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Entre progressisme et populisme

Technostructures savante contre travailleurs aux mains nues : la véritable polarisation française

26 janvier 2021

Nos dirigeants affichent aujourd’hui une volonté factice de lutter contre toutes sortes d’injustices à moitié imaginaires, comme les discriminations liées au genre, aux origines ethniques, ou encore les inégalités de revenus ou de fortune, considérées comme le mal incarné.

Mais, EN MEME TEMPS, ils aggravent de manière à la fois très violente et très insidieuse la polarisation de la société par une politique de modernisation à marche forcée qui creuse le fossé entre ceux qui tirent parti de cette évolution et ceux pour lesquels elle représente un risque majeur de déclassement, ou qu’elle prive tout simplement de l’espoir de sortir de la pauvreté par leur travail.

Nous assistons en effet aujourd’hui une modernisation à un rythme accéléré, presque frénétique, de la société et de l’économie française, à coup de révolution numérique, de transition écologique, de réseaux logistiques hyper-performants et d’automatisation généralisée. Une modernisation en partie alimentée, soit dit en passant, par un nombre prodigieux de programmes publics – régionaux, nationaux ou européens -, financés soit par nos impôts, soit par notre épargne, soit par ces impôts futurs et ces ponctions à venir sur notre épargne que constitue l’endettement public. PIA, H2020, Horizon Europe, FII, PCER : elle s’allonge tous les jours, cette liste des acronymes inventés pour désigner ces canaux par lesquels l’argent public – c’est-dire le nôtre – est dépensé pour nous préparer, sans que n’ayons rien demandé, un avenir radieux d’énergies propres et de bâtiments intelligents.

Mais quelles sont les conséquences sociales de cet effort presque Prométhéen?

Tout d’abord, il crée une inégalité gigantesque entre ceux qui peuvent prétendre accéder à ces sources de financements et ceux qui ne le peuvent pas. Dans le premier groupe – que j’appellerai, faute de mieux, « la technostructure savante », je mentionnerait par exemple : les grandes entreprises capables de monter des projets complexes et innovants, avec leur personnel de cadres très qualifiés, financiers ou communicants, qu’elles rétribuent grassement ; les laboratoires de recherche peuplées de savants ; les bureaux d’études employant ingénieurs et architectes ; ou encore les PME et les start-up fondées par des docteurs en biologie et en électronique. De l’autre côté, on trouve ceux qui jamais ne disposeront du capital de savoir et d’entregent leur permettant d’accéder à ces sources publiques de revenus : petits commerçants, PME ordinaires aux activités un peu routinières, ouvriers faiblement ou moyennement qualifiés, artisans de quartiers, petits agriculteurs, bref tout un monde de « beaufs déplorables » qui vivotent à l’écart du grand mouvement de modernisation et de la manne financière qui l’accompagne.

A cette première inégalité que j’appellerai « d’allocation » s’en ajoute en seconde, que j’appellerai de « résultats », et qui oppose là encore deux groupes de population dont les contours sont assez proches des précédents. D’un côté, des personnes ne trouvant que des avantages à cette modernisation forcée, porteuse de mobilité propre, de logements connectés, d’approvisionnements sécurisés. Parce que cela entre en congruence avec leur idéologie moderniste. Parce qu’ils maîtrisent les technologies associées à cette modernité. Parce que cela accroît leurs propres opportunités professionnelles. Et parce qu’ils disposent des moyens financiers leur permettant d’en assumer le coût. Et de l’autre, des « beaufs déplorables » que l’on oblige à se séparer de leur vieille bagnole. Qui doivent effectuer de coûteuses rénovations thermiques dans leur bicoque. Qui ont vu leur petit commerce faire faillite du fait de la concurrence d’Amazon. Qui ne comprennent rien aux démarches en ligne. Qui n’aiment pas voir leur bout de campagne défiguré par des éoliennes. Et, last but not least, qui n’ont pas les moyens financiers de participer à cette marche forcée à la modernité.

