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La dictature insidieuse

L’ancien Régime et la Révolution : rien de nouveau sous le ciel de Paris ?

ImageL’une des hypothèses centrales de mon futur ouvrage, « La dictature insidieuse » est que l’actuelle dérive de l’Etat français vers un totalitarisme « soft » – mélange de collectivisme, de contrôle social et de messianisme multiculturaliste –  n’est au fond que l’aboutissement d’un très long processus historique, pratiquement étalé sur plus d’un millénaire : celui par lequel  l’Etat s’est institué en France comme l’instance centrale, voire unique de production de la légitimité sociale, marquant ainsi profondément les mentalités d’un peuple toujours disposé à chercher dans son intervention la solution à tous les problèmes collectifs comme individuels.

Cette idée-force m’a évidemment incité à relire l’ouvrage de Tocqueville, « L’ancien régime et la révolution », qui justement fonde l’un des axiomes les plus fortement ancrées dans la science politique française : à savoir que la centralisation administrative, la destruction des corps intermédiaires, et finalement la toute-puissance acquise par l’Etat sur une société composée d’individus égaux desquels il exige une complète allégeance, loin d’être des créations ex nihilo de la Révolution française, constituent contraire l’héritage de tendances déjà largement esquissées sous l’Ancien régime et que la Révolution n’a fait qu’amplifier.

Mais au-delà de cette thématique bien connue, j’ai aussi découvert dans l’ouvrage de Tocqueville beaucoup d’autres idées précieuses, qui ont souvent un puissant écho dans la réalité de la France contemporaine.

L’ouvrage est divisé en trois parties de taille inégale.

La première partie, la plus courte, dresse une sorte de bilan de ce que fut la Révolution française et de ce qu’elle ne fut pas. Elle insiste notamment sur l’idée que son objet essentiel ne fut pas de détruire le pouvoir de l’Eglise ou du Roi, mais plutôt d’abolir des privilèges désormais considérés comme injustifiés, ainsi que d’achever de détruire les corps intermédiaires qui avaient survécu au réformes déjà entreprises par l’Ancien régime. Cela afin de créer une société composée de citoyens-individus juridiquement et politiquement égaux en droit et placés sous la domination d’un Etat central aux pouvoirs immensément accrus. Ainsi, la Révolution « n’a point tendu à perpétuer le désordre (…) mais plutôt à accroitre la puissance et les droits de l’autorité publique ». Elle a dans ce but aboli les institutions féodales « pour y substituer un ordre social et politique plus uniforme et plus simple, qui avait l’égalité des conditions pour assise ».

La seconde partie du livre, la plus longue, est également celle qui en présente la thèse principale : à savoir que la centralisation administrative, la concentration des pouvoirs et des intelligences à Paris, l’accroissement du pouvoir de l’Etat par la destruction des corps intermédiaires, et même l’égalité de fait des conditions (au moins dans les classes supérieures de la société), loin d’être un acquis « ex nihilo » de la Révolution, étaient des tendances déjà à l’œuvre sous l’Ancien régime, et que la Révolution n’a fait qu’amplifier. « La centralisation avait déjà le même naturel, les mêmes procédés, les mêmes visées que de nos jours, mais non encore le même pouvoir.»

Enfin, la troisième partie du livre analyse quelques-unes des principales causes déclenchantes directe de la  Révolution, comme par exemple l’influence énorme acquise par les hommes de lettre ; la contestation déjà très massive de la religion  et de l’Eglise ; ou encore la manière,  extrêmement maladroite dans sa forme même si elle résultait d’une bonne intention, dont les classes dirigeantes ont attisé contre elles la haine populaire par une dénonciation récurrente et affichée d’injustices dont elles étaient pourtant elles-mêmes les premières bénéficiaires.

Outre sa thèse centrale et bien connue, l’ouvrage de Tocqueville regorge également d’intuitions et d’analyses ayant une résonnance forte dans l’actualité de la société française contemporaine. Citons notamment parmi celles-ci, par ordre d’apparition dans l’ouvrage :

