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Tango,  testigo social

testigositeL’histoire du Tango est profondément liée aux évolutions sociales et géographiques qui firent passer Buenos Aires, entre 1850 et 1930 du statut de ville coloniale de taille modeste à celui de grande métropole mondiale. Le caractère très métissé  de la ville jusqu’en 1870, puis l’essor à partir de 1880 d’un flux migratoire massif en provenance d’Europe, ont en effet créé un creuset culturel d’une grande diversité où s’est progressivement concocté le 2X4.

L’ouvrage d’Andrès Carretero a pour objet l’analyser l’apparition du Tango comme produit de ces transformations, avec un intérêt particulier pour les différents lieux de loisir (cafés, académies de danse, maisons closes…) qui lui servirent de berceau. Un processus que l’on peut résumer, sans trop caricaturer la pensée de l’auteur, par quatre instantanés ponctuant les étapes de cette évolution progressive : le Buenos Aires métissé du milieu du XIXème siècle où apparaît la Milonga, l’expansion urbaine rapide qui accompagne au cours des années 1880 la naissance du tango, l’ère des cafés batailleurs de la Boca au début du XXème siècle,  enfin le triomphe du Tango dans les cabarets du centre-ville au cours des années 1920.

Le Buenos Aires métissé des années 1850-1860

Au milieu du XIXème siècle, Buenos Aires, quoique de taille relativement modeste, est déjà un véritable creuset musical où résonnent les rythmes apportés par les différentes populations qui se croisent dans cette ville métissée : Payadas gauchesques de la Pampa, folklore en provenance des zones rurales du nord-ouest, Habaneras apportées par les navires venus de Cuba ou d’Espagne, Candombés des Noirs encore très présents à cette époque à Buenos Aires…

Ceux-ci habitent en majorité dans le sud de la ville : quartiers de San Telmo et Montserrat, familièrement appelé Barrio del Tambor ou del Mondongo. Ils se réunissent pour danser dans des « tambos » ou des « quilombo » dont la réputation est mauvaise auprès la population blanche. Aussi une répression réglementaire et policière s’exerce-t-elle contre ces réunions et les tambours qui les animent. Certains « viveurs »  blancs commencent cependant à fréquenter des lieux où ils observent les danses des noirs – en les copiant ou les parodiant.

La musique populaire est également présente dans beaucoup d’autres lieux : cirques ambulants, pulperias, perigundines, petits boliches (bordels), enfin chambres des fameuses chinas cuarteleras, ces compagnes des soldats qui les suivaient de garnison en garnison. On danse aussi dans les bals populaires et les « académies de danse » qui apparaissent à partir de 1860, où travaillent des « milongueras » qui sont payées pour danser avec les clients. On trouve beaucoup de ces lieux populaires, un peu mal fâmés, souvent à la limite de la prostitution, vers le quartier de Constitución et près de l’actuel parc de la chambre des députés, zones encore situées à l’époque à la périphérie du Buenos Aires.

Un phénomène de métissage commence alors à se produire entre musiques de différentes origines, qui conduit vers 1860 à l’apparition de la Milonga, mélange de Habaneras, de Payadas gauchesques et d’anciens  rythmes ternaires du Candombé, désormais binarisés. Quant à la danse, elle s’inspire de certains danses de couple africaines pratiquées en face à face, mais avec  une innovation importante : alors que dans celles-ci les corps étaient séparés, ils se rapprochent désormais jusqu’à s’enlacer.

Vers 1880 : l’immigration européenne transforme Buenos Aires

Une double rupture démographique se produit à partir des  années 1860, avec d’une part la marginalisation des populations noires et d’autre part le développement après 1880 d’un flux migratoire massif en provenance d’Europe.

Au cours des décennies 1860 et 1870 en effet, les noirs disparaissent,  utilisés comme chair à canon dans les guerres de l’époque, comme celle dite « du Paraguay », ou décimés par l’épidémie de fièvre jaune qui ravage Buenos Aires en 1871. Quant à la « conquête du désert » menée entre 1879 et 1881, elle se traduit par le massacre des indiens Mapuche de la Pampa, mais aussi, paradoxalement, par l’arrivée à Buenos Aires d’assez nombreuses indiennes rescapées qui devinrent personnel de maison ou prostituées.

