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Danse et danseurs

La richesse chorégraphique de Piazzolla

piazzolla Editeur : La Salida n°30 octobre à novembre 2002

Auteur : Marcella Bernardo

La richesse chorégraphique de Piazzolla

Chanteuse et metteuse en scène, Marcella Bernardo est installé en France depuis 1991. Elle a mis en scène plusieurs spectacles comme Simplemente tango et Fascinacion de tango sera monté en Corée. Elle prépare actuellement un nouveau spectacle, Argentina en Escala, qui met en scène une troupe de comédiens en train de préparer un spectacle de tango. Elle utilise beaucoup la musique de Piazzolla dans ses créations, et a accepté de nous expliquer pourquoi.

J’ai été baignée depuis mon enfance dans l’oeuvre de Piazzolla, j’ai en quelque sorte grandi avec elle. Et je l’admire à la fois dans sa dimension musicalle, émotionnelle et culturelle.

L’intérêt de la musique de Piazzolla, c’est d’abord sa richesse et sa complexité harmonique. On attend avec bonheur des modulations imprévisibles, des contrastes qui vous tiennent constamment en haleine. En tant que chanteuse, j’ai grand plaisir à interpréter ces lignes mélodiques d’une grande variété, comme dans Los Parajos perdidos.

Cette richesse musicale permet à Piazzolla de jouer sur une palette émotionnelle particulièrement étendue. C’est comme une pensée qui soudain change de cours, des sentiments opposés qui se succèdent : de la profondeur à la légèreté, de l’espoir au sentiment de la fatalité… ou inversement. Dans Balada para mi muerte, par exemple, on sent ce contraste entre la fatalité et l’envie de vivre, la bonheur et la mort. Ce sont deux sentiments qui font partie de chacun d’entre nous et les juxtaposer permet de nous tenir en haleine.. Cela est en rupture avec l’alternance conventionnelle, dans les tangos « classiques » entre les deux moments stéréotypés de la réalité malheureuse et de l’exaltation imaginaire

Enfin, Piazzola est inscrit dans la tradition de la musique citadine de Buenos Aires, à la fois corsée, douce-amère, faite de passion, de contradictions, d’insolence et reflétant le rythme anxieux de cette ville. L’écouter réveille en moi la portègne que je suis.

Tout cela fait que l’œuvre de Piazzolla est d’une formidable richesse pour la choréographie. Le metteur en scène peut en effet utiliser ces contrastes comme la base d’un récit à la riche palette expressive, avec des passages coloriés, imagés, cristallins, troubles, intériorisés, exubérants… C’est passionnant.

Par exemple, je suis en train d’écrire une choréographie sur Contrabaeando, avec Pampa Cortes et Valeria Corte. J’utilise les contrastes musicaux pour décrire l’histoire d’une prostituée qui rêve de rencontrer l’amour. Soudain, elle croît l’avoir trouvé en la personne d’un client, et à un moment, sur la partie « circulaire » de la musique, on les voit se toucher, se sentir, se renifler, comme si ils avaient la tentation de tomber amoureux l’un de l’autre. Mais finalement, elle redevient prostituée, prend l’argent qu’il lui tend, et l’obscurité se fait sur elle.

Je cherche beaucoup en effet à utiliser les ressources de la lumière pour souligner l’impact émotionnel de la musique : couleur, profondeur de scène, faisceaux lumineux pour multiplier la force de la fugue et de la tension, comme je l’ai fait pour Libertango. Une œuvre faite à la fois de liberté et de tension, à l’image des faisceaux de lumière qui se déplacent dans l’espace…

Quant aux danseurs, c’est travers tout leur corps, leurs regards, leur gestuelle chargés de sens, et pas seulement avec les pieds qu’ils doivent exprimer tous cela pour construire un histoire,. Je ne suis pas intéressée par les shows stéréotypés, les enchaînements de virtuosité. Si on veut de la vitesse, il vaut mieux aller voir du ping-pong chinois. Ce qui est intéressant, ce sont les corps qui expriment le rapport homme-femme, en chorégraphiant la gestuelle de Buenos Aires. Le Tango, c’est une femme qui se laisse porter par un homme qui sait ce qu’il veut. C ‘est un rapport homme/femme totalement rêvé : l’un conduit, l’autre pimente cet ensemble, et c’est beau.

Dans mes spectacles, j’essaye d’ouvrir au spectateur cette petite fenêtre sur Buenos Aires, tout en lui parlant de lui-même, de ses amours, de ses espoirs, de ses contradictions. Et la musique de Piazzolla m’aide beaucoup pour cela. Mais cette recherche stylistique demande un travail énorme. Et on a peu de temps pour approfondir les recherches. Les répétitions, par exemple, sont rarement pas payées. Cela complique le travail des artistes. Mais le moteur qui nous pousse, c’est la passion, le vertige de la création. C’est finalement toujours une histoire de désir. Comme le tango.

Marcella Bernardo

 

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