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Entre autoritarisme et chaos

Une inquiétante inversion de la hiérarchie mondiale des libertés individuelles

16 octobre 2020

Il y a peu de temps encore, nous considérions comme une évidence l’opposition apparemment bien tranchée entre l’autoritarisme du régime chinois et le libéralisme des démocraties occidentales.

D’un côté, une presse libre, une démocratie pluraliste, un état de droit protecteur des libertés individuelles et de la liberté d’expression.

De l’autre, une dictature à parti unique, appuyée sur un impressionnant appareil de répression, déportant ses opposants et mettant en place un système de surveillance et de contrôle quasi-orwellien sur sa population (reconnaissance faciale, note sociale, etc.).

Cependant, les évènements récents -menace terroriste, aujourd’hui crise épidémique – ont conduit à brouiller quelque peu cette opposition qui autrefois nous paraissait si évidente.

Aujourd’hui, les habitants de Shanghaï et de Pékin peuvent en effet se promener et prendre un café librement, à toute heure du jour et de la nuit, sans crainte d’être verbalisés par la police ou agressés par un assassin, alors que dans certains pays démocratiques européens – et tout particulièrement en France -, cette liberté est désormais fortement compromise.

Bien sûr, je ne prétends pas que la France et les autres démocraties européennes se soient subitement transformées en enfer totalitaire, pas plus que je n’affirme que la Chine soit aujourd’hui un paradis pour les libertés individuelles.

Mais le fait est là : dans certains domaines très concrets de la vie courante, un parisien soumis au couvre-feu et menacé par la montée d’une insécurité incontrôlée est désormais moins libre qu’un habitant de Pékin déambulant tranquillement le soir à la sortie d’un restaurant de nouilles chinoises.

Que s’est-il passé ? Pourquoi en est-on arrivé à cette inversion inquiétante –même si elle reste encore limitée – de la hiérarchie internationale des libertés individuelles ?

Et d’abord, pourquoi les chinois ont – ils réussi, contrairement aux français et aux européens, à juguler une épidémie qui, de fil en aiguille, apparaît désormais comme une menace majeure pour nos libertés et notre bien-être ?

Je ne rentre pas ici dans un débat d’ordre médical auquel je ne connais strictement rien. Peut-être existe-il à ce fait des causes génétiques ou démographiques ou autres que j’ignore ? Là n’est pas mon propos.

Je veux juste parler ici d’une chose : le rapport entre l’Etat et la société.

Si la Chine a réussi (au moins pour l’instant) à juguler l’épidémie, c’est (au moins en partie), parce que son Etat fonctionne correctement et que sa société est disciplinée.

C’est parce que l’Etat chinois a réussi un en temps record (quelques jours..) à ouvrir un très grand nombre de places d’hospitalisation supplémentaires, comme à Wuhan au début de l’épidémie.

C’est parce qu’il est capable de mettre en oeuvre des tests hypermassifs sur la population en cas d’apparition de cas suspects, comme aujourd’hui à Quindao.

C’est parce qu’il est en capacité de prendre, le cas échéant, comme à Pékin à la fin de l’été dernier, des décisions radicales de confinement local qui permettent de stopper la contagion et d’éviter ensuite l’apparition d’un incontrôlable chaos sanitaire.

C’est parce que la population chinoise, non seulement exécute rigoureusement les instructions de l’Etat par crainte de la police, mais applique spontanément, de manière extrêmement stricte, des gestes barrières élémentaires (port d’un masque propre, distanciation..) par autodiscipline collective.

Toutes choses qui font cruellement défaut en France :

– Un Etat inefficace qui n’a même pas réussi à mettre à profit le répit de l’été pour mettre en place un grand nombre de lits d’hôpitaux supplémentaires afin de préparer une éventuelle 2ème vague épidémique (ce que les chinois avaient quand même réussi à faire en trois jours à Wuhan en mars dernier).

– Une population travaillée par un sentiment de défiance vis-à-vis de cet Etat, qui la conduit à des attitudes allant de l’hostilité larvée (abstention électorale) à la contestation ouverte (Gilets jaunes…) voire pour une partie d’entre elle, à des attitudes pré-insurrectionnelles (émeutes de banlieue, attaques contre les policiers) ; tout cela ne prédisposant évidemment pas au respect des règles édictées par cet Etat pour juguler l’épidémie, d’autant que la peur de la police elle-même tend à disparaître dans certaines parties du territoire.

