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Danse et danseurs

« Mon instinct est poétique », par Esteban Isnardi

Propos recueillis par Fabrice Hatem

esteban Installé à Genève, Esteban Isnardi est un danseur et enseignant de Salsa de renommée internationale, qui se produit dans les plus grands festivals du monde entier. J’ai eu la chance de pouvoir l’interviewer à plusieurs reprises au cours de l’année 2010. Le texte suivant constitue un résumé de ces entretiens. Il est organisé autour de quatre grands thèmes : Les spécificités de la Salsa (à travers notamment une comparaison avec le Tango) ; son environnement culturel et humain ; son apprentissage ; son interprétation.

1. Les spécificités de la Salsa (une comparaison avec le Tango)

Quelles sont les trois principales différences entre le Tango et la Salsa ?

Le compas du Tango et de la Salsa sont totalement différents. Il n’y a pas de similitude rythmique directe entre les deux. La plus grande différence est la forte présence des percussions dans la Salsa, alors qu’elles sont absentes dans le Tango. Quand tu commences à danser la Salsa, tu es déjà en train de taper un rythme. Mais au Tango, malgré la présence d’une racine africaine démontrée par la l’origine même du mot Tango, cette pulsation rythmique est moins fondamentale.

La théorie de Juan-Carlos Caceres sur la présence cachée d’une clave dans le Tango n’est à cette égard pas convaincante. Avec mon ami le musicien Urugayen Hermes Luciani, nous nous étions amusés à rajouter des clave sur le temps fort dans n’importe quel type de musique, dans le Blues, le Slow, et cela marchait.

Il est vrai, cependant que le Buenos Aires Noir a bien existé. Il est d’ailleurs encore bien présent en Uruguay. Les milongas "acandombeadas" existent bel et bien également.

Quelles sont les trois principales similitudes entre le Tango et la Salsa ?

Il y a un dénominateur commun qui est la Habanera, qui est venue nourrir le Tango, et que l’on retrouve également dans la Salsa. Salsa comme Tango sont tous deux des mélanges.

Peut-on dire que la musique des Caraïbes offre une plus grande diversité de formes expressives (ou une plus grande exubérance créative) que celle du Rio de la Plata ?

Oui, dans une certaine mesure, car dans la musique de Caraïbes, on trouve tous les rythmes de Cuba (Rumba, etc.), de la République Dominicaine (Merengue et Bachata), de Porto-Rico (Plena). Plus toutes les transformations opérées sur le continent américain : Mambo, Tcha-Tcha-Tcha, Salsa…. Même en intégrant le folklore rural, la diversité musicale de l’Argentine est inférieure à celle des Caraïbes.

Peut-on dire que la musique des Caraïbes a fait preuve d’une plus grande longévité créatrice que celle du Tango, limitée pour l’essentiel aux années 1930 et 1940 ?

Cela n’est pas impossible. Cependant, le Tango a connu récemment un puissant retour en force.

Le Tango argentin a été phagocyté par l’irruption du Rock’roll, dans les années 1950. Le Rock argentin a été le plus puissant de l’Amérique Latine. Le plus connu était Sui Generis qui a lancé Charlie Garcia. Par contre, il n’y a pas eu de Rock Cubain, car Cuba étant fermé aux influences américaines, a continué sur sa propre musique. J’ai vécu en Argentine entre 1975 et 1978, à l’époque dorée du Rock argentin. Il n’y avait alors pas l’ombre d’un jeune qui dansait le Tango. Mon père écoutait le Tango toute la journée. Mais pour les jeunes comme moi, le Tango était mort et enterré, c’était considéré comme un ringardise. On peut donc bien affirmer qu’un facteur extérieur – le Rock – est venu tuer le Tango. Par contre, la musique Caraïbe, notamment celle de Cuba, a été moins affectée, et a donc connu une évolution plus régulière, mois heurtée.

