Catégories
Poésie et littérature

Entretien avec Enrique Cadicamo

Editeur : La Salida n°46, Décembre 2005-janvier 2006

Auteur : Jean-Luc Thomas (propos recueillis par)

cadicamo1 « J’ai écrit d’après-nature »

Prince de la nuit, bohême incorrigible, le poète assurait n’avoir nullement forcé le trait dans le portrait des archétypes tangueros qui peuplent ses succès. Les muñecas bravas, il les connaissait bien. Extraits d’un entretien recueilli en 1996.

Le vieil homme avait fêté ses 95 ans un an plus tôt. Je préparais alors mon livre « Chemins de tangos » (Atlantica, 1998 – en réédition actuellement) et Enrique Cadícamo avait accepté dans ce cadre un entretien en ma compagnie et celle de mon ami Francis Huertas, correspondant de différents médias français et résident permanent à Buenos Aires depuis 1987. Le poète nous avait conviés chez lui, dans son appartement de la rue Talcahuano.

Presque dix ans plus tard, la perspective de cette rencontre a considérablement évolué. Peut-être Don Enrique serait-il aujourd’hui moins sévère avec la jeune génération qu’il balayait alors d’un définitif : « les fantaisies que l’on tient aujourd’hui pour du tango n’en sont pas » alors qu’à l’exemple d’un Daniel Melingo, le tango actuel a renoué avec la poésie des marges et des origines, et célèbre Cadícamo comme Linyera ou De la Púa.

A l’époque, l’auteur de Los Mareados tenait ferme la position : « Ici, ce qui est valable, c’est ce que FUT le tango, un souvenir et après tout, c’est beau comme ça. C’est comme aux Etats-Unis, le blues des noirs dans les champs de coton. Ce sont des choses immortelles, personne ne veut les rénover et il faut les laisser ainsi. »

Il fourmillait pourtant d’idées et s’accrochait particulièrement à un projet cinématographique consacré à Gardel, un scenario très abouti qu’il avait intitulé Los angeles mueren quemados (Les anges meurent brûlés). Il nous exposa longuement son rêve avec une foi irrésistible, nous lançant même : « Si vous pouviez en parler à Alain Delon, parce qu’il faut chercher les capitaux. C’est un film de 30 millions de dollars. Mais 600 millions d’hispanisants attendent ça à travers le monde… »

Enrique Cadícamo est mort sans avoir vu son film. Il nous avait parlé du tango et de ses amis tangueros. Il me permit ainsi de nourrir mon futur ouvrage du témoignage direct d’un des monstres sacrés du genre. C’est le texte de cet entretien, resté inédit dans sa forme, que nous vous proposons ici.

-Parmi les tangos que vous avez offert à l’époque de Gardel, surgit la figure de la muñeca brava. Que symbolise au juste pour vous cette fille du cabaret, cette demi-mondaine ? Est-ce la parabole d’un petit peuple qui veut échapper à sa misère ?

– Partout dans le monde, il y a le peuple qui souffre et le peuple qui jouit, qui profite. Elle, elle sort du faubourg, elle va au centre et passe de la pauvreté au luxe. Elle est jeune, belle, on l’entretient et la transformation s’opère : de rien du tout, elle devient quelqu’un à travers son fric, ses robes, ses bijoux. Et elle est le reflet de bien des créatures de cette époque, car les muñecas bravas, il y en avait beaucoup, comme les milonguitas… Ce pourrait être une création poétique, mais en l’occurrence, j’ai écrit d’après-nature. Ces tangos, je les ai écris très jeunes, à vingt-six, vingt-sept ans. Ils ont le goût, la couleur de la ville à l’époque. Tout était si différent : la nourriture, la nuit… Je vivais alors dans un état de noctambulisme enchanteur. C’était autre chose. S’ils veulent faire des tangos aujourd’hui… qu’ils en fassent, mais de grâce, sans compliquer. Le tango, c’est simplissime et la grâce, c’est de faire simple.

-Comment réagissait Gardel aux tangos que vous lui proposiez ? Le plus souvent, il fallait enregistrer très vite…

-(surpris) Oh, s’il fallait attacher de l’importance aux répétitions, tout ça… Gardel était myope ou astigmate, enfin, il avait un problème à l’œil droit. Il attrapait dans sa poche une paire de lunettes toute cassée qui appartenait à sa mère, il lisait les paroles, les relisait, encore et encore, et deux jours plus tard, il les gravait.

Mais exprimait-il des doutes à chanter tel ou tel texte, voulait-il des retouches ?