Et comme si cela n’était pas encore suffisant, l’actuelle crise sanitaire élargit encore davantage cette ligne de fracture, opposant encore une fois ou presque, les mêmes groupes sociaux : d’un côté, les affidés de la technostructure savante, peu affectés par la crise économique ou jouissant d’importantes protections contractuelles, qui peuvent aller se livrer aux joies du télétravail dans leur résidence secondaire ; de l’autre, des travailleurs indépendants ou précaires que le confinement prive de leur gagne-pain et de leur identité sociale tout en les transformant, au mieux en allocataires d’aides publiques, au pire en marginaux dépourvus de ressources.

Bien entendu, cette opposition binaire est terriblement réductrice, et l’on pourrait me citer dix exemples de situations mixtes, voire de groupes entiers n’appartenant à aucune des deux catégories précédentes, à commencer par l’immense groupe intermédiaire de ceux qui parviennent à peu près à s’adapter à un nouveau monde qui ne représente pour eux ni bienfaits gigantesques, ni risque majeur de déclassement.

Il n’en demeure pas moins que ces politiques de modernisation accélérée, et maintenant de sécurité sanitaire, constituent un facteur majeur d’accroissement des polarisations sociales dans la France d’aujourd’hui, avec d’un côté, le groupe minoritaire de ceux qui impulsent ce changement, sont capables de s’y adapter et en tirent toutes sortes de bienfaits ; et de l’autre côté, celui, beaucoup plus nombreux, des « inadaptés » , qui, parce qu’ils ne sont pas assez diplômés, pas assez au fait des nouvelles technologies et pas assez protégés par une structure puissante, se trouvent exposés à un risque terrifiant de déclassement et de marginalisation, violement accru par la crise sanitaire que nous traversons. Ou qu’un combat trop inégal contre des technostructures hyperpuissantes prive de l’espoir tout simple de sortir de la pauvreté grâce au travail de leurs mains nues et à leur courage personnel.

Et la grande hypocrisie des dirigeants « modernistes » consiste, non seulement à refuser de reconnaître l’existence de cette polarisation croissante provoquée par leurs politiques de progrès à marche forcée, mais aussi de masquer leur indifférence aux vraies souffrances des gens par toutes sortes de discours pseudo-progressistes sur des soi-disant injustices en fait tout à fait secondaires, au détriment par exemple des femmes ou des minorités ethniques. Car quelqu’un peut-il me dire en quoi le fait que quelques femmes de plus accèderont aux conseils d’administration du CAC 40 résoudra le problème fondamental du déclassement et du désespoir de dizaines de millions de personnes, tous sexes et origines confondus, simplement parce que ceux-ci ne disposent pas du capital de savoir et de sécurités de toutes sorte leur permettant de franchir sans trop de casse le mur de la modernité vers lequel on les projette à toute allure ?

Ce déclassement et cette marginalisation d’une partie très importante de la population constitue par ailleurs un facteur d’aggravation des inégalités de revenus et de patrimoines – inégalités qui ne sont pas un mal en soi mais simplement un symptôme des dysfonctionnements que j’ai évoqués plus haut. Et face auxquels les politiques de redistribution des revenus – et donc de spoliation fiscale destinés à alimenter des systèmes d’assistanat – n’auront pas plus d’efficacité qu’un cautère sur une jambe de bois, quand ils n’aggraveront pas les choses en provoquant une démoralisation généralisée de la société, privée de ce repère essentiel que représente la valeur-travail. Car une société plus inégalitaire mais où chacun peut avoir l’espoir raisonnable de devenir un jour riche grâce à ses efforts personnels vaudra toujours mieux qu’une société où la passivité de dizaines de millions de marginaux et d’assistés est achetée par une distribution massive d’aides publiques financée par la spoliation des travailleurs connectés.

Et si aucune réponse n’est apportée à ces questions, je crains que nos sociétés ne s’enfoncent rapidement dans un cycle de confrontations violentes, lorsque les « Déplorables », poussés au désespoir par l’aveuglement moderniste de la technostructure savante, n’auront plus d’autre choix que la rébellion.

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