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Petites pochades sans importance

Isaac Babel et La Cavalerie rouge : quelques courtes nouvelles sur le malheur russe

15 mars 2022

Isaac Babel fut, au cours de la première moitié du XXème siècle, l’incarnation du malheur et du génie russe. Et, plus particulièrement, du malheur et du génie du judaïsme russe.

Le malheur, il le connut dès sa petite enfance, à travers les pogroms qui contraignirent sa famille à se réfugier à Odessa au début du XXème siècle. C’est là que, tirant profit d’un courte période de répit, son amour de littérature s’épanouit au cours de ses années d’études, avant qu’il ne soit emporté par les horreurs de la guerre civile à laquelle il participa, en Ukraine, en tant qu’engagé volontaire dans la cavalerie de l’armée Rouge.

Son talent littéraire, encouragé par Gorki, se révéla au milieu des années 1920 et s’épanouit dans les années 1930, malgré les accusations de plus en plus menaçantes dont il fut alors l’objet.

Mais quel pouvait être, dans l’URSS de l’époque, le destin d’un intellectuel juif, révolutionnaire mais libre-penseur, amoureux de la culture française et capable d’évoquer sans fard dans ses œuvres les atrocités commises par l’Armée rouge, dont il avait été le témoin direct ?

Après avoir échappé à la grande terreur grâce à son habileté – et peut-être aussi grâce à la protection forcée du chef du NKVD, Nikolaï Iejov, qui pourtant le haïssait car il était l’amant de sa femme (cela ne s’invente pas !!!), il fut entraîné dans la chute de celui-ci et fusillé en 1940.

En 1928, il publia en France l’une de ses œuvres maîtresses, Cavalerie Rouge, qui raconte, sous la forme d’une trentaine de courtes nouvelles – ou plutôt d’anecdotes – ses souvenirs de soldat de l’armée de Boudienny engagée dans une région de l’ouest de l’Ukraine, frontalière de la Pologne, appelée la Volhynie.

Une œuvre qui, entrant en sinistre résonance avec les événements actuels, nous fait comprendre que la vie des habitants de cette région ne fut, tout au long du XXème siècle et jusqu’à aujourd’hui, qu’un long cauchemar. Cauchemar des pogroms commis contre les Juifs par les Polonais et les Cosaques. Cauchemar des combats sanglants qui, en 1920, opposèrent Cosaques bolcheviks et Polonais anti-communistes. Cauchemar de la grande famine puis de la terreur organisées contre les Ukrainiens par Staline. Cauchemar de l’invasion et du génocide nazi, dont furent victimes non seulement les Juifs, mais aussi, pèle-mèle, les Polonais, les Ukrainiens ou les Cosaques. Plus près de notre époque, cauchemar de la contamination radioactive de Tchernobyl qui toucha indistinctement tous les habitants de la région, du moins ceux qui avaient survécu aux cauchemars précédents. Enfin, cauchemar de l’actuelle guerre d’Ukraine, qui peut-être, préfigure aujourd’hui une apocalypse étendue à la toute l’Europe.

Mais n’anticipons pas, et revenons à l’année 1920 et à La cavalerie rouge. Une œuvre immensément riche, au style touffu et embrouillé comme la vie, associant le réalisme violent des reportages de guerre de Vassili Grossman, la souffrance ensanglantée des natures mortes de Soutine, et la naïveté hallucinée des assassins mystiques de Dostoievski.

En tant que reportage de guerre, l’ouvrage nous fait revivre par dizaine les scènes de meurtres, de fusillades, d’exécutions sommaires, de viols, de pillages, de combats sanglants, d’agonies douloureuses d’hommes ou d’animaux, et de toutes les autres souffrances incommensurables dont l’auteur fut le témoin. Il dénonce implicitement, à travers ces scènes d’horreur, l’absurdité d’une guerre soi-disant révolutionnaire, menée avec une violence presque génocidaire, dont les principales victimes furent ceux qu’elle prétendaient émanciper.

Elle décrit, avec un puissant réalisme, les psychologie de ses différents acteurs : les cavaliers cosaques de L’armée rouge, totalement incultes et analphabètes, luttant avec une totale détermination pour une révolution dont en fait ils ne comprennent pas bien le sens, n’aimant en fait rien plus sur terre que leur cheval et leur liberté, violant, pillant et assassinant sans états d’âmes pour assouvir leurs besoins primitifs ; les prêtres polonais pétris d’une ferveur religieuse parfois admirable, mais aussi d’un insondable obscurantisme ; les femmes de toutes origines qui continuent sans trêve à cuisiner, à aimer, à enfanter et à nettoyer, pour des hommes qui pourtant passent leur temps à voler leurs maigres provisions, à détruire leur maison, à les violer et à assassiner leur famille. Enfin, et peut-être surtout, les Juifs, alors si nombreux dans ces régions, éternelles victimes de la violence des autres populations, et continuant presque imperturbablement à pratiquer les rites du Shabbat et les discussions talmudiques au milieu des incessants massacres dont ils sont l’objet de la part des combattants de tous bords. Et le lecteur est à la fois ébloui et effrayé par l’invraisemblable courage – ou plus exactement la résignation désespérée devant le cauchemar éveillé qu’ils doivent supporter – dont tous font preuve au fil des pages tous les protagonistes de cette horreur.

Mais l’écriture de Babel va bien au-delà de ce simple – quoique précieux – réalisme. Comme une sorte de caméléon littéraire, l’auteur parvient à chaque fois, par un renouvellement permanent de son style, à faire ressortir les ressorts psychologiques les plus profonds de chaque catégorie de personnages, qu’il s’agisse de cosaques incultes, avec leurs écriture ampoulée de semi-analphabètes, capables de la violence la plus brutale comme d’une générosité totale et spontanée ; de rabbins férus de kabale et animés d’un déraisonnable espoir pour l’avenir de l’humanité ; de peintres d’église miséreux et illuminés, prenant les habitants de leur village pour modèles des visages des saints  ;  ou de généraux bolcheviks aux ordres du jour brutaux et menaçants, incapables de ressentir la moindre pitié pour leurs adversaires comme pour leurs propres hommes. Une immense galerie de portraits, bariolée, chaotique, ensanglantée et truculente,  peuplée d’hommes et de femmes qui, tous, penchent déjà vers la fosse commune qui les attend impatiemment.

Alors, si vous avez envie de comprendre l’âme russe, l’âme ukrainienne, l’âme cosaque ou l’âme yiddish, précipitez-vous pour lire Isaac Babel. Mais vous voulez éviter de voir vos prochaines nuits peuplées de fantômes et de cauchemars, je vous conseille plutôt un livre de la bibliothèque rose : ce sera plus prudent pour vos nerfs.

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