore d’oiseaux tropicaux en carton-pâte, de diadèmes en verroterie, de plumes d’autruche (en vraies plumes d’autruche) et de hauts-de-forme chapeau-claque : c’était magique, surtout le jour où elle avait terminé une commande et que toute la collection s’étalait devant la porte, en attendant d’être livrée …

Un peu plus bas, au coin de la rue Audran et de la rue des Trois frères, se trouvait une petite épicerie tenue par une famille de marocains, Ali et ses frères. On l’appelait, selon les cas, « chez Ali « ou «Chez le petit arabe ». C’était aussi un haut lieu de sociabilité du quartier, en plus très pratique, parce que cela nous évitait d’avoir à descendre faire les courses rue Lepic. Ce qui est drôle, c’est que cette épicerie est ensuite devenue mondialement célèbre grâce au film « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain ». Mais, pour les besoins du scénario, il a pris dans ce film le nom de « Maison Collignon », une épicerie tenue par un beauf franchouillard raciste qui martyrise son commis marocain. Etrange, quand même, cette inversion totale de la réalité !!! La vérité, c’est qu’on avait un épicier arabe parfaitement intégré que tout le monde aimait bien, et le film nous la sert «épicier français raciste ». C’est quand même un peu fort du bonnet, vous ne trouvez pas ??!!

Un peu plus haut, du côté de la place du Tertre, habitait Jean Marais. C’était un homme très simple et qui conservait fière allure malgré les années. On le voyait souvent descendre la place Emile Goudeau, muni de son cabas et avec sa chevelure de lion, pour aller faire ses courses rue Lepic, où il faisait la queue chez le charcutier comme tout le monde. Ma mère (qui avait dû être un peu amoureuse de lui dans sa jeunesse comme la moitié des jeunes femmes françaises de l’époque), lui faisait un petit signe quand elle le voyait, et il lui répondait toujours gentiment.

La maison où j’habitais avait une vue magnifique sur tout Paris. Alors, le 14 juillet, j’invitais tous les voisins à regarder le feu d’artifice. C’est comme ça que j’ai rencontré mon copain américain Mike, qui faisait son Sabbatical year d’architecte en Europe. Ensuite, nous ne nous sommes plus quittés pendant tout le temps qu’il a habité en France. On a partagé à peu près tout, les fêtes, les amis, les plans de cannabis (nos fenêtres étaient exposées au sud sans vis-à-vis) et même, en colocation, une jolie portugaise un peu paumée mais très multi-attachante.

La propriétaire de l’appartement de Mike était une vieille demoiselle un peu étrange, qui est ensuite revenue habiter là quand Mike est parti. Elle était passionnée de sciences occultes, et comme elle m’aimait bien, elle les a toutes pratiquées avec moi : tarots, lignes de la main, thème astral, etc. Je me souviens aussi qu’elle avait un ménate enfermé dans une grande cage, qu’elle adorait et dont elle me vantait l’extrême gentillesse… jusqu’à ce que celui-ci, un jour que je m’étais approché un peu trop près des barreaux de la cage, ne tente de me crever l’œil, d’un coup, rapide comme l’éclair, de son énorme bec orange. Cela n’impressionna d’ailleurs pas beaucoup ma voisine qui dit alors à son monstre d’oiseau : « ce n’est pas gentil ce que tu as fait là, coco, allons, dis bonjour poliment à mon ami !! », tout en m’invitant à caresser à nouveau l’affreuse bête, ce que me gardai bien de faire…

Il y avait plein d’autres gens merveilleux dans ce quartier : l’artisan relieur de la rue Berthe à la boutique emplie de vieux livres et de pots de colle, que l’on pouvait voir travailler à son établi, avec sa veste bleue, quand on passait devant sa fenêtre au rez-de-chaussée ; Claude Nougaro, qui habitait avenue Junot, et qui, à vrai dire plus que porté sur la bibine, offrait parfois, vêtu d’un manteau en alpaga blanc maculé de gros rouge, des récitals a capella, certes gratuits mais manquant douloureusement de justesse, dans les cafés du haut de la rue Lepic ; le vieil avocat excentrique collègue de ma mère, qui parcourait les rues de la butte au volant de flamboyantes voitures de sport décapotables, et qui, un jour qu’il avait été plaqué pour la 20ème fois par sa petite amie plus jeune que lui de 30 ans, se précipita tout nu dans la rue Ravignan en hurlant qu’il allait se suicider ; Dalida, qui, plus discrète mais plus véritablement malheureuse aussi, se suicida vraiment , une nuit de mai 1987, dans sa villa de la rue d’Orchampt…

Ce qui me fait quand même plaisir, c’est que, 40 ans plus tard, ce coin de Montmartre n’a pas trop changé, même si, par la force des choses, il s’est un peu boboïsé… Il y a toujours un accordéoniste, sur les escaliers de la place Emile Goudeau, qui joue les airs que j’aime tant : La complainte de la butte, la Balade des Infidèles, Les feuilles Mortes. Alors, quand je passe par là-haut, je m’assois sur un banc et je l’écoute longtemps, longtemps, longtemps…

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