Si l’on Prend un DJ comme Felix Picherna, il faut aujourd’hui danser les gens sur des Tangos interprétés par des musiciens morts depuis longtemps. Et on peut voir des gens s’extasier devant un Tango des années quarante, ce qui paraît à peu près impossible dans l’univers de la Salsa. Si un disc-jockey passait Perez Prado ou Arsenio Rodriguez dans une soirée de Salsa, tout le monde le prendrait pour un fou. Ainsi, dans le Tango, on danse sur une musique du passé, alors que la Salsa, au contraire, est en constante évolution et n’a jamais cessé d’évoluer. Il y a dans la Salsa une fixation sur l’instant présent, la création immédiate, alors que l’idiosyncrasie du Tango est d’être plus tourné vers le passé. Les nouveaux groupes de musique cubaine aiment donner des noms originaux à leur musique (le dernier né des styles s’appelle le Cubaton), alors que les groupes de Tango font plus volontiers référence à leur filiation au Tango dans leur nom (ex : Narco-tango, Gotan project).

Pourquoi tant d’appellations pour la musique des Caraïbes (Palo, Rumba, Changuï, Guaguanco, Son, Bolero, Tcha-Tcha-Tcha, Boogaloo, Pachanga, Mambo, Bachata, Merengue, Salsa, Reggaeton, Timba, etc.) et une seule pour le Tango (Tango) ?

Tous ces rythmes de musique cubaine ont une diversité qui donne le tournis, surtout si l’on rajoute les rythmes afros inspirés par eux, comme le Pilon. Il y a effectivement là une attitude d’inventivité, alors que le Rio Platense semble penser que le Tango peut suffire à nourrir toute sa vie. Dans le Rio de la Plata, on se revendique d’une culture, d’une essence, d’un héritage. Le cubain est plus tourné vers la nouveauté, le renouvellement. Est-ce là une attitude commerciale, une idiosyncrasie culturelle ? Je ne sais pas, mais c’est ainsi.

Pourquoi, malgré tes origines nationales et même familiales, as-tu choisi la Salsa plutôt que le Tango comme mode d’expression ?

J’ai fait ce choix à cause des rythmes afros. Quand j’étais petit, à Montevideo, j’étais fasciné d’assister, au début du mois de Février, à la fête appelée Las Llamadas., avec les défilés de tambours: Comme au Brésil, on voit alors des orchestres – les "Comparsas" – composés de dizaines de tambours, jusqu’ à 80. Il y a trois variétés de tambours de Candombé : le Chico, le Repique et le Piano. C’est un vrai fleuve humain qui coule alors dans la rue Isla de Flores, dans le quartier populaire de Palermo (où se trouve d’ailleurs, de manière amusante, une rue Borgès qui débouche sur la Plaza Cortalzar). Petit, sur les épaules de mon oncle, je voyais défiler les personnages : la vieille Mama, El Escovijero, le roi Momo. Et puis, tout à coup, il y avait les tambours, avec ce son qui met te mettre dans un état de transe: J’ai ainsi fait, très petit, cette expérience du rythme afro, avec ce fleuve humain qui passe. J’allais parfois l’écouter, posté devant le cimetière. Lorsque les tambours arrivent à hauteur di cimetière, ils ne jouent plus sur les peaux tendues, mais seulement sur les maderas, c’est-à-dire sur les montants de bois, avec un cliquetis de claves. Par respect pour les morts. Puis, lorsqu’ils avaient dépassé le cimetière, ils recommençaient à faire un bruit d’enfer avec leurs tambours. Cela m’a certainement amené vers la Rumba, qui est une cousine germaine de cette musique de Candombé.

La Murga, par contre, ne m’a jamais plu ; je la trouve vulgaire. Dans ma génération, le Tango ne se dansait plus, et aujourd’hui je le regrette. Par contre, j’aimais le mouvement sur la musique de Candombé. Cela m’a amené à la Salsa. Peut-être une vieille rivalité nationale m’a-t-elle éloigné du Brésil. Pour nous le Brésil, avec sa prétention à la grandeur, est un peu ridicule.

2. La Salsa dans son environnement culturel

Pour bien danser la Salsa, que faut-il connaître du Son et de la Rumba, voire de la Santeria ?

