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Rumba, dance and social change in contemporary Cuba

daneilYvonne Daniel, anthropologie afro-américaine spécialiste de la danse, s’est immergée, au début des années 1990, dans le milieu de la Rumba cubaine. Elle en a tiré un témoignage à la fois très vivant et de grand intérêt scientifique sur celle-ci, associant rétrospective historique et sociologie des pratiques contemporaines.

La Rumba, produit d’un processus de métissage culturel

Dans la première partie de son livre, l’auteur propose un panorama historique du processus de transculturation ayant donné naissance au folklore cubain en général, et à la Rumba en particulier. Ses analyses valent moins par l’originalité des thèses et des sources (largement inspirées des travaux d’autres spécialistes, comme Argeliès León), que par le caractère particulièrement clair, synthétique et pédagogique de leur exposé. 

Une approche générale de la transculturation

L’auteur propose tout d’abord une vaste fresque de la formation de la culture populaire cubaine, issue d’un processus multiséculaire de métissage entre des influences européennes très anciennes et des apports africains plus récents.

Au cours de la première phase de son histoire coloniale, du XVIème siècle au début du XVIIème, Cuba  a d’abord été peuplée par une population d’origine essentiellement espagnole, regroupée le long des côtes, et pratiquant le petit élevage et les cultures vivrières. Le folklore cubain de cette époque aurait donc été dominé par les traditions rurales hispano-andalouses, avec leurs danses collectives (Chaconas, Zarabandas,  Zapateos) et  leurs rondes infantiles.

C’est à partir du XVIIème et surtout du XVIIIème siècle, avec le développement des plantations de canne à sucre et la mise en place de la traite des esclaves, que se produit l’arrivée massive des populations noires et avec elles des influences culturelles africaines : place centrale de la polyrythmie, forte association entre musique et danse, schémas musicaux ouverts propices à l’improvisation, osmose assez poussée entre rites religieux et divertissements profanes, pratique assidue des fêtes collectives au son des tambours – qui firent d’ailleurs l’objet d’interdictions ou de restrictions récurrentes de la part des autorités par peur de possibles révoltes d’esclaves.

L’auteur met en lumière à cette occasion la diversité des influences africaines présentes à Cuba, en y distinguant quatre grandes catégories ou « cycles » : Carabali (venant de la région de Calabar, au nord-est de l’actuel Nigéria, avec notamment les rites Abakuá), Arara (originaires du royaume de Dahomey, dans l’actuel Bénin, avec les danses Foddun…), Yoruba (venus du sud-ouest du Nigéria, avec les danses des Orishas…), Bantou (venant du Congo et de l’Angola, avec le Palo et les Congas). Le regroupement des esclaves selon leurs origines ethniques dans des sociétés d’aide mutuelle appelées cabildos joua un rôle important dans la préservation de ces héritages culturels, même si les mélanges entre populations brouillèrent progressivement les distinctions entre ethnies.

A ces quatre sources anciennes, s’ajoutent, notamment dans la région orientale du pays, des influences haïtiennes plus récentes, appartenant à deux groupes bien distincts : 1) le folklore franco-haïtien, apporté au début du XIXème siècle par les colons français blancs et leurs esclaves domestiques chassés par la révolution de Toussaint Louverture (Tumba Francesa, issue de la contredanse) ; et 2) l’afro-haïtien lié aux vagues d’immigrations successives de populations haïtiennes noires vers Cuba aux XIXème et XXème siècle (Mani, Vaudou, Gaga, Merengue, etc.)

Ces différentes influences se sont progressivement entremêlées dans le cadre d’un processus de transculturation, équivalent musical des croisements raciaux qui donnèrent simultanément naissance à une population mulâtre. Les fêtes de rue, comme celles des « Dias de los Reyes », ont joué dans ce phénomène un rôle important, avec  leurs défilés de Cabildos et leurs compétitions de danse.