–                     L’abus des lois, le contraste entre leur apparente rigueur et une certaine mollesse dans leur application avait créé dans l’esprit des contemporains une forme de mépris  de la loi : « l’ancien régime est là tout entier : une règle rigide, une pratique molle, tel est son caractère ». Or, ce mépris des lois, et le sentiment d’injustice qui l’accompagne, est lui-même porteur de révoltes futures : « La soumission du peuple à l’autorité est encore complète, mais son obéissance est un effet de la coutume plus que de la volonté ; car, s’il lui arrive par hasard de s’émouvoir, la plus petite émotion le conduit aussitôt jusqu’à la violence (…) ». Cette analyse, correspond exactement à l’un des thèmes que je souhaite développer dans mon futur ouvrage, à savoir l’apparition possible, dans la France contemporaines, d’attitudes de repli, voire de révolte ouverte, liées à la perte de légitimité de la loi républicaine. Le mouvement des gilets jaunes, la vandalisation généralisée des radars routiers, le repli communautaire des banlieues islamisées apparaissent ainsi comme autant de signe d’une révolte sourde – ou plutôt d’un ensemble hétérogène de révoltes -, contre un ordre républicain désormais considéré comme injuste, oppressif, illégitime, par de nombreuses fractions de la population.

–                     Déjà, sous l’Ancien Régime, la religion de l’Etat est déjà si profondément ancrée dans les mentalités françaises que le réflexe de faire appel à lui, comme une sorte de protecteur providentiel, chaque fois qu’un difficulté apparaissait, est déjà largement présent. « Comme [le pouvoir central] est déjà parvenu à détruire tous les corps intermédiaires, et qu’entre lui et les particuliers il n’existe plus rien qu’un espace immense et vide, il apparaît déjà à chacun d’entre eux comme le seul ressort de la machine sociale, l’agent unique et nécessaire de la vie publique. (…) Le gouvernement ayant [ainsi] pris la place de la providence, il est naturel que chacun l’invoque dans ses nécessités particulières (…). Personne ne pense pouvoir mener à bien une affaire importante si l’Etat ne s’en mêle ». Or cet état d’esprit, qui a largement traversé les siècles, constitue à mon avis en facteur  fondamental pour expliquer la dynamique qui a peu à peu conduit à l’Etat-Moloch d’aujourd’hui, si envahissant qu’il en devient  de facto totalitaire avec ses  36 ministères et secrétariats d’Etat, ses 15000 lois, es millions de caméras vidéos, et sa dépense publique frôlant les 60 % du PIB.

–                     Les classes possédantes et dirigeantes s’étaient déjà regroupées dans un Paris concentrant tous les pouvoirs, toutes les richesses, tous les talents, se coupant ainsi d’un bas peuple des campagnes abandonné à sa misère, à son désespoir et à son ignorance par la désertion de ses élites naturelles. Tocqueville cite à ce sujet Montesquieu qui disait déjà en 1740 : « il n’y a en France que Paris et les provinces éloignées, parce que Paris n’a pas eu le temps de les dévorer ». La situation ainsi décrite n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, celle que décrit aujourd’hui Christophe Guilluy dans son livre « Fractures françaises » : celle d’une « France périphérique » des classes populaires, marginalisées et  abandonné à leur sort par les classes éduquées, elles-mêmes concentrées dans les grands centres urbains mondialisés, prospères et actifs.

–                     La société d’Ancien régime était profondément fragmentée entre groupes sociaux coupés les uns des autres et souvent séparés par un abîme de défiance. Tocqueville cite à cet égard Turgot, qui écrivait avec tristesse dans un rapport au roi Louis XVI : « La nation est une société composée de différents ordres mal unis et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que peu de liens, et où, par conséquent,  personne n’est occupé que de son intérêt particulier ». Ce propos entre étrangement en résonnance avec les analyses du récent ouvrage de Jérôme Fourquet, « l’Archipel français », qui dresse, 250 ans plus tard, un diagnostic finalement assez proche, mutatis mutandis, des déchirures françaises d’aujourd’hui, même si les termes ont changé : on ne parle plus aujourd’hui de paysans, de bourgeois et d’aristocrates, mais de bobos urbains, de banlieues-ghettos et de France périphérique…

–                     Il existait une illusion, très apparente dans les cahiers de doléance, selon laquelle l’abolition générale de toutes les lois et institutions existantes, ainsi que la reconnaissance généralisée de toutes sortes de droits nouveaux, permettrait presque magiquement de régler tous les problèmes existants pour parvenir à une société idéale, alors qu’en fait cette tentative une fois mise en pratique, n’aboutira avec la Révolution qu’à un déferlement de violence et à une faillite des promesses initiales. Un risque de déception déjà dénoncé,  400  ans avant 1789, par les pères des révolutionnaires, dans le langage direct et vigoureux de leur époque : «  Par requierre de trop grande franchise et liberté chet-on en trop grand servage.» On retrouve ici l’illusion contemporaine de la création d’une société idéale par l’incessante création de droits nouveaux (logement, éducation, santé, environnement, etc.) ; des droits en fait impossibles à concrétiser dans la réalité car non gagés par des devoirs et/ou des ressources nouvelles – une situation conduisant nécessairement à la faillite, au chaos, et in fine à un gouvernement autoritaire.

