Dans le chapitre conclusif de mon futur ouvrage « La dictature insidieuse », je souhaite développer l’idée selon laquelle l’actuelle prolifération des lois morales et liberticides en France, souvent liées aux néfastes agissements du lobby diversitaire – multiculturaliste, risque de provoquer chez beaucoup de nos concitoyens un mouvement de rejet de la légalité républicaine. Sommés de se conformer à des injonctions légales dont ils ne reconnaissent plus la légitimité, ceux-ci pourraient en effet être tentés par des attitudes de désobéissance, voire de rébellion ouverte face à des lois considérées comme scélérates. Ils pourraient également chercher à se replier vers des systèmes de valeurs et des comportements communautarisés échappant ouvertement à une loi qu’ils ne respectent plus. Le croyant musulman révulsé par le mariage pour tous, le catholique pratiquant affolé par la possible généralisation de la GPA, le gilet jaune de grande périphérie persécuté par les radars routiers, le client de prostituées criminalisé dans l’exercice de sa sexualité intime, la père nié dans son autorité familiale par l’interdiction de la fessée, pourront ainsi considérer comme légitime la désobéissance à la loi commune et se replier en toute bonne conscience sur des comportements délinquants, voire communautaires, sous la protection d’une microsociété en rébellion plus ou moins affirmée contre la police et la justice – ce rejet de la norme commune risquant bien sûr de conduire à un délitement de la société française, voire à l’apparition de conflits ouverts entre des groupes présents sur les mêmes territoires et désormais désireux d’être chacun régis par des règles différentes, voire antagoniques.
Cette inquiétante perspective m’a naturellement conduit à lire avec passion l’ouvrage de Jérôme Fourquet, l’Archipel français, qui met en lumière, chiffre à l’appui, l’implosion de la nation française en groupes distincts, étrangers et souvent hostiles les uns aux autres. Mais si le constat, au demeurant terrifiant, confirme – et au-delà – mes craintes concernant la fragmentation socio-ethno-culturelle actuellement à l’œuvre dans notre pays, il ne permet pas, loin de là, d’en imputer la seule cause aux dysfonctionnements de notre système juridique et la prolifération de lois morales et liberticides. De plus, sa référence implicite à une sorte d’âge d’or mythifié, où l’identité nationale aurait été structurée autour d’une opposition entre la veille matrice catholique conservatrice et le progressisme des partis de gauche, ne me convainc pas entièrement. Car après tout, si Jérôme Fourquet avait écrit son livre en 1419, 1572, 1793, 1870, 1961 ou 1943, et disposé pour le faire du même attirail statistique que celui existant aujourd’hui, sans doute aurait-il dressé un panorama bien plus inquiétant des divisions françaises que celui qu’il nous propose dans son ouvrage de 2019.
Commençons donc par le constat de la fragmentation française. Sur ce thème, le livre pourrait ressembler à un dictionnaire des idées reçues lepenistes, et comme tel soumis à l’ostracisme méprisant de la gauche bien-pensante, s’il n’était assis sur un puissant appareil statistique qui ne laisse plus aucun doute sur la réalité des faits évoqués. Tout y passe, dans une langue à la fois très rigoureuse et très accessible qui fait la valeur de l’ouvrage : la montée en puissance démographique et le repli culturel des populations d’origine arabo-musulmanes, illustré par le fait que près d’un nouveau-né sur 5 porte aujourd’hui des prénoms de cette origine ; leur pratique religieuse nettement plus intense, accompagnée de position beaucoup plus conservatrices que la moyenne des français sur les problèmes de société comme l’homosexualité ; la fracture géographique, doublée d’une forte ségrégation scolaire, observée dans les banlieues sensibles entre les populations pauvres issues de l’immigration et celles des petits blancs mieux intégrés socialement et culturellement ; le fait que les populations de souche mettent en œuvre de manière systématique des stratégies de fuite accélérant la transformation de certains quartiers défavorisés en ghettos ethniques ; l’importance du trafic de drogue comme accélérateur de la sécession dans ces mêmes ghettos ethniques ; la concomitance de la visibilité croissante des populations issues de l’immigration arabo-musulmane et de la montée du vote Front national ; la coupure de plus en plus nette entre des populations éduquées, gagnante de la mondialisation et favorables au projet moderniste-libéral porté par Emmanuel Macron, retranchées dans les confortables quartiers aisés des centre-ville, et les populations moins éduquées, taraudées par l’inquiétude du déclassement social et de l’insécurité culturelle et physique, exilées dans les lointaines périphéries urbaines ou les zones rurales, et massivement tentées par le vote populiste… Bref, on sort de ce livre avec l’effrayante impression que la France d’aujourd’hui est a minima fragmentée en trois blocs de plus en plus éloignés par leurs valeurs comme par leurs modes de vie : celui des petits-blancs déclassés lepénistes ou gilets jaunes des ronds-points périphériques ; celui des ghettos ethnico-religieux des quartiers sensibles de proche banlieue ; et celui des « gagnants » mondialisés des centre-ville, eux-mêmes en état de sécession « soft » par rapport au groupe majoritaire.
Ce constat rejoint donc en partie ma propre hypothèse sur l’émergence d’un France éclatée entre isolats communautaires séparés voire antagonistes. Il ne dit que peu de choses, cependant, des causes de cette dérive, puisqu’il reste strictement campé dans la mise à jour des faits. Nous ne saurons par exemple donc pas, à sa lecture, pourquoi les couples musulmans – par ailleurs fortement attachés à l’endogamie religieuse – persistent, au bout de 2 à 3 générations, à donner à leurs enfants des prénoms arabo-musulmans plutôt que ceux appartenant à l’aire culturelle occidentale.