Des danses proprement nationales apparaissent également à partir surtout de la seconde moitié du XIXème siècle, comme la Danza, issue de la contredanse européenne, mais intégrant également une influence africaine (avec l’acquisition d’une démarche plus chaloupée et sensuelle). Cette Danza devint ensuite le Danzon, parfois initialement appelé « Tango cubain », et d’ailleurs méprisé au départ pour ses connotations africaines, comme le montre cet extrait d’un article de journal de la fin du XIXème siècle, cité dans l’ouvrage : « Depuis quelques temps, nous avons lu votre prétendue défense de la Danza et du Danzon que l’on appelle cubain, et qui ne sont que des dégénérescences du Tango africain ». Quant au Son, originaire des régions rurales de l’Oriente, il nait également de la convergence d’influences européennes et africaines. Ce processus de fertilisation croisée est également alimenté par la mixité ethnique des orchestres de salon, intégrant de nombreux musiciens d’origine africaine qui y apportent leur sens de la syncope et de l’improvisation.

Le cas de la Rumba

Yvonne Daniel insiste tout particulièrement sur le caractère syncrétique de la Rumba ou plutôt des différents types de Rumba, associant, en proportions variables selon les cas, des origines rurales et urbaines, des influences africaines et européennes…

Les lointains antécédents ruraux du style « Guaguanco », par exemple, sont mis en lumière par sa ressemblance avec des danses traditionnelles du Congo ou de l’Angola appelées Yuka et Makuta, souvent pratiquées par les esclaves dans les baracones des plantations, où vivait encore vers 1850,  l’écrasante majorité de la population noire du pays.  Quant au style Colombia,  danse masculine en solo nettement influencée par le folklore Carabali (mâtiné d’un soupçon de Flamenco),  il serait entièrement d’origine rurale, puisque né à la fin du XIXème siècle dans les villages de la région de Matanzas, à proximité des exploitations de canne à sucre où travaillaient les anciens esclaves noirs, devenus après l’abolition ouvriers agricoles.

La Rumba possède également des racines urbaines assez anciennes, à la fois africaines et européennes, remontant par exemple aux danses des Negros de Curros (noirs libres des ports, à la réputation de voyous machos et bravaches), au chants de travail des artisans, à l’influence du Flamenco et à l’existence des groupes choraux dits « coros de clave », nés au milieu du XIXème siècle.

Ce n’est cependant qu’à la fin du XIXème que ces différentes influences vont confluer pour former la Rumba. A l’époque de l’abolition de l’esclavage, beaucoup d’anciens esclaves noirs viennent en effet s’entasser des faubourgs pauvres des ports de Matanzas et de La Havane, où, en compagnie de quelques blancs et mulâtres aussi déshérités qu’eux,  ils dansent et jouent de la musique dans la cour collective de leurs « solars » insalubres pour se délasser d’une vie de misère, donnant ainsi naissance aux styles de Rumba urbaine dits « Guaguanco » et « Yambu ».

L’auteur nous rappelle à cette occasion qu’il existe bien d’autres styles de Rumba, moins connus que les précédents, comme par exemple : la Colombia de couple pratiquées à Portales ou de Cardenas ; la Jiribilla, au rythme particulièrement rapide ; ou encore les Rumbas anciennes, dites « De tiempo de Espana », qui racontent des petites histoires sous forme de pantomimes, comme Mama Buela, La muñeca, Lala No Sabe Hacer na’ »…

Le livre se poursuit par une présentation de l’instrumentation, de la structure musicale et des thèmes poétiques de la Rumba. Musique polyrythmique par essence, celle-ci possède une instrumentation composée de trois tambours – salidor ou hembra (grave), tres golpes ou macho (intermédiaire) quinto (aigu), auxquels s’ajoutent différents instruments de percussion (clave, chekerés, cascaras, madrugas, etc.).

La structure standard d’une œuvre comprend les parties suivantes : Diana (introduction vocale en solo) ; Inspiración (où le chœur interprète un texte en général écrit sous forme de decimas, c’est- à-dire de strophes de dix vers octosyllabiques) ; Estrofa (comprenant un solo improvisé) ; Estribillo (dialogue en partie improvisé entre chœur et soliste, à l’occasion duquel interviennent les danseurs) ; enfin, conclusion (fin) menée par les tambours.

