Catégories
Entre progressisme et populisme

Si on ne donne pas de travail aux salariés peu qualifiés…

25 octobre 2020

Si, dans un pays, on organise l’économie de manière à priver structurellement les travailleurs peu voire moyennement qualifiés de la possibilité de travailler, ceux – ci s’enfonceront peu à peu dans le désespoir avant d’être un beau jour tentés par la révolte.

Et c’est exactement ce qui se produit aujourd’hui en France.

Précisons un peu mon idée en revenant 50 ou 40 ans en arrière.

A cette époque, la France, sous la houlette de la Communauté européenne, s’est engagée dans une politique de libre échange et de démantèlement des protections douanières qui a exposé notre industrie à la concurrence de pays étrangers à très bas coûts de main d’œuvre.

D’abord relativement limitées, les conséquences négatives de cette politique se sont ensuite progressivement révélées de façon dramatique à mesure que d’immenses pays en développement, comme la Chine, se sont lancés dans des politiques d’industrialisation fondées sur des exportations massives vers les marchés des pays développés.

Nos propres industries de main d’œuvre, écrasées par des charges sociales et des réglementations très lourdes, n’ont pas pu faire face à cette concurrence.

Il s’en est suivi un phénomène d’attrition industrielle qui a rapidement mis sur le flanc des secteurs d’activité entiers, comme le textile, la confection, le travail du cuir ou l’électronique grand public, pour ne citer que les exemples les plus flagrants.

En quelques dizaines d’années, notre industrie a ainsi perdu des millions d’emplois. Dans nos villes, des centaines de quartiers ouvriers se sont transformés en friches industrielles, tandis que leurs habitants étaient réduits au chômage, au désoeuvrement et souvent au désespoir.

C’est alors – nous étions à peu près dans les années 1990 -, que nos brillants économistes (dont je faisais alors vaguement partie), ont cru trouver une solution élégante au problème.

Puisque la France n’est plus compétitive sur les produits dits « à faible valeur ajoutée », il fallait, nous ont-ils en effet affirmé, qu’elle se re-spécialise sur les activités dites « à haute valeur ajoutée » pour « trouver sa place dans la nouvelle division internationale du travail » : logiciels, biotechs, etc.

Ils ont ainsi pris la responsabilité de développer face à l’effondrement de fait de notre industrie un discours de « benign neglect », qui, en minimisant voire en niant carrément la gravité du phénomène, portait en lui des conséquences sociales et même politiques ravageuses dont les manifestations sont aujourd’hui aveuglantes.

Je vais tenter maintenant d’analyser plus en détail ce phénomène mortifère.

Et tout d’abord, qu’est-ce c’est, concrètement, qu’un « produit à haute valeur ajoutée » ?

C’est un produit qui ne nécessite pour le fabriquer qu’un petit nombre de travailleurs très qualifiés, alors qu’un produit « à faible valeur ajoutée « (pouah !!), nécessite de mobiliser pour sa fabrication (à valeur ajoutée équivalente) une grande quantité de travailleurs peu qualifiés.

Donc dire que la France doit « se spécialiser dans les produits à haute valeur ajoutée » revient à dire qu’il suffira d’exporter le produit du travail de, disons, 10 ingénieurs français très qualifiés (biotechs, avions, etc.) pour acheter le produit du travail de 100 indiens ou chinois réputés « peu qualifiés » (vêtements, télévisions…). Des produits, qui bien sûr, ne seront plus fabriqués par les ouvriers français.

En d’autres termes, fixer comme horizon économique à la France une « spécialisation sur les produits à forte valeur ajoutée » revient à dire (en schématisant un peu) : « notre projet est qu’il n’ait à terme du travail dans ce pays que pour les gens très qualifiés ».

Mais que fera-t-on alors des 100 travailleurs français peu qualifiés à qui on aura ainsi supprimé toute possibilité de travail ?

Ce projet est peut-être très séduisant pour les économistes férus de modèles mathématiques, mais par contre, dans la pratique, il n’est tenable ni économiquement ni surtout socialement.

Il n’est pas tenable économiquement, simplement parce l’idée que l’on peut fabriquer uniquement dans un pays des produits à haute valeur ajoutée repose sur une dangereuse illusion. Dans de nombreux cas, la conception et la fabrication de ces produits dits « à haute valeur ajoutée » ne sont en effet rendues possible que par l’existence sur un écosystème complexe d’activités de toutes natures, dont beaucoup, justement, ne sont pas « à haute valeur ajoutée » . L’exemple le plus flagrant est sans doute est celui de la mode et de la haute couture, dont Paris se prétend encore aujourd’hui la capitale. Or l’activité des créateurs de mode n’est en fait possible que si elle bénéficie du socle d’une puissante industrie du textile et de la confection. L’effondrement de celle-ci risque de priver, à terme, les créateurs français des ressources locales en matières et en compétences techniques ou artisanales leur permettant à la fois d’alimenter leur créativité et de transformer leurs croquis en objets réels. Ces créateurs, après avoir encore poursuivi quelques temps leur activité hors sol, risquent donc de finir par disparaître en France, tandis que l’activité « design de mode » se déplacera vers les zones dotées d’une puissante industrie de la confection où elle bénéficiera d’un écosystème industriel (et désormais d’un marché) porteurs.

