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Poésie et littérature

Enrique Cadicamo : Trajectoire d’un poète

Editeur : La Salida n°46, novembre-décembre

Auteur : Fabrice Hatem

Cadicamo : trajectoire d’un poète

C’était un prince de la nuit, un globe-trotter distingué, un séducteur élégant et raffiné. Il aimait la beauté sous toutes ses formes : jolies femmes, voitures de sport et poésie cultivée. Il portait davantage d’intérêt aux particularités des caractères et à l’intimité des sentiments qu’aux grands problèmes de société. Ces trois caractéristiques – romantisme, esthétisme, intimisme – constituent des clés puissantes pour comprendre la trajectoire artistique de l’auteur de Nostalgias. Une trajectoire qui fit de lui une figure centrale de l’évolution littéraire du tango, un trait d’union entre la poésie plébéienne des années 1920 et le romantisme métaphysique des années 1940.

Commençant sa carrière par la description des personnages typiques de la nuit portègne, dans un style populaire et direct assez proche de celui de Celedonio Flores, il la poursuit par la description des errances amoureuses d’un séducteur élégant et romantique, tout en incorporant avec bonheur les apports de la poésie « cultivée » européenne. Ses dernières œuvres marquantes expriment le désarroi d’un personnage solitaire, évoquant avec une nostalgie parfois torturée le souvenir des amours passées, dans un langage dont l’affinement progressif contribue, aux côtés d’autres auteurs comme Homero Manzi et Cátulo Castillo, à donner à la poésie tanguera sa plus haute qualité littéraire.

Son œuvre d’une extraordinaire plasticité, englobe ainsi, en moins de trente ans de production, tous les thèmes et tous les styles de la poésie tanguera. Comme le souligne Horacio Ferrer, il a cultivé, avec un égal succès, toutes les tessitures de paysages, de types humains, et de situations auxquels Buenos Aires sert de creuset : le cabaret, la femme de la nuit, la référence au passé, le faubourg. Il a également utilisé avec maestria différents registres de langage, depuis un parler populaire teinté de lunfardo, jusqu’à un style raffiné, tissé de belles images littéraire, mais suffisamment sobre, simple et naturel pour rester accessible au grand public.

Le chroniqueur de la nuit portègne

Le jeune Cadícamo des années 1920 fréquente à la fois le monde de la bohème littéraire et celui des cabarets de tango. De la confluence de ces deux sources, naît le premier jaillissement de son œuvre poétique, peuplé des personnages du faubourg et surtout de la nuit portègne : la fille de cabaret séductrice et arrogante (Pompas de Jabón 1925 ; Che Papusa Oi !, 1927 ; Muñeca Brava 1928), le viveur un peu ridicule (Che Bartolo 1928), le petit frimeur jouant au voyou (Compradon,1928), la vieille femme abandonnée (Nunca Tuvio novio 1930 ; Vieja Recova, 1930), le séducteur déchu (Viejo Smoking, 1930). Tous ces personnages sont décrits avec une gouaille populaire et un ton parfois moralisateur qui rappellent la poésie de Celedonio Flores, mais avec plusieurs différences importantes, tenant à la fois au style et aux thématiques, qui préfigurent déjà l’émancipation ultérieure de Cadícamo par rapport à cette poésie plébéienne.

Sur le plan stylistique, le jeune Enrique fait déjà preuve d’un certain raffinement, sans doute inspiré par la fréquentation d’auteurs « cultivés », comme Nicolas Olivari ou Gonzales Tuñon, qui se manifeste par un jeu sur la saveur des mots, sur l’allusion, sur l’usage des métaphores, et le distingue d’un Flores à l’expression plus carrée et directe. L’insertion de termes de lunfardo tirés du français à la fin des premiers vers de Che Papusa Oi ! (mishe, chique, cache, prise) pour illustrer le snobisme de la petite cocotte arrogante singeant les femmes françaises, constitue un bon exemple de cette recherche formelle qui reste toutefois suffisamment discrète pour ne pas dérouter un public populaire.

