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Autour d'un tango : poème commenté

Mano a mano

flores1 Editeur : La Salida n°16, décembre 1999-janvier 2000

Auteur : Fabrice Hatem

Mano a mano, de Celedonio Flores

Celedonio Flores (1896-1947) fut le premier grand poète tanguero à chanter la poésie du faubourg portègne. Une grande partie de son œuvre, qui utilise largement le « lunfardo », est en effet consacrée à croquer les humbles figures des habitants de l’arrabal : filles perdues (Margot) ou en danger de l’être (¡Attenti, pebeta !), parasites vivant aux crochets des femmes (Lloro como una mujer), hommes écrasés par la vie (Tengo miedo) ou traversant de graves difficultés personnels (Nunca es tarde), voyou toujours prêts à en découdre pour une femme (La punalada), victimes de l’injustice sociale (Pan) ou du climat de misère et de violence (Sentencia). Autre thème central, le monde de la nuit, du jeu et du cabaret, avec ses viveurs insouciants (Muchacho, Pa’la que te va à durar) ses vieux séducteurs en fin de carrière (Viejo smocking) ses femmes fatales sans pitié pour leur victime (La mariposa). Ecrit en 1920, Mano a mano, qui s’inscrit clairement dans cette veine littéraire, est généralement considéré comme l’un des textes fondateurs du tango-chanson. Mais s’il introduit des archétypes qui caractériseront beaucoup de tangos postérieurs, il possède également des originalités fortes, à la fois littéraires et musicales.

La première tient au traitement du personnage féminin ; celui-ci semble, comme dans beaucoup d’autres poèmes du Negro Cele (surnom de l’auteur) rudoyé, voire insulté par un homme quelque peu machiste qui lui reproche son inconduite ; Il n’en possède pas moins une réelle substance psychologique et humaine, contrairement à l’immense majorité des femmes (on devrait dire : des ombre féminines) évoquées dans la littérature tanguera. L’héroïne se comporte ainsi en femme fidèle et aimante dans le premier couple, se transforme en cocotte avide dans le second, puis en victime des illusions de la richesse et du cabaret dans le troisième, pour finalement se voir promettre un avenir de vieillesse et d’amertume à la fin du poème. Symétriquement, l’analyse des états d’âme du personnage masculin est également très riche, puisque l’on voit passer celui-ci par toutes les nuances des sentiments éprouvés par l’amoureux abandonné : nostalgie du bonheur passé, jalousie, rancœur, violence verbale, et finalement volonté de pardon et d’amitié retrouvée – peut-être teinté d’un désir inavoué de retrouver une situation de supériorité par rapport à une femme que l’on se plaît à imaginer déchue et repentante.

Le texte est également écrit dans une forme inhabituelle pour un tango : succession de 6 strophes de 5 vers de 16 pieds chacun, sans refrain. Dans sa version chantée, elle est précédée d’une courte introduction, musicale, reprise ensuite tous les deux couplets, ce qui rappelle le style de chanson folklorique dite « criolla . Cette structure est très atypique par rapport au modèle dominant du tango chanson, caractérisé par l’alternance deux (A-B-A-B) ou trois (A-B-C-A) thèmes qui allait s’imposer par la suite.

Ces originalité s’explique sans doute en partie par le fait qu’au moment de la composition de Mano a mano, le tango-chanson en train de naître cherchait encore ses marques stylistiques. Mano a mano fut en effet la première musique de tango composée par Carlos Gardel et José Razzano, interprètes jusque là spécialisés, justement, dans la musique folklorique. A cette époque, le « mage » est en effet en train de chercher fiévreusement des texte susceptibles de fonder le style du tango-chanson dont il sera non seulement l’interprète inégalé, mais également l’inventeur, stimulant la créativité poétique d’auteurs tels que Pascual Contursi, Celedonio Flores, et, plus tard, Alfredo Le Pera. Ce mérite lui fait pardonner l’indélicatesse d’avoir signé une musique probablement composée, pour l’essentiel, par son guitariste José Ricardo.

L’âpreté, voire la violence du poème suscitèrent au cours du siècle des réactions de rejet, conduisant à la rédaction de plusieurs textes « alternatifs », curieusement venus d’un peu tous les horizons idéologiques. La junte militaire fascisante, éprise d’ordre moral, au pouvoir en Argentine dans les années 1940, obligea Flores à réécrire en 1943 un texte émasculé, dépouillé de son vocabulaire lunfardo et de toutes les formules fortes et directes qui en faisaient la saveur. A l’autre bout du spectre idéologique, des réactions contre un texte jugé insupportablement machiste conduisirent à la rédaction de deux versions alternatives : celle de Correa, qui se présente sous la forme d’une dialogue où la femme réfute, un à un, les reproches qui lui sont fait par son ancien compagnon : et celle de Aguirre, où la femme prend cette fois seule la parole pour expliquer les raisons de son départ, lasse d’être exploitée et insultée par un odieux parasite. Malgré leur caractère sympathique et leur intérêt anecdotiques, ces deux textes sont cependant loin d’approcher la qualité littéraire de l’original.

Mano a mano fut enregistrée en 1923 par Carlos Gardel. On peut également mentionner plusieurs excellentes interprétations postérieures comme celle de Hugo del Carril et surtout de Edmundo Rivero. Parmi les versions instrumentales, se détache notamment celle de Hugo Diaz. Le grand interprète brésilien Caetano Veloso a également repris ce thème dans son album Fina Estampa.

Fabrice Hatem

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