J’ai donc recueilli à la lecture de ce livre peu d’élément confirmant directement ma propre thèse, qui donne à la délégitimation d’une loi républicaine désormais considérée comme injuste par des fractions de plus en plus nombreuses et diverses de la population, un rôle moteur dans le déclenchement de ce phénomène d’archipélisation sociale : peut-être certaines populations musulmanes très influencées par la religion ont-elles été choquées dans leurs croyances par le mariage pour tous ; peut-être certains habitants des zones périphériques se sont-ils sentis incompris et méprisés à l’occasion du vote de certains lois et programmes supposément progressistes, mais agressant en fait leur propre mode de vie, depuis la limitation de vitesse à 80 kms/heures jusqu’à la réintroduction des ours dans les régions de montagne… Mais ces petits indices, loin de former système, ne constituent en fait que quelques touches éparses dans le livre de Jérôme Fourquet.
D’ailleurs, la société française est-elle vraiment plus émiettée et divisée qu’hier ? L’auteur en veut pour preuve ce qu’il appelle, dans les cent premières pages du livre, « la dislocation de la matrice culturelle commune », à savoir le spectaculaire déclin de l’influence catholique et de son cortège de valeurs traditionnelles. De ce phénomène témoignent, outre la baisse de la pratique religieuse, la diversification spectaculaire des prénoms hors du registre du calendrier des saints, ainsi que le basculement anthropologique vers des croyances et comportements étrangers à la matrice catholique : soutien à l’IVG, décrispation vis-à-vis de l’homosexualité, remise en cause de la hiérarchie traditionnelle des espèces, libération sexuelle, affaiblissement de l’institution du mariage, etc. Pour faire bonne mesure, l’auteur y ajoute quelques indices de « fragmentation » supplémentaires, comme l’effondrement du parti communiste ou de l’influence des grands médias traditionnels, pour nous présenter l’image terrifiante d’une société désormais privée de tous ses repères anciens et de ses clivages structurants traditionnels.
Sans contester la réalité de ces phénomènes, je doute cependant que ceux-ci fassent système, ni qu’ils aboutissent à une réalité moins chaotique et conflictuelle que par le passé. Certes, la matrice catholique est aujourd’hui en voie de marginalisation, mais cela fait tout de même plus de cinq siècles qu’elle est régulièrement l’objet de contestation passionnées et parfois violentes, depuis les terribles guerres de religion du XVIème siècle jusqu’au vandalisme révolutionnaire anti-chrétien de 1793 ou de la Commune. Et rien ne dit que la défaite apparente des « cathos » ne conduise pas, finalement, à une situation plus apaisée qu’autrefois par la disparition de fait de l’un des protagonistes – d’autant que leurs ennemis de toujours, les progressistes laïcards de gauche, voient également leur influence s’effondrer.
C’est donc, selon moi, une illusion d’optique rétrospective que de qualifier de « culturellement structurante » l’opposition historique entre catholiques conservateurs et socialistes révolutionnaires, alors que celle-ci s’est traduite en fait par des tensions permanentes, des haines tenaces et parfois des violences épouvantables. Il faudrait que l’auteur explique aux Vendéens victimes des colonnes infernales et aux Communards fusillés devant le mur des fédérés en quoi l’affaiblissement possible de la traditionnelle opposition entre gauche socialiste et droite catholique constitue un facteur nouveau de « fragmentation » de la société française en « archipels » indifférents ou hostiles les uns aux autres. A cette aune, l’arrière-petit fils de monsieur Fourquet écrira peut-être, en 2120, un livre regrettant avec nostalgie la disparition du phénomène jihadiste, qui aurait pourtant, selon lui, joué un rôle si politiquement « structurant » dans la société française des années 2020-2030…
On touche là à la principale critique que l’on pourrait adresser à cet ouvrage par ailleurs excellent et bien écrit : le manque de mise en perspective historique. Les conflits, les facteurs de dislocation, les oppositions du passé sont en quelque sorte gommés de l’analyse, ou bien rangés dans la catégorie rassurante des « facteur structurants ». Les massacres mutuels entre Catholiques et Protestants, la terreur et la contre-terreur révolutionnaires, la peur des possédants faces aux « classes dangereuses » du XIXème siècle, les 3000 à 4000 communistes fusillés pendant la 2ème guerre mondiale et les réglements de comptes sommaires de la Libération, sont oubliés au profit de l’image mythifiée – et totalement fausse, bien sûr – d’une France traditionnelle, bercée de morale catholique et douillettement installé dans le ronron paisible des débats parlementaires entre partis de l’ordre et du mouvement.
Or, la vérité est tout autre : la France a TOUJOURS été un archipel de classes sociales, de langues, de croyances et d’idéologies souvent violemment opposées. Négliger ce fait revient à donner à la situation actuelle une terrifiante tonalité de décomposition sociale sans antécédents historiques, alors qu’elle ne fait que répéter, sous une forme bien sur nouvelle, l’éternelle histoire d’un pays cherchant avec difficulté, mais aussi avec persévérance, son unité au-delà de ses divisions du moment. De ce point de vue, l’augmentation de la proportion des Inès et des Yanis dans les prénoms des nouveaux-nés en France ne me semble pas nécessairement plus effrayant que les 20 000 à 10 0000 vendéens massacrés par les colonnes infernales du général Tureau et les 20 000 communards exécutés sommairement par les Versaillais. Le sentiment national français a survécu à ces atrocités, peut-être saura-t-il également surmonter les nouveaux défis qu’il affronte aujourd’hui…
Jérôme Fourquet, l’Archipel français, Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, Paris, 2019, 379 pages.
(Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture).