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Vie culturelle

Renaissance du tango : causes, formes et enjeux

Editeur : La Salida n°51, décembre 2006

salida51 Auteur : Fabrice Hatem (synthèse réalisée par)

Titre : Renaissance du tango : causes, formes et enjeux

Quelles sont les causes de la renaissance du tango dans le monde depuis une vingtaine d’années ? Quelles en sont les formes et les limites ? Comment concilier le développement de son public avec la préservation de son essence ? Ces questions ont fait l’objet d’un débat le 2 septembre dernier, dans le cadre de l‘Université du tango. Nous vous en livrons ici un libre compte-rendu[1].

Une renaissance en débat

Plusieurs indicateurs objectifs confirment l’essor du tango au cours des 15 dernières années (C). Sur un plan strictement quantitatif, c’est l’augmentation très forte du nombre de danseurs, d’associations, d’évènements, de lieux de pratique, observée en France comme dans le reste du monde. Autrefois quelque peu méprisé par l’élite culturelle, le tango a également bénéficié d’un début de reconnaissance institutionnelle : dans les années 1980, il était par exemple impensable de programmer des chanteurs de tango comme Haydée Alba sur France-Musique alors que c’est aujourd’hui devenu une pratique courante.

Cette renaissance s’est concrétisée en trois phases principales (F) : un engouement pour les grands spectacles itinérants, comme Tango Argentino, qui a joué un rôle déclencheur dans les années 1980 ; le développement du tango comme danse de loisir au cours des années 1990, dans un contexte pour l’essentiel associatif (au moins en Europe) ; enfin, depuis 10 ans, un renouveau culturel, marqué notamment par l’arrivée d’une nouvelle génération de musiciens, nombreuse et de qualité. Ceux-ci bénéficient d’un intérêt croissant pour cette culture qu’ils contribuent eux-mêmes à alimenter en en renouvelant le genre et en enrichissant sa palette expressive.

Reste que la notion de « renaissance « reste sujette à caution. Il s’agit la essentiellement d’une vision de danseur, qui néglige quelque peu les autres composantes de la culture tango, et notamment la musique. De ce point de vue, la situation des années 1970 ne serait pas caractérisée par un déclin, mais plutôt par un formidable renouvellement lié notamment à l’œuvre d’Astor Piazzolla, qui a légitimé cette culture (N). Et, même dans le cas de la danse, l’essor actuel doit être relativisé : le tango dansé reste confiné à un milieu quantitativement très limité, pratiquant dans des lieux quasi-secrets, et parfois qualifié de « secte »[2] (P).

Cause générales, causes spécifiques

L’engouement pour les danses de couple en général peut s’expliquer par des causes à la fois sociologiques, psychologiques et économiques. Les travaux des sociologues contemporains mettent à cet égard en évidence plusieurs tendances de fond (C) : la montée de ce que Gilles Lipovetsky appelle « l’individualisme narcissique », qui a pour corollaire le développement d’un rapport narcissique au corps ; le besoin d’appartenance à une tribu partageant des valeurs, respectant des rites et des codes (Michel Maffesoli).

Sur le plan psychologique, le tango répond au besoin de se toucher, en forçant les interdits, les règles du surmoi, du parent intérieur, le refoulement corporel. Lorsqu’une autorité, comme celle d’un professeur de tango, dit qu’il est possible de te laisser aller, de toucher le partenaire, alors on se sent « autorisé » à jouir sans avoir le sentiment de mal faire. On peut alors atteindre la fusion totale avec l’autre, ce que les psychanalystes appellent le « sentiment océanique » (L).

Enfin, le mouvement de mondialisation facilite la diffusion des musiques du monde sur l’ensemble de la planète, leur permettant ainsi d’accéder à de nouveaux publics (N).

Mais le mouvement de renaissance des danses de couple est général. Il y a eu, dans les années1980, un grand essor des danses de bal dans les villes françaises, Il existe aujourd’hui un véritable fantasme du bal, une représentation ludique liée à la danse de couple. Et le besoin de danser est de toutes manières un besoin archaïque, présent à toutes les époques; Quant à la tradition de la danse de couple, elle appartient fondamentalement au patrimoine européen (C).

Alors pourquoi ce dynamisme particulier du tango ? Plusieurs explications sont possibles : La richesse particulière des opportunités qu’il offre du point de vue de la culturel (musique, danse, poésie), de la sociabilité en réseau (voyages, festivals,…), des rencontres (proximité entre le public et les artistes) (F) ; le fait qu’il s’agit de la plus ancienne et de la plus riche des danses de couples, qui offre aux danseurs une pratique de qualité, avec une grande richesse de possibilités d’improvisation (C) ; enfin, la lenteur du tango son caractère de danse intériorisée, l’accent sur contact avec l’autre, la focalisation calmante (L).

