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Comment le meilleur des mondes est advenu

20 mars 2022

Autrefois, la vie sur terre était un chaos insupportable : les gens se promenaient et s’embrassaient n’importe comment dans les rues, racontaient plein de sottises sur internet, mangeaient n’importe quoi dans les restaurants, et thésaurisaient égoïstement leur argent au lieu d’en faire don aux pauvres par l’intermédiaire des impôts. Mais une série d’événements plus ou moins fortuits permit opportunément de mettre fin à cette situation inacceptable.

Il y avait d’abord eu la grande peste, sans doute provoquée par un virus mutant échappé d’un laboratoire public. Afin de protéger les populations, les gouvernements du monde entier décrétèrent alors leur enfermement généralisé, les soumirent à toutes sortes de traitements médicaux obligatoires et interdirent la plupart des contacts physiques entre les gens. En particulier, les amoureux qui tentaient encore de s’embrasser en cachette, accusés d’un manque de civisme facilitant la propagation du virus, furent durement sanctionnés.

Il y avait ensuite eu la grande guerre. Un dictateur étranger tenta d’envahir des pays voisins en utilisant des armes terrifiantes pour écraser leur résistance. Les gouvernements des pays libres décrétèrent alors la loi martiale et la censure militaire afin de combattre cette infâme tyrannie. Et les traîtres qui protestèrent contre ces mesures draconiennes ou exposèrent des idées non conformes à la vérité officielle furent poursuivis pour intelligence avec l’ennemi.

Puis, un mal mystérieux empoisonna les océans et l’atmosphère. Comme tous les poissons sauvages étaient morts et que tous les animaux d’élevage étaient désormais réputés incomestibles, le gouvernement imposa à la population de se nourrir exclusivement de briques de soja artificiel fabriquées dans les usines d’Etat. Et les mauvais citoyens qui tentèrent d’enfreindre la loi en continuant à manger en cachette des côtelettes d’agneau grillées et des travers de porc laqués furent pourchassés et réprimés pour leur manque de conscience écologique.

Bien sûr, tout cela avait provoqué une explosion de la misère. Alors, les gouvernants multiplièrent les aides sociales tout en édictant des lois sévères visant à établir l’égalité la plus complète entre les jeunes et les vieux, les noirs et les blancs, les femmes et les hommes. Et ceux qui osaient encore jouir de quelques plaisirs de la vie au milieu de cet océan de pauvreté furent traités de sales égoïstes et durement mis à l’amende.

Un beau jour, cependant, les caisses de l’Etat furent vides, et il apparut alors qu’il lui était impossible de rembourser les emprunts successifs qui avaient subrepticement englouti toutes les économies des gens. Il fut alors décrété que la dette de l’Etat était annulée et qu’un impôt spécial serait prélevé sur ceux qui n’avaient pas encore tout perdu pour financer les dépenses publiques courantes. Et quand les petits propriétaires spoliés tentèrent de mettre à l’abri quelques vestiges de leur ancien patrimoine, on confisqua sans état d’âme à ces mauvais citoyens les derniers sous qui leur restaient.

Ruiné, asservi, parqué, spolié, le peuple était alors descendu dans la rue pour réclamer la fin de cette dictature insidieuse. Mais prenant prétexte d’actes de violence rendus inévitables par le désespoir -incidents d’ailleurs opportunément montés en épingle par les télévisions d’Etat -, les gouvernants décidèrent de mesures draconiennes pour rétablir l’ordre contre les menées des factieux. La police chargea les manifestants pacifiques, les protestataires furent arrêtés et emprisonnés par millions, et la population toute entière fut soumise au contrôle des techniques les plus sophistiquées de l’intelligence artificielle et de la surveillance numérique.

Alors, tout le monde rentra chez soi pour regarder les angoissantes nouvelles de la guerre à la télévision d’Etat en attendant de toucher l’aide publique mensuelle qui permettrait d’acheter le cube de soja artificiel nécessaire à la survie quotidienne.

Tout était désormais calme et sous contrôle. Le meilleur des mondes était advenu.

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