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Le tango, d’Horacio Salas : une fresque magistrale consacrée à l’histoire du 2X4

salastangositeImmense ambition que celle née, au début des années 1980, dans l’esprit du poète et essayiste argentin Horacio Salas : réaliser un livre-fresque où serait contée d’un seul jet toute l’histoire du tango. Un projet né des encouragements de son ami Ernesto Sabato, alors que, de retour d’exil en 1983, Salas traversait une période difficile de son existence. Passionné dès sa jeunesse par le 2X4, il se mit alors à écrire cet ouvrage qui sera achevé et publié en 1986.

De ce livre magnifique, qui parcourt toute l’histoire du tango depuis les danses de Candombé jusqu’à Piazzolla, j’ai particulièrement savouré les premiers chapitres qui décortiquent la genèse du genre. Celui-ci nait d’un  mélange d’influences européennes, africaines ou caribéennes, arrivées sur les rives du Rio de la Plata au fil des vagues migratoires et des mouvements d’Ida y Vuelta musicaux entre l’ancien et le nouveau monde. Quant aux transformations stylistiques ultérieures du tango, elles accompagnent et reflètent les mutations urbaines qui en un siècle, font passer Buenos Aires du statut de ville coloniale perdue aux confins du monde civilisé à celui de grande métropole de rayonnement international.

Mais, même si de nombreux passages du livre sont consacrés à ces mutations sociales et urbaines, c’est surtout l’analyse de la musique et de la poésie tangueras stricto sensu qui en constitue le fil directeur. En simplifiant quelque peu le propos de l’auteur, je résumerai cette histoire passionnante de la jeunesse du 2X4 en trois tableaux : la naissance du tango vers 1880, son adolescence au début du XXème siècle, enfin sa marche triomphale vers l’âge adulte partir des années 1920. 

La naissance du tango

Après une longue discussion sur l’étymologie du mot « tango », l’auteur conclut nettement en faveur de l’hypothèse africaine. A l’appui de cette thèse, il cite par exemple le fait qu’au début du XIXème siècle, des danses noires appelées « tangos » furent interdites à Montevideo. Le terme « tango » était également utilisé vers 1840 à Buenos Aires avec la même signification de « danses et des musiques pratiquées par les noirs ».

Quant à l’apparition du tango proprement dit, il résulte selon l’auteur d’un phénomène de métissage, débutant  au milieu du XIXème siècle, entre les différents genres de musique populaire alors présents à Buenos Aires, comme le folklore rural, les payadas gauchesques et les candombes africains – auxquels viendront progressivement s’ajouter la danza et les habaneras cubaines ainsi que les tangos andalous venus d’Espagne. De ce mouvement syncrétique naît d’abord la milonga, très populaire entre 1860 et 1880. Pratiquée dans les pulperias, les bals populaires et les bouges du quartier de Constitución, il s’agit déjà d’une  danse de couples enlacés – avec un abrazo plus serré que dans les danses « bourgeoises » de la même époque – qui préfigure directement le tango.

Puis vers 1880, la milonga se ralentit, et en intégrant la habanera, donne naissance au tango, dont les premières compositions s’appellent Dame la Lata, El Queco, Tango de la Casera, ou Andate a la Recoleta. Beaucoup ne sont encore que des chansonnettes de maisons closes aux paroles salaces voire obscènes. Un peu plus tard, elles commenceront à mettre en scène les personnages bravaches et gouailleurs du barrio populaire, comme vers 1900 dans les chansons de Villoldo (Cuerpo de Alambre, El Porteñito…).

Les premières académies de danse apparaissent à Buenos Aires vers 1870, dans les quartiers populaires de Barracas ou Constitución. On y trouve des danseuses professionnelles, rétribuées « à la pièce » pour chaque danse effectuée, et qui d’ailleurs n’étaient pas toujours belles et jeunes, puisqu’on leur demandait surtout de servir de partenaires habilles et dociles à leurs clients. On danse aussi dans les perigundines et les maisons closes de différentes catégories. Dans les plus huppées, on trouve dans le salon ou le patio des pianistes voire de petits orchestres qui accompagnent les danseurs jusqu’à ce que les couples décident d’aller s’isoler dans une chambre voisine.

C’est vers 1885 que le tango se consolide comme danse, avec ses figures et son style propre. Salas nous propose à cette occasion une très intéressante analyse de sa genèse chorégraphique. En opposition avec l’historiographie  dominante qui en fait le produit d’une évolution quasi-organique à partir d’autres danses (blanchiment du Candombé avec rapprochement des corps, imitation de la Danza cubaine, etc.) il insiste au contraire sur son caractère d’invention sui generis, avec le développement des figures improvisées mettant en valeur l’inventivité et l’agilité des danseurs, ainsi que le rôle nouveau de la femme tournant autour de l’homme en une parade tentatrice.

A la fin du XIXème siècle, la musique de tango anime déjà de nombreux bals de faubourg et est présente lors des carnavals. Elle commence à être intégrée dans les saynètes du théâtre-bouffe, avec des thèmes comme Soy el Rubio Pichinango ou El torito. Mais ce n’est qu’après 1900 qu’apparaîtra un véritable répertoire de chansons de tango, à la place des petites ritournelles, souvent obscènes, des années 1880.