A partir de 1880, débute également un mouvement d’immigration massive, en provenance principalement d’Europe. Celui-ci a pour conséquence une accélération du phénomène d’expansion urbaine de Buenos-Aires, transformant les campagnes environnantes en faubourgs, bientôt eux-mêmes agrégés au noyau central de la ville, tandis que naissent, encore plus loin, de nouvelles marges urbaines.  Ces immigrés occupent des emplois manuels, peu qualifiés, en bas de l’échelle sociale : ouvriers de travaux publics ou d’usine, blanchisseuse ou domestiques pour les femmes. Ils s’entassent, surtout vers le sud et l’ouest de la ville (quartiers d’Almagro, de Boedo), dans des habitats insalubres, les conventillos, où les conditions de vie déplorables contrastent avec l’opulence des quartiers aisés comme Palermo. Cette nouvelle population développe son propre style de (sur)vie et sa propre culture, avec son langage (le lunfardo, argot dont le vocabulaire intègre de nombreux mots empruntés aux langues d’origine des immigrants) et ses lieux de loisirs (petits cafés et almacenes, gargotes appelées « fondines », bordels plus ou moins sordides…).

La prostitution, légale depuis 1871, est par ailleurs omniprésente dans la ville, avec des établissements de tous niveaux, depuis les modestes boliches de  faubourgs, jusqu’aux maisons parfois très huppées du centre-ville,  parfois situées à proximité immédiate de la Casa del Gobierno. Ces bordels sont d’ailleurs assez fortement intégrés à la vie sociale, jusqu’à être utilisés comme lieux de réunions par les partis politiques, qui y recrutent aussi des hommes de mains parmi les ruffians…

Tous ces lieux de  divertissement – bordels, pulperias, perigundines, académies,… vont servir de vivier naturel à l’éclosion du Tango, né du ralentissement de la vive milonga. Cette nouvelle musique commence à se diffuser massivement après 1880, interprétée par de petites formations itinérantes de trois à quatre musiciens, où dominent des instruments légers, aisément transportables d’un lieu à l’autre, comme le violon , la flûte et la guitare.

1900 : cafés et théâtres

Au début du XXème siècle, l’expansion de la ville se poursuit, dans un climat général de stabilité politique et de prospérité économique qui favorisent la vitalité de la vie nocturne comme de l’expression artistique.

Vers 1900, on trouve dans différents quartiers de Buenos Aires – à la Boca, mais aussi à Palermo – de nombreux cafés musicaux animées par des trios ou des quatuors de Tango, où les « niños bien » des beaux quartiers viennent s’encanailler et chercher la bagarre avec les compadritos des faubourgs.

La prostitution est toujours envahissante dans la ville. Dans les lieux de plaisir suffisamment huppés pour pouvoir s’offrir le service d’un orchestres ou d’un pianiste – comme Rosendo Mendizabal chez Maria la Vasca – on danse dans le salon en attendant de monter dans les boudoirs à l’étage. Une prostitution diffuse, plus ou mois clandestine, est également omniprésente dans les pulperias et les cafés, souvent musicaux, dits « de levante », où l’on se rencontre avant d’aller ensuite louer un meublé à l’heure. Par contre, pas de musique dans les établissements beaucoup plus modestes du Once ou des faubourgs déshérités, où des réseaux de traite des blanches comme la fameuse Zwi Migdal alimente une sordide prostitution d’abattage.

Le tango commence aussi son ascension vers le statut de musique décente. Des académies de musique apparaissent,  formant des interprètes sachant lire une partition et à la technique plus raffinée que les musiciens autodidactes et instinctifs des origines, qu’ils remplacent peu à peu. De nouveaux instruments, comme le bandonéon plaintif et rauque, la  volumineuse contrebasse et le piano bourgeois remplacent la flûte et la guitare. Et le 2X4 sort peu à peu des bouges mal fâmés des origines pour se diffuser auprès des familles ouvrières respectables qui le dansent dans la cour de leur conventillo.