– Parfois, oui. Il cherchait la bonne voie d’interprétation et disait : ce serait bien de changer ceci ou cela. Mais personne ne se vexait de ça et moi, il m’a enregistré vingt-trois tangos. C’est unique à Buenos Aires, aucun auteur n’a eu ce bonheur. Ce qu’il faut comprendre aussi, c’est le climat dans lequel tout ça se passait. Gardel sortait de l’Abasto, où s’exerçait comme dans le faubourg le culte du courage. Je ne vois pas qui pourrait exprimer cela aujourd’hui.

-Comment est né exactement Anclao en Paris ?

-J’étais à Barcelone. Barbieri, le guitariste de Gardel, se trouvait à l’hôtel Méditerranée à Nice, dans ce palace princier où Charlie Chaplin allait les écouter. Il m’envoie une carte me disant que dans vingt jours, ils seront à Paris où ils ont un contrat, avec Gardel. Et qu’ils auront besoin de nouveaux textes pour enregistrer. Moi, à ce moment-là, je ne pensais pas trop à travailler. J’étais à l’hôtel Oriente, sur la rambla des fleurs, je sortais beaucoup la nuit… Je réclame donc au serveur du grill une carte de l’établissement pour répondre à Barbieri. Mais juste histoire de le saluer, de les féliciter, Gardel et lui, pour leur succès. Et puis, je me dis : non, je vais le lui écrire, son tango, parce qu’il va en avoir besoin. Le thème est venu tout seul : j’avais tant vu de ces jeunes Argentins qui courraient à Paris et s’y échouaient… Je me suis dit que c’était un bon thème, ça. J’ai commandé un rhum, du papier et là, à la table du restaurant, j’ai écrit. J’ai commandé aussi un cognac Napoléon et des cigarettes – il était déjà une heure du matin -, et j’ai écrit Anclao en Paris. Cela ne m’était jamais arrivé. Moi qui aime raturer, revenir sur le texte, corriger… Celui-là est sorti d’un jet. Une heure, c’était réglé. Donnez-moi une enveloppe ! Je n’ai même pas conservé de copie et ça a été ma première collaboration à la poste aérienne dont c’étaient les débuts. Gardel l’a reçu et m’a répondu : ça me plaît beaucoup, on va le faire tout de suite.

-Votre collaboration avec Gardel a été très fructueuse, mais tout autant celle avec Juan Carlos Cobian, à qui votre biographie rend justice. Il a ressenti très fortement dit-on, le texte de La casita de mis viejos…

– Ce texte l’a profondément ému, il lui semblait très autobiographique. Il était à l’époque assistant musical des éditions Ricordi. C’était un vrai maestro, un inventeur dans l’harmonisation, dans la création d’effets musicaux originaux mais pas frelatés. Il s’est imposé comme un rénovateur sans jamais trahir le style initial. Ecoutez Shusheta – une merveille -, c’était très moderne dans les années vingt, même si cela sonne plus vieux aujourd’hui… Sa richesse d’écriture venait bien sûr de son excellente éducation musicale (…). Cela me fait plaisir que vous pensiez à Cobian, car c’était vraiment un grand.

Comment travailliez-vous avec lui ?

-J’avais toutes ses musiques dans la tête quand je partais de chez lui. J’écrivais directement sur la musique et ça sortait complet, produit fini.

-Et Troilo ? Racontez-nous la création de Garúa, qui se serait écrit sur un coin de table très vite…

-C’était à l’époque où Pichuco jouait sur Corrientes au Tibidabo (…). Un soir, il me demande de venir le rejoindre dans le salon qui lui servait de vestiaire. Il commande deux verres, se change et prend le bandonéon pour me jouer ce thème qui n’avait encore aucun nom. Ça m’a plu immédiatement, il était très inspiré le Gordo. Mais j’ai corrigé un peu le final du refrain. Là où le texte dit : « hasta el cielo se ha puesto a llorar…». Pour que cela colle mieux. Deux jours après, je lui ai apporté le monstre[1] de mon texte mais tout de suite, Troilo m’a dit : « ne touche à rien, garde-le comme ça ». C’est vrai qu’en général, j’aimais bien que le monstre que je proposais aux compositeurs soit déjà près du texte final, alors on l’a gardé en l’état. J’ai juste apporté quelques retouches. (…) Et un jour plus tard, le chanteur Marino l’a créé. Ça a marché tout de suite. Il était très, très talentueux, Pichuco.»

Recueilli à Buenos Aires en février 1996 par Jean-Luc Thomas et Francis Huertas

Pour en savoir plus sur Cadicamo : /2006/04/23/le-poete-enrique-cadicamo/

—————————————————————

 

 

[1] Première version, non retravaillée, du texte (NDRL)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.