Quant aux textes, ils parlent de la vie quotidienne, des personnages typiques du faubourg, d’amour heureux ou trahi, et font parfois allusion à l’actualité politique et sociale. Parmi les exemples de Rumbas célèbres, on peut citer : Yambu matancero, Leguleya no, A malanga, Guaguanco Matancero,  Yo cantare para ti nina, I bring a story to the people, El Marino, Little chinese man, Xiomara,.. 

La Rumba au XXème siècle : influences internationales croisées 

On sait peu de choses sur les 50 premières années d’existence de la Rumba, qui est restée jusque vers les années 1930 un genre marginal, pratiqué par un milieu stigmatisé. Ceci explique, entre autres, la rareté des enregistrements de Rumba cubaine jusque vers 1940. Puis s’est mis en place processus de modernisation et d’expansion internationale de la Rumba, largement alimenté par des interactions culturelles entre Cuba et les Etats-Unis, qu’Yvonne Daniel décrit de manière détaillé et approfondie.

Tout d’abord, la Rumba a commencé à s’exporter vers les Etats-Unis à partir des années 1930, sous l’influence de l’industrie nord-américaine des loisirs (cinéma, orchestres, écoles de danse…). Celle-ci s’est en effet à cette époque intéressée au folklore cubain, mais à travers le prisme déformant d’un « exotisme » outrancier et caricatural, gommant sa diversité et sa richesse pour la transformer en un produit de loisir galvaudé et appauvri destiné au grand public. Ce processus a abouti, entre autres, à l’apparition d’une danse de salon très codifiée appelée « Rhumba » et qui n’avait à vrai dire plus grand-chose à voir avec la Rumba cubaine originelle.

Au cours de la seconde moitié du XXème siècle, la Rumba et plus généralement la danse afro-cubaine ont également influencé la danse contemporaine,à travers par exemple les recherches de Martha Graham, et plus tard Alvyn Ailey. Symétriquement, la danse contemporaine américaine a également été diffusée à Cuba, par l’intermédiaire notamment d’artistes tels que José Limon, Elfrida Mahler et Lorna Burdsall. Quant aux chorégraphes cubains Ramiro Guerra et Eduardo Rivera, ils sont à l’origine d’une approche proprement cubaine de la danse contemporaine, reposant sur une synthèse entre la rythmicité de l’afro-cubain et la légèreté de la danse classique.

Simultanément, la Rumba, cette fois sous sa forme de musique de loisirs populaire, a poursuivi son  évolution, avec par exemple l’apparition au cours des années 1980 d’un style de danse dit « Batarumba » intégrant des éléments venus du Casino, et qui semble avoir préfiguré l’apparition du style dit « Salsa Suelta » associant Salsa et Afro-Cubain. De nouveaux instruments de percussion, comme les congas ou les tambours congolais (caja, cachimbo), ont également été introduits dans certaine orchestres de Rumba.

Pratique de la Rumba à Cuba au début des années 1990

La seconde partie du livre est constituée par une exploration sociologique du milieu des Rumberos cubains au début des années 1990. Son intérêt tient notamment au fait que l’auteur, en bonne anthropologue, s’est elle-même longuement immergée dans cet univers pour recueillir le matériau de son ouvrage. Mais elle décrit tout d’abord le cadre institutionnel en rappelant les grandes orientations de la politique culturelle castriste et  la manière dont celle-ci a influencé le devenir de la Rumba.

Rumba  et politique culturelle dans le contexte post-révolutionnaire

La Rumba, en tant que danse populaire était restée jusque dans les années 1960  cantonnée dans les milieux marginaux afro-descendants. Elle était alors assez peu diffusée (autrement que sous la forme d’une danse de cabaret assez largement dénaturée) auprès du grand public, comme en témoigne le faible nombre d’enregistrements musicaux et de films où elle est présente jusqu’à la fin des années 1950. Un changement assez radical se produit après la Révolution castriste, les nouvelles autorités politiques cherchant à la promouvoir, ainsi que le folklore afro-cubain, en tant qu’expression culturelle de la partie la plus opprimée et stigmatisée de la population… tout en en contrôlant avec vigilance les manifestations spontanées. Il en est résulté un mouvement d’institutionnalisation, illustré par la création de plusieurs compagnies-écoles (dont la plus célèbre, le Conjunto Folklorico Nacional ou CFN, fut fondé en 1962..), l’instauration d’un statut des danseurs professionnels de folklore, la multiplication des spectacles de danse populaire traditionnelle…

