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Astor Piazzolla : hommage au baroque

piazzolla Editeur : La Salida, n°30, octobre-novembre 2002

Auteur : Christine Chazelle

Astor Piazzolla : hommage au baroque

Astor Piazzolla, en tant que compositeur, nous laisse une œuvre considérable que l’on peut diviser en deux catégories, selon que les pièces sont issues d’une tradition musicale populaire ou savante.

Cependant, cette opposition n’est valable que si l’on considère la formation instrumentale ou le genre de l’œuvre : le prélude pour piano (Trois préludes, 1987), le concerto (le concerto pour bandonéon et orchestre et le concerto pour guitare, bandonéon et orchestre à cordes, 1985) ou l’opéra (María de Buenos Aires, 1968) sont, par exemple, des formes liées à la musique dite «classique» . Mais la majeure partie de sa production est destinée à des ensembles plus réduits, tels le quintette ou l’octuor, qui incorporent notamment le bandonéon, la guitare électrique et parfois la batterie ou les claviers électroniques, timbres liés aux musiques populaires.

Mais sur le plan du langage musical proprement dit, cette frontière disparaît totalement. En effet, que l’on écoute Adiós nonino ou le concerto pour bandonéon et orchestre, la personnalité unique et les caractéristiques du langage piazzollien prédominent.

Ce langage musical, on le sait, a été modelé par divers courants musicaux : le tango traditionnel, le jazz et la musique savante. Les études musicales auprès de Ginastera puis de Nadia Boulanger ont donné à Piazzolla des outils d’écriture qui, jusque là, n’avaient pas pénétré le monde du tango. Au delà des harmonies empruntées à des compositeurs comme Bartok ou Stravinski, on retrouve dans nombre d’œuvres d’Astor Piazzolla des références directes au style baroque.

Tout d’abord, au niveau de la forme, Piaillard conçoit certaines de ses pièces comme appartenant à une œuvre plus vaste développant une thématique particulière. En 1976, il compose la Suite troileana en hommage à Aníbal Troilo. Cette suite évoque, au travers des quatre pièces Bandoneón (son instrument), Zita (sa femme), Whisky (son alcool préféré), et Escolaso (jeu de hasard), des éléments ou personnes liés au célèbre bandonéoniste. Une dizaine d’années auparavant, Piazzolla avait entamé une Suite del ángel qui, complétée par la Milonga del ángel plus tardive, comporte aussi quatre pièces : Introducción del ángel, Milonga del ángel, La muerte del ángel et Resurrección del ángel.

Cette utilisation de la suite, en tant que genre musical, est une référence directe à l’époque baroque durant laquelle elle a régné sans partage, bien avant la symphonie classique. La suite baroque, écrite pour orchestre ou pour instrument soliste, renfermait au moins quatre pièces de danse, de caractère et de tempos contrastés (Allemande, Courante, Sarabande, Gigue). A cette architecture de base, on pouvait adjoindre d’autres danses (Bourrée, Menuet…) ou des pièces libres (Prélude, Badinerie…). Dans l’introduction de Bandoneón (Suite troileana), on retrouve parfaitement l’esprit du Prélude de la suite baroque : de tempo assez libre, parfois non mesuré , il permettait à l’instrumentiste de se chauffer et d’entrer tranquillement dans l’œuvre.

Mais cette référence à la suite baroque ne s’arrête pas à la structure de l’œuvre. Elle renferme aussi l’idée de l’appropriation par les compositeurs de musique savante d’éléments musicaux issus des danses populaires. On passe d’une musique fonctionnelle (musique à danser) à une musique de divertissement (musique de concert) qui se veut plus élaborée et non assujettie aux exigences de la danse. Autrement dit, on peut considérer que le message est le suivant : de même que l’on ne danse pas la bourrée sur une suite orchestrale de J.S.Bach, on ne danse pas le tango sur une œuvre de Piazzolla !

En dehors de la suite, Astor Piazzolla emprunte au baroque d’autres genres caractéristiques de l’époque : le concerto, l’opéra, le choral et la toccata.

Sur le plan de l’écriture proprement dite, Piazzolla rend hommage au baroque en ayant recours à la fugue, art dans lequel J.S.Bach était passé maître. Davantage que la fugue elle-même, qui sous- entend une forme globale (exposition, divertissements et réexposition), il va utiliser le fugato, c’est-à-dire les entrées successives des voix sur un même thème ou sujet. On retrouve ce procédé d’écriture dans La muerte del ángel, Primavera porteña ou dans des pièces plus explicites telles que Fuga 9 ou Fuga y misterio.

D’un point de vue instrumental, Piazzolla continue la tradition du tango tout en rejoignant celle du style baroque : la partition ne fournit qu’une trame du thème mélodique et l’interprète l’enrichit d’une ornementation plus ou moins fournie. Sa façon d’aboutir sur une note, de faire vivre un son tenu ou de passer d’une note à l’autre n’est pas sans point commun avec les règles que l’on peut lire dans les traités d’ornementation baroques.

Enfin l’hommage au baroque le moins équivoque est bien sûr l’œuvre des Saisons portègnes (Estaciones porteñas). Par le thème poétique choisi, il fait référence aux Quatre Saisons d’Antonio Vivaldi et à la fin de l’Hiver portègne (Invierno porteño), il construit sa coda sur un enchaînement harmonique qui est celui du Canon de Pachelbel. Il réussit ainsi à faire émerger les deux références les plus célèbres du monde baroque.

Christine Chazelle

Références discographiques :

• The Piazzolla Collection 1974-1979
vol.1 : Suite Libertango tropical music 68.904
vol.2 : Suite Lumiere et Suite Troileana tropical music 68.942
vol.3 : Suite Persecuta et Suite Biyuya tropical music 68.943

• Piazzolla en suite, Astor Piazzolla collection n°1, Aldo Pagani, APC 3701
Suite del ángel, Suite remembrance et Quattro stagioni

• Gidon Kremer et sa Kremerata baltica, Heigth seasons Nonesuch 79568-2
Gidon Kremer mélange les Saisons de Vivaldi avec celles de Piazzolla dans une version pour orchestre à cordes.

 

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