La connaissance du Son et de la Rumba (Guanguanco ou Yambu) sont absolument primordiaux. Celle de Santeria et des Orishas donne également un plus. Dans la Salsa cubaine, il faut être toujours capable d’identifier la clave dans n’importe quel morceau, et pour cela, l’imprégnation du Son et de la Rumba est indispensable. Mais il ne faut pas oublier que la clave de Rumba est différente de celle du Son et de la Salsa. Qui dit Son dit également Cha-Cha, Mambo, danses qui doivent être également connues.

Pour bien danser la Salsa, faut-il parler espagnol couramment ?

Ma réponse serait plutôt négative. Je n’aurais pas dit la même chose pour le Tango, dont certaines paroles sont incomparables. A part les Salsas engagées de Ruben Blades, quelques Boleros, ou certaines paroles de Yuri Buenaventura – qui d’ailleurs a interprété des Tangos en Salsa dans son dernier CD – les paroles de Salsa sont peu intéressantes. Par contre, les paroles du Tango peuvent être de vrais poèmes, avec des auteurs tels que Discepolo, Manzi, qui ont créé une poésie certes populaire, mais possédant une véritable valeur littéraire. Les paroles de Salsa ne leur arrivent pas à la cheville.

Pour toi, la Salsa est-elle un ensemble bien délimité de codes, de figures et de règles, où un espace d’expression et d’improvisation où les éléments extérieurs (notamment ceux issus de la culture afro-cubaine au sens large) sont constamment les bienvenus ?

Je suis définitivement partisan de la deuxième thèse. La Salsa est d’abord une expression, et c’est d’ailleurs pour cela que j’ai appelé mon association "Expresion de Salsa". Elle n’a pas des codes ultra-définis comme le patinage artistique ou les danses latines. Elle doit garder un côté de liberté. Donc l’apport des Orishas, on de la Rumba, voire du Break dance comme le fait Israël Gutierrez, sont les bienvenus.

La Salsa est-elle pour toi un art ou une culture à part entière ou une dénaturation commerciale de la véritable culture afro-cubaine ?

Je garderais le terme "commercial" mais pas celui de "dénaturation". Si tu parles de Salsa à un vieux cubain, il va te dire que cela n’existe pas, que la seule expression légitime est le Son Cubain. Le terme "Salsa" est un mot commercial issu des communautés latinos de New York: Mais ensuite, tout dépend de l’attitude du danseur, du prof, de l’élève, de l’amateur. Tu peux rester fondamentalement commercial, superficiel et faire du m’as-tu-vu pour attirer les gens. Mais tu peux également choisir de t’immerger dans ce qui est véhiculé par la Salsa. Bien sur, le mot "Salsa" est commercial et galvaudé, comme dans le film "Salsa", mais c’est aussi une clé pour ouvrir une porte et aller chercher ce qui est derrière.

Quelle sont la place respective du rythme, de la figure, de la posture corporelle, ou d’autres éléments dans ta vision de la Salsa ?

Le rythme constitue indéniablement l’élément fondamental, car il faut voir les choses dans leur chronologie. Toute appréhension première de la musique se fait par la pulsation rythmique. C’est la base de tout : on ne peut pas décorer la chambre sans avoir mis du ciment pour que la maison tienne debout.

Le nombre de figures possibles est limité mais absolument immense. Nous n’avons que deux pieds, deux mains, avec un nombre limité d’articulations. A un moment donné, les possibilités sont épuisées. Mais elles sont tout de même extrêmement riches. Dans le cadre du mouvement littéraire Oulipo, des expériences ont été faites pour se donner des contraintes d’écriture (voir "La disparition" de Georges Perec), soit pour explorer le champ des possibles ouverts par la combinatoire (voir le livre à languettes de Raymond Queneau, où 1000 milliards de poèmes différents peuvent être écrits en recomposant les mêmes vers de base). La liberté et la création n’existent qu’à partir du moment où elles commencent à prendre conscience de leurs propres contraintes.