– Un individualisme narcissique où le règne du chacun pour soi détourne du respect des règles communes permettant un bon fonctionnement de la vie sociale (à commencer, pour ce qui nous intéresse ici, par l’application des gestes-barrières élémentaires contre le virus).

Le résultat logique, c’est que tous les mécanismes collectifs permettant d’enrayer l’épidémie se révélant un même temps défaillants, celle-ci peut rapidement se trouver hors de contrôle.

Cette situation entraîne alors la mise en place par l’Etat de mesures hyper-autoritaires portant gravement atteintes aux libertés publiques – et pouvant éventuellement enclencher, par contrecoup, l’apparition d’une contestation de plus en plus ouverte et violente.

L’expérience française de la crise COVID nous montre donc que, faute d’être efficace et respecté, un Etat libéral et démocratique peut se transformer, avec une terrifiante rapidité, en un Etat autoritaire, prenant dans l’urgence des décisions susceptibles d’avoir des conséquences dramatiques sur la vie de millions de personnes – ceci alimentant des sentiments de révolte susceptibles de conduire à une situation de chaos social.

Et l’on en arrive à cet inquiétant paradoxe qu’une société supposément libérale et démocratique peut en fait très rapidement basculer dans une situation d’autoritarisme et de chaos, simplement parce que son Etat dysfonctionne et parce que sa société se rebelle.

En d’autres termes, que cette société prétendument très avancée se révèle infiniment moins « résiliente », y compris dans le domaine des libertés publiques, à l’apparition d’une crise grave qu’une société régie par un Etat autoritaire mais efficace, et dont les citoyens sont animés par un esprit de discipline fondé à la fois sur le contrôle social de proximité, le sens civique et la peur du gendarme.

Or, il n’y a aucune raison que dans l’avenir, d’autres crises majeures, dont celle du Covid n’aurait été qu’un précurseur, n’apparaissent : désastre environnemental, incident technologique majeur, terrorisme de masse, nouvelle épidémie, et pourquoi pas conflit militaire classique, notre avenir radieux est plein de promesses…

Et chacune de ces crises entrainerait alors fatalement, en l’absence de réforme profonde de notre modèle d’action collective, des conséquences tout aussi, voire plus graves, celles du COVID pour nos libertés et le fonctionnement de nos institutions démocratiques (sans même parler de leur coût économique et humain).

Si nous voulons demain survivre à ces inévitables crises qui s’annoncent, tout en restant ce que nous souhaitons être, c’est-à-dire une démocratie libérale respectueuse des libertés individuelles, trois conditions doivent impérativement être remplies :

– Nous attaquer, sans plus attendre et sans nous payer d’illusions, à la situation de faillite de notre Etat-Providence. Un Etat qui à force de se disperser sur un trop grand nombre d’objectifs dont l’ambition dépasse de très loin ses moyens, n’est plus capable d’en atteindre aucun – y compris dans son domaine d’action le plus légitime, celui du régalien. Un Etat qui révèle son inefficacité crasse à l’occasion de la première crise systémique venue. Et tout cela au prix d’une surimposition et d’un surendettement insoutenables à terme ;

– Restaurer, en tout premier lieu, la crédibilité de notre Etat régalien (Justice, police armée…) sans laquelle aucune société, aussi libérale soit-elle, ne peut fonctionner de façon viable, faute de sécurité intérieure et extérieure ;

– Et -là mais là on touche au mieux à l’action de très long terme, au pire au domaine des voeux pieux – œuvrer pour restaurer des réflexes spontanés de comportements civiques. A travers le retour à des valeurs collectives partagées. A travers l’adhésion renforcée à une morale de la responsabilité individuelle. Et plus prosaïquement, à travers la renaissance d’une crainte minimale de la police et de la sanction pénale.

Bref, l’Etat doit d’urgence restaurer son efficacité et son autorité – dans un périmètre d’action qui sera nécessairement réduit – s’il veut stopper sa dérive actuelle vers un autoritarisme inefficace.

Vaste programme, sans doute !!! Mais, à défaut, c’est tout l’acquis historique de nos démocraties libérales qui risque de s’effondrer dans un mélange apocalyptique d’autoritarisme et de chaos.

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