Le Tango au début du XXème siècle : arrêt sur image

Après 1880, la structure ethnique de Buenos Aires se transforme du fait d’une immigration massive d’origine majoritairement italienne. Cet afflux provoque une expansion urbaine rapide, accompagnée par d’importantes mutations sociales et culturelles : apparition d’un argot parlé par le sous-prolétariat d’origine étrangère, le lunfardo ; développement des habitats collectifs insalubres appelés « conventillos »…

Ces immigrés se heurtent naturellement à des problèmes d’intégration, comme en témoigne la figure comique du « Cocoliche », caricature de l’immigrant italien tenant grotesquement de singer la culture autochtone, ou encore le développement d’une forte délinquance juvénile au sein de cette population. Salas nous propose à cette occasion une savoureuse galerie des différents types de personnages en délicatesse avec la loi dans le  « barrio » des années 1890 : guapo, compadre, taita, compadron, compadrito, malevo, cafishio, etc. Mais on trouve aussi, dans la descendance de ces immigrés italiens, de nombreux musiciens qui peupleront les orchestres de tango au cours du XXème siècle, influençant profondément l’atmosphère de cette musique par l’apport de leur lyrisme romantique.

Salas évoque par ailleurs longuement les lieux de tango portègne du début du siècle : cafés musicaux et bastringues de la Boca, avec leurs bagarres et leurs danseurs légendaires ;  maisons de Laura et Marie la Basque, qui étaient plutôt des lieux de fêtes et de rencontres coquines que des bordels à part entière, mais où l’on trouvait tout de même des boudoirs particuliers à l’étage ; et bien sur maisons closes de toutes catégories. De nombreux petits orchestres de Tango animaient ces différents lieux, avec des musiciens comme Mendizabal, Canaro, Greco, Ponzio… Avec les années, on se mit aussi à danser le tango, en dépit de sa mauvaise réputation originelle, entre familles « honorables » dans les cours des conventillos …

Dans les quartiers plus huppés, on écoutait déjà du tango à la fin du XIXème siècle au café « chez Handsen », situé dans le parc de Palermo. Selon les témoins, l’audience était hétéroclite : l’après-midi était familial. Le soir, la clientèle était au départ assez distinguée, pour être progressivement remplacée après minuit par des viveurs, des marlous et des cocottes, personnages à la réputation beaucoup plus sulfureuse. Bien qu’il ne se soit pas agi d’un dancing mais d’un café, il est possible qu’on y ait un peu dansé, notamment pendant les dernières heures de la soirée.

Salas dresse également un attachant portrait des figures d’artistes de cette époque :  Domingo Santa Cruz qui écrivit le tango patriotique Union Civica vers 1890 ; Rosendo Mendizabal, pianiste attitré de la maison de Marie la basque, qui composa le fameux tango El Entreriano  en 1897 et mourut dans la misère ;  Angel Villoldo, auteur de El Porteñito, qui fut entre autres conducteur de chevaux à Barracas ; Vicente Greco qui joua dans les cafés de la Boca, comme El estribito et mourut prématurément en 1924 ;  Juan Maglio Pacho dont les enregistrements connurent un grand succès dans les années 1910,  contribuant fortement à la popularisation du Tango …

A la conquête de l’âme argentine

C’est d’ailleurs vers 1910 que le tango, après avoir assis sa présence dans les milieux populaire modestes mais respectables des conventillos, commence à être aussi adopté par la classe moyenne en émergence. Un peu plus tard, il parviendra enfin à s’introduire dans les milieux les plus aisés, qui constituèrent en quelque sorte le dernier carré de résistance à son acceptation généralisée par la société argentine. En 1911, s’ouvre en effet l’Armenonville, premier cabaret de tango destiné à la clientèle de la haute société. Roberto Firpo y jouera des tangos sentimentaux, qui marquent une rupture avec le côté faubourien et provocateur du 2X4 des origines. Dans cette lignée, Julio de Caro et Osvaldo Fresedo, développeront ensuite un style tanguero suave, élégant et recherché. Les années 1920 marquent enfin le règne du cabaret de luxe, comme le Chantecler ou le Royal Pigall, où des milonguitas souvent venues des quartiers pauvres, et éblouies par les lumières du centre-ville, dansent (et plus si affinités rétribuées) aux bras de riches « bacans ».

Ecrit dans un style fluide et agréable, truffé d’intuitions toujours intéressantes et originales, cet ouvrage de référence se parcourt sans lassitude, malgré l’absence de photos ou d’illustrations. Plutôt focalisé sur l’histoire musicale stricto sensu, il apparaît très complémentaire de celui de d’Andrès Carretero, Tango testigo Social, caractérisé par une démarche plus sociologique.

Fabrice Hatem

Le Tango, Horacio Salas, Préface d’Ernesto Sabato, 438 pages, 1986, trad. française Annie Morvan, Actes Sud, 1989

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