Par ailleurs, nous observons tous les jours que le phénomène de rattrapage industriel et de montée en gamme de nos concurrents asiatiques est infiniment plus rapide que nous ne l’imaginions. Désormais, ceux-ci s’imposent également sur un nombre croissant de produits à haute technologie. Pensons, par exemple, aux logiciels indiens, aux panneaux photovoltaïques chinois, aux biotechnologies taïwanaises, etc. Bref rien ne dit que nos productions « à haute valeur ajoutée » ne subiront pas bientôt, si nous n’y prenons garde, le même sort funeste que celui de nos activité « à faible valeur ajoutée » ont connu à la fin du siècle dernier.

Mais surtout, le projet de spécialisation exclusive sur les produits « à forte valeur ajoutée » n’est pas tenable socialement, parce qu’il revient à exposer une partie très importante de la population (les travailleurs les moins qualifiés) au risque d’une marginalisation économique et sociale. Marginalisation qui elle-même ne peut conduire qu’à des conséquences humainement et politiquement intenables : pauvreté, désoeuvrement, délinquance, perte de l’estime de soi, perte de confiance dans le système politique, mouvements de révolte plus ou moins violents, cristallisation d’une contre-société adoptant des valeurs sécessionnistes, etc.

Et c’est bien sur exactement ce qui est en train de se produire en France : d’un côté une population ouvrière et maintenant une petite bourgeoisie autochtones, complètement déclassées ou en danger de l’être bientôt, et tentées par le vote populiste de droite ; de l’autre, une jeunesse des banlieues ghettoïsée, aux perspectives d’insertion économique plus qu’incertaines et tentée par la désaffiliation identitaire – ces deux mouvements de repli pouvant être largement imputés, malgré leurs expressions apparemment antagoniques, à une même cause : la marginalisation des travailleurs peu ou même moyennement qualifiés.

Les optimistes nous diront alors qu’il suffit de former les gens pour les adapter aux évolutions technologiques en cours. Mais là encore, les choses ne sont pas si simples : parce que notre système de formation continue et de reconversion professionnelle fonctionne en fait très mal ; parce que nos universités forment aujourd’hui beaucoup moins de chercheurs et de scientifiques que leurs homologues chinoises ; parce qu’en conséquence il faudra au moins 2 générations pour transformer tous les petits-enfants d’ex-ouvriers au chômage en docteurs en biotechnologies ; et que même ce cas, ces personnes très qualifiées risqueraient alors de ne pas trouver de travail compte tenu de l’étroitesse du marché des hautes technologies et de la concurrence des nouveaux pays industrialisés qui s’exercera là comme ailleurs.

Quant aux éternels utopistes de gauche, ils nous expliquent que, puisque le travail se fait rare, il n’y a qu’à créer une sorte de revenu universel afin de permettre à chacun d’échapper à la misère. Mais sans répondre pour autant (sans même parler des problèmes de financement que pose une telle mesure) à la question du sens : celui d’une vie privée par l’absence du travail, d’une forme d’intégration sociale, d’une discipline quotidienne et de la simple fierté d’être utile à quelque chose….

En d’autres termes, une économie française fondée exclusivement sur des activités à haute valeur ajoutée n’est pas tenable socialement – à supposer même qu’elle soit techniquement possible.

Cet état de faits conduirait en effet, non seulement à accroître mécaniquement les inégalités de manière insupportable, mais surtout à marginaliser durablement une très grande partie de la population – avec des conséquences politiques et sécuritaires désastreuses que l’on peut d’ores et déjà observer quotidiennement dans notre pays.

Il présente accessoirement de graves dangers pour la sécurité nationale : quelle indépendance, quelle capacité de résilience et de résistance resterait-il en effet à un pays incapable de fabriquer des masques pour se protéger des épidémies, des chaussures pour vêtir ses soldats et de l’acier pour forger leurs fusils ?

Bref, un pays comme la France doit être durablement capable, pour sa cohésion sociale comme pour son indépendance, de produire sinon à peu près tout, du moins une très large de gamme de produits, y compris ceux désignés de manière vaguement méprisante comme « à faible valeur ajoutée » et pourtant si nécessaires à notre vie quotidienne, depuis les vêtements et les chaussures jusqu’au produits sanitaires de base…

Il ne serait d’ailleurs pas si difficile d’y parvenir sans sombrer dans un protectionnisme bas du front.

Pourquoi ne pas financer, au moins en partie, la protection sociale par la TVA plutôt que par les cotisations salariales qui obèrent gravement la compétitivité des produits fabriqués en France ?

Pourquoi ne pas réduire aussi les autres impôts sur la production – ceci supposant bien entendu de mettre fin aux gaspillages d’argent public qu’ils financent ?

Pourquoi ne pas taxer, voire purement et simplement interdire, les produits importés dont les fabricants étrangers ne respectent pas des normes sociales et environnementales minimales ?

Rien de tout cela n’est incompatible avec le respect des règles actuelles du commerce international ou des principes de l’Union européenne – à supposer d’ailleurs qu’on considère ceux-ci comme légitimes !!!

En créant ainsi des conditions favorables à la renaissance d’une industrie française forte et indépendante, on redonnerait du même coup un espoir et une raison d’être à des centaines de milliers de travailleurs peu qualifiés de notre pays.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.