Après  1900, le 2X4 commence également à être écouté dans la bonne société.  Au centre-ville, la bourgeoisie va se distraire au théâtre en allant voir des saynétes comme Julian Gimenez, Justicia criolla, Ensalata criolla, los disfrazados, où sont intégrés des tangos. Ceux-ci sont aussi joués dans les cafés des parcs huppés de Palermo, comme le fameux Café Handsen. Mais la classe dirigeante, fascinée par la culture et l’élégance européennes, reste encore réticente à la pratique de cette danse jugée plébéienne, immorale et vulgaire.

Vers 1920 : Buenos Aires devient une métropole, avec ses cabarets de Tango

L’ascension sociale du tango se poursuit au cours des années 1920, tandis que la croissance urbaine transforme peu à peu Buenos Aires en une métropole trépidante. Mais si la prostitution est toujours  omniprésente, dans des maisons closes de tous niveaux, depuis les établissements de luxe du centre-ville jusqu’aux bordels d’abattage alimentés en juives polonaises par la Zwi Migdal – la pratique du tango se déplace vers de nouveaux lieux et gagne de nouvelles catégories sociales.

Le vieil arrabal rebelle des années 1900 tend en effet à disparaître, et, avec lui, ses personnage typiques de mauvais garçons  – taitas et compadritos – encore si présents dans les chansons de tango du début du siècle. La nouvelle classe moyenne en formation a par contre commencé depuis quelques temps à adopter le tango. Celui-ci s’est transformé à cette occasion une musique décente, ses paroles salaces et ses fanfaronnades étant désormais bannies au profit d’un sentimentalisme larmoyant. Cette diffusion dans l’ensemble de la société argentine sera encore accélérée par le développement, à partir des années 1910, du gramophone, puis, une vingtaine d’années plus tard, de la radio et du cinéma parlant.

Les bals et les lieux de danse de tous niveaux sociaux se multiplient aussi dans l’agglomération, depuis les faubourgs ouvriers jusqu’au centre-ville où s’est développée une active vie nocturne le long de l’avenue Corrientes. Ils sont plus ou moins respectables, depuis les tranquilles milongas familiales de quartier jusqu’aux salles de mauvaise réputation tenues par des rufians, où les viveurs se mêlent à la petite pègre, et aux cabarets populaires du Bajo où des prostituées russes ou polonaises, appelées « papirusas », viennent rencontrer leurs clients.

Enfon, le tango a fini par être adopté par la classe la plus aisée, qui va bientôt le pratiquer dans de luxueux cabarets.  Dès 1913, un concours de tango est organisé pour l’aristocratie portègne au Palace Theatre. Puis celle-ci commence à aller se divertir dans les cabarets de luxe apparus au tournant des années 1920 dans le centre-ville,  entre l’avenue Corrientes et la rue Esmeralda,  et dont de grands orchestres de tango – sextets,  septets, tipicas de 12 à 14 musiciens – constituent l’attraction principale.

Le principal mérite de l’excellent ouvrage d’Andrès Carretero est de décrire de manière très fouillée le lien pour ainsi dire organique entre cette genèse du tango et les mutations sociologiques ou urbanistiques qui font passer Buenos Aires, en quelques décennies, du statut de ville coloniale métissée à celui de gigantesque métropole moderne. Comme par exemple lorsqu’il explique la manière dont les « viveurs » blancs qui fréquentaient les quilombos noirs dans les années 1860 commencèrent à copier – tout en les réinterprétant à leur façon – les danses africaines, en substituant à la séparation des corps communément pratiqué dans ces dernières une posture de couple enlacé qui préfigure le tango. Ou quand il nous livre une topologie extrêmement précise de la localisation des cafés, maisons closes et autres lieux de plaisir dans le Buenos Aires de la fin du XIXème siècle. Bref, ce livre passionnera tous ceux qui veulent en savoir plus sur l’histoire du 2X4 et sur les personnages souvent attachants  qui ont peuplé son enfance et l’ont aidé à grandir avec amour.

Fabrice Hatem

Andrés M. Carretero, Tango, testigo social, 155 pages, éd .Continente, 1999

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