Sur le plan thématique, Cadícamo joue déjà davantage que Flores sur le registre du romantisme et des sentiments délicats, comme dans De todo te olvidas (1929), qui évoque, en termes très tendres, les premiers émois amoureux d’une jeune demoiselle. La position sociale de son principal locuteur est également très différente : là où l’auteur de Mano a Mano fait parler de jeunes hommes pauvres, venus du faubourg et extérieurs au monde de la fête nocturne, Cadícamo nous décrit, déjà, l’univers du cabaret vu de l’intérieur, par l’un de ses acteurs privilégiés. A l’inverse, il reste relativement insensible aux souffrances du peuple, qui inspirèrent quelques si magnifiques poésies chez Flores. La poésie de ce « bourgeois bohème » est avant tout sentimentale et intimiste.

Le séducteur élégant et raffiné

Ces caractéristiques vont s’affirmer au cours des années 1930. Bien sur, Cadícamo produit encore, quoique de plus en plus rarement, quelques thèmes de sa première façon (Santa Milonguita, 1933). Mais ses nombreux voyages lui permettent aussi de s‘imprégner d’autres atmosphères que celles du cabaret portègne, tout en s’ouvrant à l’influence de la littérature européenne. Comme le dit Luis Adolfo Sierra « il avait appris le langage nocturne et galant de Montmartre et connu l’enchantement des années folles ». Il forge alors une poésie élégante et distinguée, qui nous permet de parcourir le monde en compagnie de ses personnages souvent déracinés et confrontés à la douleur de l’exil : argentins échoués à Paris. (Anclao en Paris, 1931), françaises attirées à Buenos Aires par un séducteur argentin (Madame Yvonne, 1933). Il sait également manier un humour léger, français pourrait-on dire, qui se distingue clairement de l’habituel cynisme grinçant du rire tanguero argentin : dans Tengo Mil Novias (1939), il nous propose par exemple la caricature sans méchanceté d’un petit séducteur prétentieux.

C’est aussi à cette époque que Cadícamo se transforme en un « prince de la nuit », en un globe-trotter aisé et élégant, toujours entouré de jolies femmes et de champagne. Il met alors de plus en plus en scène son propre personnage de séducteur nocturne, évoquant avec une nostalgie douce-amère les thèmes de l’amour romantique (Alma herida, vers 1935 ; La luz de un fosforo, 1943), de la nostalgie de la femme perdue (Nostalgias, 1936), de l’adieu élégant à une liaison de passage (Ave de paso, 1936 ; Muñequita de cobre, 1936), du souvenir partagé d’une relation passée (Por la vuelta 1938 ; Los Mareados, 1942 ; Rubí, 1944), du retour du fils prodigue à la maison familiale (La casita de mis viejos, 1931). Par contre, l’absence d’intérêt pour l’actualité sociale et politique de son temps s’affirme de plus en plus clairement, le poète ne produisant que de très rares textes consacrés à ces questions, comme Al mundo le falta un tornillo (1933), où il dresse la satire désabusée d’une société en crise, dans un esprit proche, en plus léger et moins acide, du Cambalache de Discépolo (1936).

L’homme solitaire et torturé

A partir du début des années 1940, Enrique Cadícamo, revenu à Buenos Aires, aborde les rivages de la maturité. Ses poèmes commencent à décrire des climats intérieurs plus sombres Le séducteur élégant des années 1930 cède progressivement la place à un personnage solitaire et angoissé, rongé par le mal-être. Hanté par le souvenir de ses amours disparues, celui-ci erre comme un fantôme malheureux dans les rues de la ville, froides et désertes comme son coeur. Un cycle commencé avec Niebla del Riachuelo en 1937, et qui se poursuit avec Garúa (1943), Cuando tallan los recurdos (1943), Rondando tu esquina (1945), et la Calle sin sueños (1959). Cadícamo participe alors pleinement, tant par sa maîtrise stylistique que par le renouvellement de ses thématiques, marquées par un intimisme nostalgique et déchiré, à l’épanouissement de la poésie tanguera des années 1940. Après 1950, la production tanguera du poète se raréfie jusqu’à quasiment s’éteindre

