Dans mon prochain ouvrage, « La dictature insidieuse – Entre totalitarisme et chaos », je compte exposer le paradoxe selon lequel l’Etat français est en train de devenir à la fois de plus en plus autoritaire – à travers notamment une multiplication des lois liberticides – et de moins en moins capable d’imposer en pratique son autorité à une société qui conteste sa légitimité. Le petit pamphlet de François Sureau, Sans la Liberté, vient conforter ma thèse avec l’habituelle profondeur de vues de cet auteur à la langue chatoyante et à la convaincante érudition. Nous assistons en effet aujourd’hui selon lui à un dangereux recul des libertés publiques et individuelles dans notre pays. Un recul contre lequel une mobilisation citoyenne est nécessaire si nous voulons restaurer l’esprit de la déclaration des Droits de l’homme de 1789, dont l’un des ambitions fondamentales est de protéger les individus contre l’arbitraire du pouvoir.
Selon François Sureau, les pressions conjointes d’une société inquiète pour sa sécurité et d’un Etat soucieux d’élargir les moyens d’action de sa police conduisent aujourd’hui à une recul multiforme des libertés : établissement de nouveaux délit cognitifs ou d’intention ; restrictions diverses au droit à manifester ; extension du champ des assignations à résidence et des possibilités de perquisition ; interdictions diverses de déplacement ; contrôles au faciès facilités sur des territoires très étendus ; police lourdement armée intimidant des manifestants pacifiques….
Cette répression s’étend également à la libre expression des opinions. Avec la loi dite « sur la haine en ligne », l’Etat s’arroge ainsi un rôle de tutelle sur les opinions des citoyens, comme s’il était un juge irréprochable du bien et du juste, et alors même que la haine n’est en soi, jusqu’à plus ample informé, qu’un sentiment et non pas un délit. Avec la loi sur les « fake news », il s’arroge cette fois le droit de distinguer la vérité du mensonge, tout en confiant absurdement au juge des référés, qui n’a aucune compétence pour cela, le soin de savoir si une information est exacte ou pas.
On observe simultanément une inquiétante régression du rôle du juge judiciaire comme gardien des libertés : confusion croissante entre police administrative et judiciaire ; contrôle des actes administratifs confié de préférence au procureur qu’au juge du siège ; enfin, rôle croissant des tiers dans les mesures restrictives de liberté (autorités indépendantes comme le CSA, voire opérateurs privés auxquels est désormais confié le soin de décider ce qu’il est licite de dire ou pas sur les réseaux sociaux).
Ces dispositions liberticides ont, aujourd’hui comme hier, une perverse dynamique d’expansion : les mesures de restriction des libertés sont en effet toujours présentées au départ comme visant à parer à une menace exceptionnelle (terrorisme…). Mais elles sont également toujours très rapidement étendues au domaine des circonstances ordinaires. L’une des premières applications de la loi « anti-casseurs », justifiée au départ par la volonté de mettre hors d’état de nuire les manifestants violents, consista par exemple, au printemps 2017, à édicter une longue série d’interdictions administratives contre des manifestations écologistes a priori parfaitement pacifiques.
Si l’air de la liberté se raréfie, c’est bien sûr du fait d’une démission de la démocratie représentative face aux demandes intéressées des agents de la répression. Mais l’absence de mobilisation des citoyens pour défendre leurs droits est également en cause : personne en effet ne proteste aujourd’hui vraiment contre la réduction progressive des libertés individuelles dans la mesure où la majorité des gens ne se sent pas personnellement concernée par ce phénomène d’attrition. L’individu épris de son confort individuel, égoïste et solitaire, ne s’oppose pas aux débordements de la tyrannie étatique puisque ces forfaits sont commis, au nom de son bien-être et de sa sécurité, contre d’autres gens qu’il ne connaît pas… et qui, au fond, pense-t-il paresseusement, doivent bien être coupables de quelque chose, puisque le pouvoir cherche à les priver de leurs libertés.
Loin d’être un phénomène nouveau, la tentation de l’arbitraire et de l’autoritarisme constitue en fait une constante dans l’histoire de l’Etat français moderne. Si l’on excepte la période de la troisième République, celle-ci est en effet marquée par une volonté récurrente de répression des droits individuels sous toutes sortes de louables prétextes. La liberté est donc perpétuellement menacée, tout simplement parce qu’elle n’est pas naturelle à l’Etat. Seul un effort de mobilisation citoyenne permet dans ces conditions de la préserver. Or les citoyens – et notamment les intellectuels – se sont eux-mêmes souvent faits les complices, à différentes époques de notre histoire, de ces tendances liberticides du pouvoir. Cette complicité coupable transcendait d’ailleurs les clivages politiques, entre hommes de droite amis de l’ordre moral et hommes de gauche tentés par l’étatisme. Et cette désaffection générale pour la liberté pourrait même s’aggraver aujourd’hui, puisque, comme le dit l’auteur, « la gauche a abandonné la liberté comme projet, [tandis que] la droite a abandonné la liberté comme tradition ».