De même, les figures de Salsa peuvent être constamment recyclées, recombinées, dans des proportions qui parfois me surprennent moi-même. A un moment donné, la mémoire corporelle prend le pas sur la mémoire cérébrale, et les figures que tu accompli n’ont même plus de nom. Tu disposes alors d’un matériau brut que tu peux modifier, recombiner, casser, étirer, réduire, pour inventer ton propre style de danse. Picasso était un très bon peintre académique, qui a reproduit jusqu’à la nausée certains thèmes de Velasquez, mais il construit là-dessus des digressions d’autant plus riches qu’il maîtrisait la technique classique.

Pourquoi la pédagogie de la plupart des enseignants de Salsa se fait-elle essentiellement (voire uniquement) autour de la figure alors que les autres éléments sont tout aussi importants ?

En ce qui me concerne, au début de ma carrière d’enseignant, j’ai essayé de mettre le rythme très en avant. Mais j’ai rapidement perdu presque tous mes élèves. Alors malheureusement, à un moment donné, on tombe dans la facilité d’enseigner ce que demandent les gens, c’est-à-dire connaître des figures pour se mettre en valeur sur la piste de danse. Je suis tombé dans le piège de me dire : "je vis de cela, donc je donne aux gens ce qu’ils veulent". Ma vie a été un long flirt avec la marge. Par exemple, je ne peux pas supporter d’avoir un patron. La Salsa m’a permis de ne pas basculer dans la marginalité. L’enseignement de la Salsa me permet également de me détendre et de me reposer. Je gagne bien ma vie. Mais, depuis quelques temps, je me suis mis une baffe et j’ai décidé de trouver un compromis. Mon cours va avoir une partie rythmique et une partie dansée. Peut-être vais-je perdre quelques élèves, mais il est important que je vienne à des choses plus rythmiques.

3. L’apprentissage de la danse

Peux-tu citer tes danseurs préférés, qui devraient faire partie de la culture de base de tout Salsero ?

Je voudrais tout d’abord préciser que mon goût va surtout vers la Salsa cubaine, même s’il existe d’autres styles. Je vais également surtout parler des danseurs que j’ai personnellement côtoyés. Le couple Charron-Rodriguez exprime des sentiments à travers leur danse, avec une grande part de jeu, d’improvisation. Mario ne cherche pas à être « propre » dans sa danse. Il a au contraire un côté « rue » que j’aime énormément. Ils excellent particulièrement dans la « Son » et sont profondément ancrés dans la tradition tout en la réinterprétant. Dans une démonstration en Slovaquie; en plein tempo de Son, ils ont commencé à accélérer comme des fous, hors de la musique, puis ils se sont remis au Son. C’était juste un jeu, mais c’était très réussi. De plus, ce sont des personnes très simples, sincères, agréables, qui ne se la « jouent » pas et que j’aime particulièrement. Quant tu sais communiquer et que tu es généreux en tant que danseur, tu as la plupart du temps les mêmes qualités comme individu.

Alberto Valdes est une grande figure artistique de la Salsa en Europe. Il est directeur de Cubamemucho. Il a assuré la direction artistique de l’équivalent en Salsa de la « Dream team » américaine de basket, qui a gagné les championnats du monde. Il dirige à Milan un groupe de danse nommé « Clave Negra ».

Caruca et Rosendo ont relancé la Rueda de Casino dans les années 1970 à Cuba. Carura est souvent juge et invité d’honneur dans les compétitions cubaines. Avant eux, la Rueda était surtout destinée aux anniversaires de 15 ans, les « Compleanos de quince ».

Mario Quintin Jimenez est un grand danseur et enseignant de Rumba et de Columbia qui n’a pas la notoriété qu’il mériterait. Il organise à Rome, où il habite, un festival de Rumba.

Israël Gutierrez est un grand danseur et pédagogue, très fédérateur. C’est une personne spirituelle et amicale, qui traite la communauté de Salsa comme une grande famille.

Parmi les danseuses, je voudrais citer Barbara Jimenez, la partenaire de Roly Maden ; Nivis Soto, qui vit en Italie ; en Salsa portoricaine, Angele Ortiz (New-York Style) et Melissa Fernandez (partenaire de Francisco Vasquez), ainsi que Magna Gopal et Suzanna Montero.

Et pour le Tango ?