Jugeant avec sévérité l’évolution du tango, qui traverse alors une période de crise et ne lui offre plus les mêmes succès qu’autrefois, Cadicamo s’oriente vers d’autres formes d’activité littéraire et artistique. Vivant dans le passé, tourné vers le monde de sa jeunesse, il développe en particulier une intense activité d’historiographe, nous faisant ainsi le don de précieux témoignages sur la période d’or du tango

Fabrice Hatem

Quelques commentaires sur un style, ou l’éloge de la simplicité

Luis Aldolfo Sierra : « Cadícamo est un vrai poète, qui maîtrise avec dextérité les techniques de versification, les plus difficiles (..), en les utilisant avec une élégante prudence littéraire. Sa poésie utilise les effets avec modération, sans aucune ornementation ampoulée, ni labyrinthes métaphysiques. La sobriété du langage de la conversation donne à ses poèmes un climat tanguero authentique [avec un] juste emploi du lunfardo, comme moyen d’accès direct au langage de la rue ».

Enrique Cadícamo : « la poésie qu’il faut déchiffrer comme un hiéroglyphe perd de son charme ». « Les esthétismes froids ne pourront jamais surpasser une mélodie sensible et inspirée de tango ». « La véritable nouveauté ne surgit pas des alambics mais du superbe rêve du cœur ».

Cesar Tiempo, « l’oeuvre de Cadícamo peut être lue indistinctement par les dames du monde et les cocottes, les demoiselles et les tapineuses, les érudits et des voyous, réunis par la grâce et l’âpreté du monde ».

Cadícamo est-il vraiment un romantique ?

A première vue, le poète semble toujours évoquer les figures féminines, au moins dans ses œuvres postérieures à 1930, sur un ton élégiaque et romantique. Il est même l’un des seuls à leur accorder le titre d’amie, comme dans Los Mareados. Mais cet élégant lyrisme ne masque-t-elle pas la froideur d’un séducteur égotique tout à fait capable de signifier leur congé, avec une politesse glacée, à ses anciennes amantes, comme dans Ave de Paso ?

Marié sur le tard, Cadícamo a multiplié pendant la première moitié de sa vie les conquêtes féminines, sans jamais s’attacher à aucune. Evoquant dans ces mémoires cette longue période de bohème amoureuse, il parle en terme souvent assez froids et distants, parfois même quelque peu hostiles, de ses partenaires amoureuses de l’époque. Est-ce pour cela que les personnages féminins de ses chansons sont souvent dépourvus d’épaisseur psychologique, servant en quelque sorte de prétexte fantômatiques et anonymes à la macération solitaire du personnage masculin ? Le rire fou de Nostalgias, la peau cuivrée de Muñequita de Cobre sont vraiment des caractéristiques insuffisantes pour donner aux femmes de Cadícamo le statut de personnages à part entière.

Au fond, la poésie de Cadícamo exprime peut-être une forme d’égoïsme masculin, cachée derrière le masque trompeur de l’élégance et de la sensibilité. La femme n’y existe qu’à travers le prisme des affects et des désirs de l’homme. Et quant elle est analysée pour elle-même, c’est seulement pour lui reprocher son inconduite de cocotte (Muñeca Brava) ou pour la plaindre de ne plus exister lorsqu’elle a perdu les charmes qui pouvaient en faire un objet de désir (Vieja recova).

Pour en savoir plus sur Cadicamo : /2006/04/23/le-poete-enrique-cadicamo/

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