Il existe donc aujourd’hui un risque réel de voir se lézarder l’Etat de droit. Les indices en sont nombreux et concordants : recul de l’autorité du juge du siège en tant que garant des libertés, confusion entre police administrative et judiciaire, police armée en guerre contre les manifestants, recours croissant au tiers censeur… Bienvenue donc dans ce monde nouveau, où la liberté ne serait plus considérée comme un droit fondamental, mais comme une concession octroyée par le pouvoir. Et où disparaîtrait progressivement le citoyen libre, peu à peu transformé en sujet, voire en délinquant en puissance.
Or c’est justement la liberté individuelle qui constitue, dans notre tradition démocratique, le fondement et la justification de la société politique. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est en effet d’abord et avant tout l’affirmation des droits à la liberté personnelle des individus : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ». Dans cette vision des choses, on fait a priori confiance à l’individu sur sa capacité à faire usage de sa liberté avec discernement, quitte à le sanctionner a posteriori s’il commet un acte répréhensible. Si au contraire on commence à multiplier les mesures préventives de restriction des libertés, ou si l’Etat répond par une loi liberticide ad’hoc à une « demande sociale » – en prétendant par exemple éliminer une source supposée de scandale ou défendre par une attitude paternaliste un droit de créance collectif1 – on bascule rapidement dans un système entièrement sécuritaire. Et cela sans d’ailleurs que notre sécurité n’en soit en rien améliorée.
Un gouvernement ne devient pas en effet plus fort parce qu’il censure les libertés et les principes de l‘Etat de droit. Il n’en devient au contraire que moins capable de se faire respecter. Au lieu de remédier par des solutions pratiques au manque d’efficacité de la police, il se contente de tailler sans états d’âme dans les libertés publiques, tous en produisant des lois bavardes, mal fagotées et de ce fait inefficaces. Mais il risque ainsi, in fine, de n’aboutir à des résultats décevants, voire contre-productifs, en matière d’ordre public. La répression des opinions, par exemple, risque d’avoir pour seul effet de stimuler un sentiment de persécution et de révolte latente dans l’esprit de ceux qui s’en estiment les victimes. Le résultat, c’est comme le dit l’auteur, que « nous avons réussi le prodige d’asservir le citoyen en diminuant dans le même temps l’efficacité de l’Etat.»
Face à cette dangereuse dérive, il faut donc réaffirmer les droits de l’homme au sens classique. Il faut revenir aux fondamentaux de la liberté individuelle plutôt que de réclamer sans cesse plus de sécurité et plus de droits « de créance ». Il faut réaffirmer que la société organisée est destinée « à servir l’homme, et non pas à l’asservir ». Car tout est préférable, comme l’affirme l’auteur en conclusion, à ce que nous promet aujourd’hui l’ordre social : « la dictature de l’opinion commune indéfiniment portée par les puissances nouvelles de ce temps, et trouvant un renfort inattendu dans le désir des agents d’un Etat discrédité de se rendre à nouveau utile au service d’une cause cette fois infiniment partagée : celle de la servitude consentie. »
La lecture de ce texte très beau et très limpide de François Sureau m’a permis de mettre des mots et des concepts précis sur ce malaise diffus que je ressens en voyant chaque jour ma liberté personnelle rognée sous toutes sortes de séduisants prétextes : la défense de l’environnement, les droits des femmes, la lutte contre le racisme, le terrorisme ou la cherté des loyers… L’auteur montre en effet que c’est, d’une part en prétendant répondre à une demande en perpétuelle extension de droits nouveaux, d’autre part en affirmant vouloir mieux garantir notre sécurité, que l’Etat restreint progressivement la liberté des individus, seul fondement légitime de la société politique. Un mouvement mortifère auquel j’ai bien l’intention, à l’exemple de François Sureau, de m’opposer de toutes mes forces.
François Sureau, Sans la liberté, Tracts Gallimard, 56 pages, 2019, Paris
Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse – Entre totalitarisme et chaos », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture.
1 Les juristes appellent « droit de créance » l’affirmation de principe du droit de tout individu à bénéficier d’une aide matérielle de la société afin de lui permettre d’atteindre une certaine qualité d’existence, sans que les moyens d’accorder cette aide soient précisés, notamment en ce qui concerne son financement. Exemple : droit au logement, à la santé, à l’éducation, etc.