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Danse et danseurs

Entretien avec Pablo Veron

ImageEditeur : La Salida n°16

Auteur: Valérie Sanchou (propos recueillis par)

Entretien avec Pablo Verón

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On ne présente plus Pablo Verón ! Les amateurs de tango l’ont tous admiré dans « La Leçon de tango » de Sally Potter. Aujourd’hui, et ce pour deux mois, il joue à Broadway dans le show « Tango argentino », celui-là même qui l’avait conduit à Paris pour la première fois en 1988. L’an dernier, dans le cadre d’un travail de recherche sur la communication gestuelle, il répondait à mes questions.

Comment parleriez-vous du rythme dans le tango ?

Le rythme est une pulsation de vie. C’est une nécessité. C’est comme un cable a tierra , un « cordon à terre ». Un truc sur lequel tu as besoin de t’appuyer pour vitaliser ce que tu es en train de faire, sinon tu perds tout repère.
Le rythme, tu l’as, tu le portes. On a besoin de l’entendre, de le ressentir. En général, ceux qui commencent et qui ont du talent dansent parce qu’ils ont besoin, entre autres, de ressentir le rythme. Ils en ont besoin même si ce n’est pas conscient au début. Les gens qui dansent bien, quand ils commencent à danser, souvent, ont le rythme, tout simplement. Il ne faut pas le chercher. Tu l’as ou tu l’as pas. Dans le tango, il y a ce qu’on appelle le « compas »: cette pulsation de base qui sert de « pied à terre ». Il y a aussi des différences rythmiques musicales de base qui sont valse, milonga, tango, et on peut danser dans les temps forts, dans les temps faibles, sur la mélodie, sur les différents instruments ou sur la phrase musicale. Mais c’est une danse libre, c’est une danse où il faut laisser place à la libre interprétation.

Je n’ai jamais eu besoin d’une définition du rythme, mais je l’ai vu, chez les vieux danseurs, qui, eux non plus, n’en ont jamais eu besoin. Pour bien danser, un danseur doit être totalement à l’écoute de la musique. C’est permettre la danse. La danse, ce n’est pas le petit langage réducteur de quelques-uns qui disent : « Le tango c’est ça » parce qu’ils peuvent l’expliquer, parce qu’ils le réduisent à leur propre taille. Moi, je préfère ne pas faire ça. Pourquoi dire : « Le tango c’est ça et moi je représente ça, et ça c’est le vrai tango » ? Si tu approfondis un peu, tu te rends compte que ça n’a aucun sens de dire cela.

Il semble que les partenaires ne se regardent pas beaucoup, pendant un tango. Pourquoi ?

Le regard n’est pas fixé. Le regard est libre. Comme il y a une grande proximité, peut-être que le regard est moins important puisque la proximité, le contact, la communication est grande, et très active. Donc le regard est « tourné vers l’intérieur », pour ressentir la présence de l’autre en nous. C’est une manière plus timide aussi d’être en contact, parce que tout se passe à l’intérieur. Il n’y a pas tellement besoin d’être vraiment en contact extérieur par le regard. Il n’est pas fixé. Il y a des gens qui se regardent, mais spontanément la danse demande une sorte de recueillement.

Dans le tango, le regard est spontané, ce n’est pas un regard maîtrisé, ou ce n’est pas un regard calculé, parce qu’il n’y a rien de calculé dans cette danse.

Mais, en même temps, tout est très précis. C’est une précision que l’on recherche au début, et qui reste après peut-être dans la manière de danser.

Qu’est-ce qui vous permet de vous faire comprendre par votre partenaire ? Quels sont les facteurs qui entrent en jeu?

Tout : le corps, le toucher, l’équilibre, et encore plus l’intention, l’énergie, les pas qui sont construits, que l’on essaie de synchroniser. Mais toujours sur la cohérence de l’improvisation qui est : il indique, et elle suit. Mais dans ce guider/suivre, il y a aussi le fait que : j’attends, je contiens et elle remplit. Pour cela, il faut que chacun occupe son espace, et en même temps celui de l’autre. C’est l’idéal d’être un, de danser comme un, et il y a cette spontanéité, cet état de joie, qu’il ne faut pas perdre.

Selon vous, d’où viendrait l’énergie, dans le tango ?

C’est difficile, j’ai tellement cherché, dans différentes voies. J’ai fait différentes choses : du yoga, du tai-chi, de nombreux arts martiaux, mais aussi des claquettes, de l’athlétisme. J’ai nagé, j’ai respiré tranquillement, j’ai marché dans la montagne, j’ai médité… J’ai fait beaucoup de choses pour comprendre. Elle vient de l’énergie de vie, pas d’un endroit précis, localisé. Peut-être ça vient du centre du corps, de l’attention. Elle vient avant que quelque chose soit fait. Mais l’énergie, c’est comme le rythme, tu l’as ou tu l’as pas. Tu es quelqu’un d’énergique, ou tu ne l’es pas.

Il y a de l’énergie, dans le tango, et de la sensibilité aussi. Dans la mesure où on est sensible, on établit un rapport juste avec l’autre, en équilibrant les forces, sa force avec celle de l’autre, ou en exerçant une transformation dans l’autre, et donc en soi, en rapport à l’autre, et vice versa. L’énergie, ça vient de la connexion mutuelle, de la mise en place des deux énergies. Ce n’est plus son énergie et celle de l’autre, c’est de l’énergie en enchaînement, en échange, en fonctionnement. On peut en donner et emporter l’autre. L’énergie, c’est aussi le besoin de danser.