La Rumba a ainsi joué un rôle important comme instrument de la politique culturelle du Cuba révolutionnaire, visant à la promotion du  folklore populaire et célébration de l’identité nationale. Aujourd’hui, son influence est présente dans le répertoire des grandes compagnies de danse cubaines, comme le Cuban National Ballet ou le Cuban National Contemporary Dance Company – sans parler bien sur des compagnies folkloriques comme le Conjunto Folklorico Nacional, dont elle constitue le cœur-même du répertoire. Cette institutionnalisation a donné au genre une force nouvelle et un rayonnement accru sans d’ailleurs – miracle !! – qu’il ne perdre trop de sa vitalité spontanée au sein des milieux populaires.

Deux autres facteurs ont également contribué à alimenter la vitalité de la Rumba cubaine et à accroître son influence sociale et artistique dans le pays comme à l’étranger. D’une part, la faible influence du show-business américain dans le Cuba post-révolutionnaire a permis de préserver le dynamisme de la culture populaire autochtone, alors que dans d’autres pays, celles-ci étaient marginalisée par l’influence des rythmes venus des Etats-Unis, comme ce fut par exemple le cas du Tango en Argentine. D’autre part, le développement d’une mode internationale des danses cubaines ainsi que d’un important tourisme culturel à Cuba à partir de la fin des années 1980 a contribué à transformer la Rumba en un « produit de loisir » commercialisable, à Cuba même ou à l’étranger, sous forme de cours et de spectacles de danse.

La pratique sociale de la Rumba aujourd’hui

Ces évolutions induiraient, selon  Yvonne Daniel, trois conséquences importantes pour la culture rumbera cubaine et ses acteurs. Tout d’abord,  la transformation de la Rumba et de l’afro-cubain en objet culturel légitime et un produit de promotion touristique en fait désormais un réel levier de promotion sociale pour ses interprètes (prestige, revenus financiers…) ; ensuite cette évolution peut contribuer à un enrichissement esthétique de la Rumba, liée entre autres à son ouverture accrue aux échanges internationaux, à la recherche de nouvelles synthèses stylistiques, etc.  Enfin, la Rumba est de plus en plus largement diffusée, au-delà de son milieu d’origine dans la société cubaine d‘aujourd’hui, la transformant plus que jamais, en expression de l’identité nationale du pays et en élargissant l’influence des cercles  rumberos.

La partie la plus originale de l’ouvrage est justement constituée par la description de la vie quotidienne de ces milieux rumberos d’aujourd’hui. L’un des principaux axes de recherche de l’auteur est lié à l’exploration des différences d’atmosphère entre les activités de Rumba dites institutionnelles et les pratiques spontanés : d’un côté, des spectacles bien organisées dans les lieux prévus à cet effet (comme par exemple les Sabatos de la Rumba du CFN) ; de l’autre, et fêtes de quartiers plus improvisés, au déroulement plus libre et échevelé…

Ce livre très complet offre au donc un intéressant équilibre entre l’approche historique, la description stylistique de la Rumba et l’analyse sociologique de la vie quotidienne de ses adeptes – amateurs ou professionnels – au début des années 1990. La valeur de ce témoignage tient largement au fait qu’il s’appuie sur une expérience directement vécue de l’intérieur par l’auteur, comme en témoignent les nombreuses descriptions d’événements festifs, spontanés ou institutionnels auxquels Yvonne Daniel a pu assister. Ma principale réserve tient au caractère relativement ancien de cet ouvrage, qui ne lui permet pas, faute d’une mise à jour, de rendre compte des profondes évolutions intervenues au cours des 25 dernières années, en liaison notamment avec le rayonnement international croissant de la Rumba et de la culture afro-cubaine.

Fabrice Hatem

Yvonne Daniel, Rumba, Dance and social change in contemporary Cuba, Indiana University Press, 196 pages, 1995

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