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Hip hop America : une histoire musicale du Hip Hop

ImageJournaliste afro-américain passionné depuis son adolescence par le Hip-Hop, Nelson George est aujourd’hui l’un des spécialistes les plus reconnus de cette culture. Il nous livre dans cet ouvrage datant de 1998, et mis à jour en 2005, le fruit de plus de trente années de fréquentation assidue de ce milieu. Son livre apparaît à maints égards complémentaire de celui de Jeff Chang, Cant’ Stop Wont’t Stop, consacré au même sujet.

Tout en décrivant de manière détaillée le terreau social et politique dans lequel s’enracine le Hip-Hop (le monde marginalisé et déshérité du ghetto, les mouvements revendicatifs afro-américains),  Nelson George insiste davantage que Jeff Chang sur la dimension proprement artistique de celui-ci. Ce nombreux passages sont ainsi consacrés à la genèse musicale et esthétique de ce style enraciné dans la tradition de la contre-culture noire, depuis les « Battle Royal » (spectacles de bagarre) des années 1930, jusqu’aux films afro-centrés du mouvement « blaxploitation » des années 1970.

L’auteur montre également comment l’apparition des discothèques et du DJing – qui marginalisent progressivement la musique live dans les lieux de danse à partir des années 1950 -, puis des « Sound systems » jamaïcains à la fin des années 1960, préparent la voie à la naissance du  Hip-Hop. Il détaille ensuite les différentes étapes de la cristallisation de ce style dans le Bronx new-yorkais au cours des années 1970, puis son épanouissement sous la forme d’une contre-culture polymorphe intégrant plusieurs dimensions : musique (Djing et « Rapping », c’est-à-dire improvisation vocale par un « Master of Ceremony » sur des rythmes répétitifs mixés), danse (Breaking, qui ritualise par des « battles » entre « crews » les affrontements violents entre gangs) et graffiti.

Des pages passionnantes sont consacrées à cette occasion aux principaux protagonistes de cette genèse :

– Tout d’abord les DJs, d’origine afro-américaine ou caribéenne, comme Kool Herc, qui met au point les premiers Sound Systems ; African Bambaattaa qui donne son identité au Hip-Hop comme contre-culture aux facettes multiples ; Grand Master Flash, qui perfectionne la technique du mixage…

– Ensuite, les managers de groupes et les directeurs de labels indépendants, souvent noirs ou juifs, qui jouent le rôle de découvreurs de talents à une époque où les grandes maisons de disque ne s’intéressent pas encore au Hip-Hop : Sylvia et Joe Robinson, propriétaires du label Sugar Hills Records, qui publie le premier titre de Hip-Hop, Rapper’s Delight, en 1979 ; Rick Rubin et Russel Simmons, fondateurs du fameux label Def Jam, qui produiront, entre autres, Public Ennemy et EPMD ; Barry Weisse,  avec son label Jive records, qui promeut Moe Dee, Too Short, Philly, KRS One…

– Enfin, les médiateurs culturels venus de l’avant-garde new-yorkaise, comme Fab Five Freddy qui organise les premières expositions d’artistes de graffiti ; Henry Chalfant qui réalise en 1983 le premier film documentaire consacré au Hip Hop, Style Wars ; ou encore David Mays et Jon Shecter, qui créent en 1988 la première revue de Hip hop, The source. Sans oublier, bien sûr, les nombreux portraits de breakers et rappers que l’on peut également trouver dans l’ouvrage.

A partir de son berceau du Bronx, le Hip-Hop connaît aux cours des années 1980 une large expansion aux Etats-Unis, notamment sur la côte ouest, avec le mouvement « Gangsta Rap » de Los Angeles, incarné par le groupe NWA ou les rappeurs Ice cube, Easy E et Dr Dre ; Mais aussi en Floride, avec le style « Miami Bass » porté par le groupe 2 Live Crew ; sans oublier Schooly D  à Philadelphie; Too short à Oakland,  Geto Boys à Houston…

Nelson George souligne à cette occasion la grande diversité des expressions musicales regroupées sous l’appellation attrape-tout de « Gangsta rap ». Cela lui permet, en quelques paragraphe brillants, de mettre en lumière les spécificités stylistiques de quelques-uns des plus grands interprètes du genre, comme  Ice-T, Ice Cube, Tubac Shakur, Notorious BIG , NWA,  Snoop Doggy Dogg,  Easy E, Kool G rap, Grand master Flash,  Run – DMC, Public Ennemy , NAs, Dr Dre. Schooly D, LaRock…

L’auteur détaille également le rôle-clé joué par le vidéo-clip dans la diffusion du Hip hop auprès du grand public, avec l’aide de chaîne TV spécialisées comme Yo, MV Rap !,  ou Rap City. Il  regrette par contre que, malgré une filmographie non négligeable (Style Wars, Beat Street…), seule une poignée de longs métrages, parmi lesquels il cite Boy’z n the hood,  Menace II society, The show et Hoop Dreams, aient véritablement rendu compte avec fidélité de l’univers du Hip-Hop.