–                     La Révolution n’a pas éclaté du fait d’une mauvaise situation économique, mais, au contraire, alors que la société et l’économie françaises, stimulées par les premières réformes entreprises par le pouvoir royal, était engagées dans une période de  reprise des affaires et d’accroissement de la prospérité. Et pourtant, « à mesure que se développe en France la prospérité que je viens ce décrire, les esprits paraissent (…) plus mal assis et plus inquiets ;  le mécontentement public s’aigrit ; la haine contre toutes les institutions va croissant.» La raison en étant, selon Tocqueville, que les réformes  – partielles et incomplètes – engagées par le pouvoir royal, tout en favorisant l’enrichissement de la bourgeoisie d’affaires, lui avait fait apparaître comme d’autant plus odieux et insupportables les vestiges de l’Ancien régime qui freinaient encore son expansion ; les inquiétudes et récriminations se concentrant notamment sur climat d’insécurité financière lié à la solvabilité incertaine de l’Etat-débiteur. Transposée à la France d’aujourd’hui, cette observation doit nous rappeler 1) que la période la plus dangereuse pour la stabilité des régimes anciens est celle où ils commencent à se réformer, transformant la résignation obligée de leur sujet en espoir, puis en impatience, puis finalement en révolte ouverte contre un monde d’autrefois qui ne parvient pas à troquer assez rapidement ses vieux oripeaux pour des habits neufs ; 2) que la meilleure façon d’entraîner un soulèvement généralisé du peuple est de le spolier de son épargne et de son patrimoine par une faillite souveraine de l’Etat ou un épisode d’hyperinflation.

–                     En critiquant eux-mêmes, dans une intention louables, les injustices de l’Ancien régime dont ils étaient au fond les bénéficiaires, l’élite aristocratique éclairée et même les détenteurs du pouvoir politique ont alimenté dans l’âme du peuple une rancœur qui allait bientôt se manifester par un déchaînement de haine et de violence destructrice à leur endroit. Citant quelques-uns de ces textes involontairement incendiaires, Tocqueville observe : « C’était enflammer chaque homme en particulier par le récit de ses misères, lui en désigner du doigt les auteurs, l’enhardir par la vue de leur petit nombre, et pénétrer jusqu’au fond de son cœur pour un allumer la cupidité, l’envie et la haine. » On ne peut s’empêcher en lisant ces ligne de penser à l’actuel discours de repentance et d’auto-flagellation des peuples occidentaux, qui loin de leur attirer la bienveillance des anciens peuples colonisés, contribue à attiser chez eux un esprit de revanche, particulièrement au sein des générations nouvelles ; quant au mantra culpabilisateur sur les inégalités de revenus et de patrimoine – saupoudré d’une bonne couche de moraline écologiste, il ne fait que préparer la future spoliation des classes occidentales aisées au nom de l’égalité et de l’environnement.

On serait finalement presque tenté, en lisant Tocqueville sous l’angle de ces surprenantes continuités, de dire qu’au fond il n’y a rien de vraiment nouveau sous le ciel de France. Bien sûr, ce n’est pas vrai : la Révolution, la Restauration, deux empires et cinq républiques sont passées par là, sans oublier un invasion, une guerre civile, deux guerres mondiales, la colonisation, l’intégration européenne, la mondialisation et les migrations de masse… Il n’en reste pas moins qu’au-delà de tous ces bouleversements, certaines idiosyncrasies françaises, tant dans les mentalités que dans les relations sociales ou la géographie humaine, ont connu une incroyable résilience au cours des siècles ; que certains problèmes que nous croyons propres à l’époque contemporaine se posaient dans des termes étonnamment proches il y a 250 ans ; et qu’il n’est pas non plus impossible que les peuples occidentaux soient en train de répéter les mêmes erreurs que commirent les privilégiés de l’Ancien régime, en conduisant par leurs propos maladroits quoique bien intentionnées à exciter contre eux la haine, conduira à une révolution violente qui entraîna leur perte comme celle qui s’annonce peut-être aujourd’hui  pourrait entraîner la nôtre.

Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution (1ère édition 1856), Ed. Gallimard / Histoire folio, 2016, 378 pages, 2016, Paris

Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture.

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