Si tu es aligné, en équilibre, tu as la bonne énergie, la grande énergie. Elle vient quand elle est partout, bien distribuée. Elle vient de quelque part, mais se trouve partout. La mauvaise vient de tous les contraires : le manque d’équilibre, le manque de connexion. Ça devient une énergie névrotique, qui ne circule pas, qui reste en soi.

Pour vous, un bon danseur de tango argentin, homme, devrait pouvoir inviter n’importe quelle femme, et réussir à la faire danser. Pour vous les mouvements sont naturels, ou pensez-vous qu’un minimum d’apprentissage est tout de même nécessaire ?

C’est sûr, il faut apprendre, il faut avoir les structures de base. Et en ayant compris les structures de base, en ayant un peu d’expérience, il faudrait que ce soit possible de danser avec n’importe qui. Plus on connaît, plus on est surpris, plus c’est étonnant d’affinités. On danse avec une personne et on a l’impression qu’on a toujours dansé avec elle, et d’une manière très étonnante, puisque c’est une danse tellement complexe. On se retrouve à faire des pas très complexes avec une personne avec qui on danse pour la première fois, ça arrive souvent. Donc, il y a aussi des qualités de mouvements, de corps, de personnalités, qui ont une affinité, et ça c’est magnifique. C’est une danse tellement nuancée que l’on peut sentir plus rapidement les affinité ou le manque d’affinité. C’est ce qui est passionnant.

Quand vous montez une chorégraphie, qu’est ce qui est important pour vous ? Comment procédez-vous ?

Si j’improvise, j’improvise totalement. Si je fais une chorégraphie, je chorégraphie totalement. Il arrive aussi que je définisse, comme le font les musiciens, certains moments clés. Mais dans tous les cas, j’essaie de garder l’esprit d’une improvisation et en même temps de rendre cette chorégraphie très difficile intrinsèquement. C’est-à-dire qui garde une difficulté presque invisible : une difficulté, pour moi, qui ne soit pas exhibitionniste : un exhibitionnisme facile de figures dont je sais qu’elles vont avoir un effet sur le public. Il faut que ce soit difficile pour moi. Il faut que ça ait un sens extrême. J’aime bien être dans les extrêmes, briser les conventions, chercher des choses inattendues comme par exemple des suspensions, des arrêts, des changements à toute vitesse, etc. Et alors le sentiment se révèle, se dévoile dans le moment même. En elle-même, la danse parle beaucoup, elle est très expressive, très complexe. Elle demande beaucoup de concentration, de recueillement, comme un état un peu fougueux et léger en même temps. En tout cas, c’est ce que moi j’ai envie de vivre et de donner, et je laisse la libre interprétation aux gens. Quand je monte une chorégraphie, il y a quelque chose qui arrive tout seul, quelque chose qui est dans le moment présent. Je choisis surtout une musique qui me motive beaucoup, une musique qui me parle, qui arrive à me convaincre totalement, dont je ne me fatiguerai pas. Il y a également des idées un peu obsessionnelles : par exemple, je travaille des mouvements que j’ai envie d’explorer, de pousser plus loin, et que je n’avais jamais faits avant, mais qui traînaient dans ma tête depuis un moment. Je suis expérimental de plus en plus dans mon travail. Ce qui me réussit le mieux en ce moment, c’est la nouveauté. Et le sentiment s’installe tout seul.

Pour vous, qu’est-ce que l’improvisation dans le tango argentin ?

Peut-être que l’improvisation, c’est indéfinissable. On peut idéaliser l’improvisation et dire que c’est « un état de grâce où les choses te viennent comme ça ». Mais en fait, pour improviser, il faut une grande connaissance de la technique. On peut appeler « improvisation » déjà le choix d’aller à droite ou à gauche : le fait de choisir. L’improvisation, c’est avoir le choix entre plusieurs choses, et pouvoir se faire comprendre. Très souvent, l’improvisation c’est tout simplement mettre en ordre le matériel que l’on a dans un ordre différent. C’est plus évident dans le tango, parce qu’il n’y a pas tellement de codes. Il y a des techniques, mais des codes d’improvisations, il n’y en a pas. Il y en a plein qui essaient de raccourcir le choix des choses. Par exemple dans le tango Milonguero, l’improvisation devient très simple parce que le langage est très réduit. Quand tu t’ouvres aux autres versants, ça devient plus difficile d’improviser d’une certaine manière, parce qu’il faut maîtriser plus de matériel. Mais une véritable improvisation peut seulement être faite par un véritable danseur. Celui qui a une connaissance accomplie de toute la variété chorégraphique du tango et qui en plus est capable d’une vraie prise de risque. Il est capable d’entrer dans un état de maîtrise tel, qu’il peut se laisser inspirer par la musique. L’improvisation parfaite, c’est l’idéal. C’est celle dans laquelle on est bien, dans l’ampleur ou dans la rapidité, dans la suspension ou dans la lenteur, selon ce que la musique demande. Je crois que tout danseur devrait aspirer à cela : une improvisation avec, et en fonction, de la musique. Il faut se laisser aller. Moi, j’ai fait plein de découvertes en faisant des improvisations, en cherchant à me surprendre moi-même. C’est ça, l’improvisation : un état où tu peux te surprendre toi-même en train de faire des trucs que tu n’avais jamais faits. Moi, je me retrouve souvent dans un état totalement autre.

Propos recueillis par Valérie Sanchou Paris – Janvier 1999
Adaptés par Valérie Sanchou et Pablo Verón
Valérie Sanchou fait des recherches sur le tango argentin dansé. Elle prépare à Toulouse un doctorat en sciences du langage sur le mode de communication qui se construit à l’intérieur du couple dansant, par le biais de l’interaction corporelle.
e-mail : cpst4@univ-tlse2.fr que d’affinité. C’est ce qui est passionnant.

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