Contre-culture revendicative et transgressive, le Hip Hop contient une charge de violence latente qui,  avec le Gangsta Rap, est même devenue une composante centrale des textes et des vidéos, prétendant ainsi refléter la vie quotidienne des habitants du ghetto. Une violence qui d’ailleurs rejaillit sur la vie des acteurs du genre, comme en témoigne l’affrontement physique qui a opposé les labels Death Row Records et Ruthless Recordspour la production de Dr Dre, ou encore les morts violentes des rappeurs Tupac Shakur et Notorious  Big à la fin des années 1990, sur fond de rivalité entre mouvements Hip Hop des côtes Est et Ouest.

Le genre a également donné lieu à des excès verbaux de diverses natures (dérapages antisémites de Public Ennemy, appel au meurtre de policier de Ice T, sexualité explicite de 2 Live Crew ou Snoop Doggy Dogg, etc.), qui suscité d’âpres polémiques venues principalement des milieux conservateurs (Delores Tucker), mais aussi de certains militants afro-américains historiques (Angela Davis). Tout en reconnaissant ce que ces excès de langage peuvent avoir de choquant, l’auteur les explique, dans une analyse parcourant de manière lumineuse l’histoire de la communauté afro-descendante en Amérique du nord, par une réaction d’orgueil et d’auto-affirmation du mâle noir longtemps réprimé et méprisé, et désireux de retrouver par la provocation et l’outrance une forme d’estime de soi.

Enfin, le Hip Hop a évolué progressivement vers une musique à caractère plus commercial. Tout d’abord, à partir du milieu des années 1980, les majors de l’industrie musicale commencèrent à s’intéresser à ce genre, contribuant puissamment à sa diffusion auprès d’un public plus large. André Harrell, avec son label Uptowm lié à MCA, a par exemple joué un rôle important dans cette évolution, en créant une nouveau style de rappeur, bien habillé, élégant, davantage susceptible d’attirer les faveurs du public mainstream que les voyous menaçants de NWA, et en découvrant des artistes talentueux comme Sean Combs. Tirant parti de ce succès, l’industrie du show-business va bientôt organiser un véritable « cycle de consommation » autour du Hip Hop et de ses artistes : concerts, DVD, lignes de vêtements, spectacles… Quant aux rappeurs eux-mêmes, beaucoup n’hésitent pas à faire flèche de tout bois pour tirer un parti financier supplémentaire de leur notoriété, en participant par exemple à des clips publicitaires pour des marques de vêtements ou de boisson, comme Run-DMC pour Adidas ou Ice Cuba pour Sprite. Plusieurs artistes de Hip-Hop ont également fait des incursions plus ou moins poussées au cinéma, comme Ice Cube, Ice t, Tupac Shakur, Queen Latifah, Ll Cool ou Will Smith.

Dans une conclusion à la tonalité enthousiaste, l’auteur souligne la capacité du Hip Hop à se réinventer en permanence, y compris dans son langage, tandis qu’apparaissent en permanence de nouveaux interprètes (peut-être même un peu trop, tant est rapide l’obsolescence des artistes du genre).

J’ai particulièrement apprécié la tonalité mesurée et objective ce cet ouvrage, l’auteur sachant prendre ses distances avec les expressions les plus contestables de la radicalité politique afro-centrique comme du consumérisme bling-bling associé au Rap. Cette écriture très dense et riche en information, qui contraste avec le style plus léger, truffé d’anecdotes et de descriptions plaisantes, de Jef Chang, exige par ailleurs une grande concentration dans la lecture. Mais on en ressort avec les idées claires sur le sujet et l’agréable sentiment d’avoir appris quelque chose.

Fabrice Hatem

Nelson George, Hip Hop America, Editions Penguin books, 2005 (première édition : 1998), 238 pages

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