La liste est longue, mais je voudrais simplement parler ici d’une très chère amie. Mariela Casabone, qui est originaire de Rosario et habite Genève, personnifie pour moi le tango. Elle commence toujours ses cours et ses spectacles en parlant des trois villes du tango : Buenos Aires, Rosario et Montevideo.

Je l’ai rencontrée il y a 15 ou 20 ans, lorsque j’étais caricaturiste sur la Rambla de Barcelone, à côté de la statue de Christophe Colomb. Des danseurs sont venus s’installer à côté de moi. Je termine alors le dessin que j’étais en train de faire et je plie bagage pour les voir danser. Je suis alors frappé par cette femme, magnifique, qui m’émeut énormément. Je rentre alors chez moi, à 1/2 heure de Barcelone, et le lendemain, dans un bistrot, je commence à écrire un long poème en espagnol évoquant cette femme, avec le personnage de Christophe Colomb, et les talons-aiguilles de cette femme argentine qui se plantaient dans la caravelle. Quelques années plus tard, alors que j’habitais le squat du Rhino à Genève, je prenais un café au coin de la rue. Je vois arriver une femme qui vendait des petits gâteaux qu’elle avait fabriqués. C’était la danseuse de tango de Barcelone !! Alors, je lui donne le poème, en lui disant : "voila ce que j’ai écrit de vous il y a quelques années". Elle se met à le lire, pleure dans mes bras, et on est devenus ainsi amis.

Quelles sont les principales qualités qui définissent un « bon » danseur de Salsa ?

D’abord l’écoute de ce qu’il est en train d’interpréter. Chronologiquement, la musique vient avant la danse. A partir du néant, ce qui émerge en premier, ce n’est pas le mouvement sur lequel s’ajusterait la musique, mais la musique sur laquelle tu vas danser. Lorsque tu arrives dans une soirée, c’est la musique que tu entends qui te donne une indication sur ce que tu vas danser. Le danseur va s’accorder à ce qu’il écoute, l’interpréter, le servir, se l’approprier. La danse doit donc avoir une position de respect par rapport à la musique, qui lui préexiste.

La musique peut donner des indications précises au danseur. Par exemple, il y une partie de la Rumba qui s’appelle la vain (ou vainz). Dans cette partie, tu ne fais pas de Vacuno[1]. Concernant, la Salsa, à part deux ou trois petits exemples, elle ne commence jamais par le moment paroxystique, appelé la Bomba. Beaucoup de morceaux commencent doucement et vont crescendo vers ce point culminant. Il faut respecter ce crescendo dans la danse. Quand tu rentres dans l’eau, tu commences par prendre la température, pour habituer ton corps à l’eau. Quand tu fais l’amour, tu commence par des caresses, qui permettent au corps de s’éveiller à l’état amoureux. Au théâtre, il faut commencer par planter le décor, puis l’intrigue. Dans la danse, c’est pareil, il ne faut pas commencer par jeter toutes les figures que l’on connaît sans respecter la musique. Il faut au contraire respecter les tumbao, les pauses.

Un second élément primordial est le rapport avec la danseuse. Il faut danser avec et pour la danseuse. Un des critères des jurys de championnat est la connexion du couple. Il faut que le couple paraisse un. Au total, il faut être en phase à la fois avec la musique et avec la danseuse.

Quant à la technique, elle est évidement nécessaire. Mais l’essentiel est aussi que l’on voie que les gens ont du plaisir, que la personne sourit. Parfois, la Salsa portoricaine me semble trop sérieuse. Il faut que le jeu existe entre le danseur et la danseuse.

La qualité du guidage est très importante. Il faut envoyer des informations claires, ne pas donner des indications contradictoires à la danseuse.

Il faut également travailler la tenue corporelle, en évitant de faire partir le corps dans tous les sens. Les hommes doivent rechercher une certaine compacité, une élégance (sans pour autant devenir compassé). Il te faudrait disposer d’une palette de mouvements plus riches lorsque tu lâches la danseuse, en allant en particulier vers la Rumba.

