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Tangueros et tangueras

Un tanguero français à Buenos-Aires

Editeur : La Salida n°15, octobre-novembre 1999

Auteur : Fabrice Hatem

Un tanguero français à Buenos-Aires

Pour retrouver cet article, cliquer sur lien suivant : http://lasalida.chez.com/, puis la salida n°15, puis Retour d’Argentine

Que peut-on retirer d’un séjour de six mois à Buenos-Aires, comme celui que je viens de vivre? Une imprégnation du climat de la milonga portègne, une meilleure connaissance de la littérature et de l’histoire du tango, acquise notamment en suivant les cours de l’Académie nationale du tango, des amitiés chaleureuses avec les milongueros argentins qui aiment la France… Concernant la danse, ceux-ci m’ont constamment rappelé la nécessité d’être à l’écoute de la partenaire, de respecter l’espace de bal et surtout d’adapter le style et le mouvement de danse à la musique entendue.

La musique à remonter le temps :

L’une des choses qui m’ont frappé en Argentine est la diversité des styles de danse pratiqués. Je pouvais voir les bons milongueros transformer de manière très perceptible leur mouvement en fonction des rythmes, des mélodies, des paroles. Un ami guitariste m’a suggéré un jour à ce sujet une très belle image : la musique et la poésie seraient les véhicules d’un voyage imaginaire dans le temps et l’espace de la société portègne. Comme sous l’effet d’une drogue hallucinogène, nous pourrions alors nous réincarner dans la peau de personnages d’autres époques et d’autres milieux sociaux, et exprimer par notre danse cette transfiguration.

Avec les rythmes très marqués, piccaditos, d’un Francisco Canaro, nous voilà transportés dans un perigundin, un lieu de divertissement de l’arrabal, au début des années 1910. Nous portons le chapeau-feutre, la moustache soignée, le foulard blanc et les bottines à talons hauts des compadritos, professionnels de la libido, vivant du travail des femmes que nous séduisons par nos talents de danseurs. D’un signe de tête, j’informe ma mina préférée, une petite tana, fille d’origine italienne venue d’un conventillo pauvre du quartier populaire de Boedo, que je l’ai choisie pour danser sur La cara de la luna. Je l’enlace fortement à la taille pendant qu’elle serre sa poitrine sur mon buste et love son bras sur mon épaule dans un geste d’abandon, typique du style canyengue. Mes contretemps canailles, mes quebradas, mes cortes, mes mouvements d’épaules, mes petits pas très marqués rythmiquement et très en terre, tout exprime mes qualités viriles d’amoureux et de bagarreur prompt à jouer du couteau.

Puis les langoureux violons de Carlos Di Sarli nous transforment en bacans, riches noctambules des années 1940, vêtus en smoking et attablés avec leurs francesitas, maîtresses françaises, dans un salon particulier de l’Abdallah, luxueux cabaret de l’avenue Corrientes. Aux accents de Milonguero Viejo, je pose ma coupe de champagne et me lève pour inviter ma compagne en me penchant galamment vers elle, après avoir pris dans ma main gauche un panuelito, petit mouchoir en dentelle blanche, pour lui éviter l’incommodité de ma transpiration. Notre danse est lente, presque solennelle. Nous cultivons l’élégance dépouillée de la marche, le front haut, le buste droit, à l’image de ces danseurs de la haute société viennoise ou parisienne que nous admirons tant. Nous évitons le contact trop appuyé avec la poitrine de notre partenaire, l’entrelacement des jambes, les saccadas, les ganchos, indécentes expressions d’une sensualité vulgaire et populaire que nous méprisons.

Avec Osvaldo Pugliese, nous entrons dans la peau d’artistes des années 1990. Ma partenaire, danseuse contemporaine de formation, et moi avons longuement travaillé en studio sur l’interprétation chorégraphique des nuances musicales du tango. De retour d’une tournée internationale avec la troupe de Tango Pasion, nous venons nous détendre quelques instants en blue-jeans au Torquato Tasso, une milonga branchée du quartier de San Telmo. Les rythmes fortement pulsés de La Yumba nous suggèrent une marche puissante, très en terre, suivie de passage plus aériens lorsque la musique devient plus mélodique. Puis notre corps suit les ralentendos, les suspensions et les accélérations vertigineuses de la musique de la valse Desde el alma. Nous agrémentons la danse de touches de virtuosité et de souplesse, par l’utilisation des pivots et des sacadas.

La révolution copernicienne de l’Ego tanguero :

Mais revenons un peu dans la réalité. N’est pas Pablo Verón qui veut, et l’apprentissage de la modestie, lorsque celle-ci n’est pas innée, constitue une étape décisive de la formation d’un milonguero de base. J’avoue avoir eu trop longtemps tendance, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, à multiplier les figures compliquées sans accorder suffisamment d’importance à mon environnement extérieur. Si elle est mal maîtrisée techniquement, cette conception narcissique risque de transformer la danse en une série de tentatives ratées de sauts périlleux (au sens propre) ou encore en une variante particulière de sport de combat.

Les vieux milongueros de Buenos-Aires ont été sur ce point impitoyables avec moi. Je les entends encore me dire (voire me crier) à la Confiteria Ideal : « Ecoute la musique !!! », « Ne te presse pas !!! », « Fais des mouvements simples et élégants « ,  » Danse avec ta partenaire !!!!  » Je ne sais si leur amical acharnement a payé dans mon cas. Mais je sais désormais, au moins en théorie, qu’un bon danseur de tango devrait constamment chercher à développer ses qualités de sensibilité et d’écoute : écoute de la partenaire, de ses possibilités techniques, de son rythme particulier ; écoute, bien sûr, de la musique, inspiratrice essentielle du mouvement ; respect, enfin de l’espace de bal, non seulement, au premier degré, en évitant de bousculer ou de gêner les au-tres, mais, plus profondément, en recherchant une osmose sensuelle avec l’atmosphère qui se dégage de la collectivité dansante.

Le danseur qui parviendrait à respecter ces principes verrait alors s’opérer de merveilleuses transformations dans son âme et dans son mouvement. L’Ego, ce mélange de peur et de vanité qui parasite la relation au monde extérieur, s’effacerait au profit d’une capacité à co-créer la danse avec sa partenaire en laissant celle-ci s’exprimer, à apprécier la beauté des autres couples, à jouir du voyage magique auquel invite la musique. Le mouvement, expression de cette osmose entre l’être dansant et le monde, retrouverait son caractère spontané, dépouillé des oripeaux de la figure. Le danseur aurait alors accompli sa révolution copernicienne : il saurait désormais que c’est lui qui tourne autour de l’espace de bal, et non l’inverse. Et tous frissonneraient à l’unisson devant la danse gracieuse des petites planètes qui tournent ensemble autour du grand soleil de la musique.

Fabrice Hatem

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