La contribution du tango à l’épanouissement de la personnalité est par ailleurs fréquemment soulignée[3]. Cette danse, en effet, permet « une métamorphose, une éclosion de soi-même » (Claudia). Elle favorise l’écoute de l’autre (Martine). Elle offre un accès à la danse à des personnes au départ éloignées de ce monde (Céline). Elle peut même être utilisée dans les pratiques psychothérapeutiques (L). Comme le dit Laurie Hawkes, « la plupart des gens ne font pas ce qui leur ferait du bien ». Le tango les aide à surmonter leurs manques, leurs blocages, à découvrir des choses fortes sur eux-mêmes. Un facteur d’épanouissement particulièrement bénéfique aux hommes, mais qui pour les femmes peut être contre-balancé par des blessures narcissiques (attente infructueuse dans le bal).

Formes de la renaissance et enjeux du futur

Le tango est une culture multiple (musique, danse) dont les publics sont parfois assez cloisonnés. Les danseurs, par exemple s’occupent souvent assez peu de musique. Des initiatives sont en cours pour rapprocher les différentes facettes de la culture tango. L’association lyonnaise Tango de Soie a par exemple lancé depuis l’an dernier une opération de soutien à l’écriture musicale, en commandant l’an dernier à plusieurs musiciens (Luis Stazo, Gustavo Beytelmann, Marcello Mercadante, orchestre El Arranque…) 8 tangos destinés à être joués pour la première fois à l’occasion d‘un bal. L’initiative a suscité à la fois l’enthousiasme des musiciens, flattés d’être sollicités par les danseurs, et du public, qui s’est rendu nombreux à ces bals inauguraux. L’opération se poursuit cette année, avec la commande de 4 nouveaux tangos. Elle s’étend également vers la poésie, avec l’accueil en octobre prochain d’écrivains latino-américains intéressés par le tango (P).

Mais parviendrons-nous à concilier une diffusion élargie du tango avec une préservation de son essence ? Des voix s’élèvent par exemple pour s’inquiéter de certaines initiatives actuelles comme l’organisation en juin dernier d’une compétition nationale de tango. En introduisant des règles, des hiérarchies, des exclusions, ce type de manifestation risquerait de changer l’esprit du tango, en transformant une danse d’improvisation libre en une pratique figée et codifiée. Quant à la chaîne M6, elle a dans ses projets de programmer une « star-académie du tango ». Cette médiatisation commerciale pourrait provoquer une déferlante de « sportivisation/compétitivisation » qui altérerait en profondeur l’esprit du tango (P). Enfin, en France, les pouvoirs publics doivent bientôt trancher sur la question du rattachement des danses de couple (et donc du tango) aux ministères des sports ou de la culture, notamment pour ce qui concerne l’octroi de diplômes nationaux. L’enjeu étant évidemment ici la reconnaissance du tango comme culture, et non comme simple pratique sportive ou de divertissement.

Toutes ces questions posent en filigrane celle de l’avenir du réseau associatif fondé sur le bénévolat ? (F) Ce mode d’organisation convivial est en effet bien adapté aux petites échelles. Il est porteur de valeurs partagées par la plupart d’entre nous (la distance à l’argent, l’attachement à la vie de groupe, l’auto-organisation des loisirs). Mais est-il capable de « porter » un développement plus large, au delà du cercle restreint des passionnés ?

A toutes ces interrogations, fort légitimes, on peut répondre que chacun est finalement libre de faire ce qui lui plaît avec les gens qu’il aime, et qu’une « marchandisation » éventuelle du tango n’empêchera pas ses amoureux passionnés de continuer à se retrouver entre eux pour vivre cette culture comme ils le désirent (F).

Synthèse réalisée par Fabrice Hatem

[1] Plutôt qu’un compte rendu analytique, l’auteur, qui a également animé la table-ronde, vous en propose une synthèse personnelle. Les membres de la table-ronde, à l’origine des principales idées exposées sont désignés de la manière suivante : C pour Christophe Apprill ; P pour Pierre Vidal-Naquet ; L pour Laurie Hawkes ; N pour Nardo Zalko ; F pour Fabrice Hatem.

[2] Un terme qui semble « coller » au tango, puisqu’au début du siècle, Sem parlait disait déjà en parlant des danseurs parisiens : « On dirait une secte » (N).

[3] Les prénoms qui suivent désignent des membres du public qui sont intervenu à l’occasion du débat.

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