Il ne faut pas être nécessairement toujours intense. Une danse doit avoir des moments de respiration, comme un texte qui doit avoir des moments faibles pour mieux faire ressortir les moments forts. Il faut se donner le droit d’être banal, pour ensuite aller vers l’intensité. Il ne faut pas faire trop de choses tout le temps. Il faut laisser la danse respirer.

Quels sont les trois exercices à pratiquer quotidiennement pour les acquérir ?

1. Il faut mettre un morceau, s’asseoir, et le passer à plusieurs reprises, en s’efforçant de ne suivre qu’un seul instrument à la fois : la clave (qu’il faut parfois suivre à la trace ou deviner), le piano, les cuivres, les différentes percussions. Cet exercice d’écoute musicale est très précieux.

2. Ensuite, il faut faire des isolations, travailler séparément les épaules, les hanches, etc.

3. Enfin, mettre un morceau et pendant toute sa durée, faire le pas de base sans s’arrêter, pour acquérir une conscience rythmique très solide. Pendant ce temps-là, on peut faire n’importe quoi (la cuisine, la vaisselle, le repassage), mais en restant imperturbablement sur ce rythme de base.

4. L’Interprétation de la Salsa

Quelles sont les cinq groupes musicaux qui suscitent le plus ton intérêt en tant que danseur ?

Je suis attiré par les groupes de Timba cubaine, qui constitue la jeune génération de la Salsa, avec beaucoup de polyrythmie, des changements dans le sens de la clave. C’est une musique difficile à jouer, mais également ardue pour des danseurs qui n’en sont pas imprégnés, même s’ils sont bons. Cette complexité est intéressante. Je peux citer parmi ces groupes :1) Los Van Van ; 2) Cesar Peroso, qui est parti de los Van Van pour fonder le groupe Puppi y los que son son[2] ; 3) L’orchestre Elito Reve y su Charangon, dirigé par Elito, le fils de Elio) ; 4) Mikel Blanco ; 4) Carlos Joel. Ces trois derniers orchestres ont en particulier es qualités de dynamisme, notamment les tumbas de Mikel Blanco.

Quels sont les compositions qui se prêtent le mieux à l’interprétation (ou celles que tu préfères) ?

J’aime trouver dans un même morceau de la Rumba, de la Salsa pure, et du Son. Il y a par exemple un morceau de Mikael Blanco, La Balacera, qui commence comme une Salsa folle, puis évolue vers le Break, enfin vers le Son. Somos Cubanos, de Los Van Van, commence avec de longues minutes de Rumba, puis va vers la Salsa. J’ai fait la-dessus une chorégraphie pour le championnat du monde 2007.

Quelles sont les trois règles d’or de l’interprétation en Salsa ?

L’écoute, l’empathie du couple avec les musiciens et la musique, et la liberté (oser).

Quelles sont, les règles ou techniques à appliquer pour mettre sa partenaire en valeur ?

Mettre la partenaire en valeur, ce n’est pas la tenir tout le temps collée et qu’elle soit juste un instrument entre tes mains. Il faut la lâcher. Parfois, les filles de niveau débutant disent alors : "je ne sais pas quoi faire". Alors, il faut leur dire "exprime-toi", les encourager à faire elles-mêmes des mouvements de leur propre initiative. Les deux danseurs ne peuvent pas être mis en valeur en même temps. Pendant que la fille fait son solo, les mouvements de l’homme doivent être un peu plus élémentaires. Il faut dire à la fille que tu la trouves belle, la laisser s’exprimer en l’invitant à faire ce qu’elle a envie de faire.

Par exemple, si tu enclenches un Dilequeno et si elle commence à jouer, tu dois regarder ce qu’elle fait, la laisser s’exprimer, ne pas la "casser", ne pas continuer la figure si elle est en train d’exprimer quelque chose, l’inciter à s’exprimer davantage, la mettre en confiance par le regard. Tu es au premier rang de son public.

Ton expérience te conduit-elle à identifier des "principes" pour la construction d’une chorégraphie, ou s’agit-il pour toi d’une activité purement instinctive ?

Je n’ai pas une formation de chorégraphe. Je me suis fait sur le tas. Mon instinct est poétique, Pour une chorégraphie de Rueda, je choisis le morceau selon ce qui me plaît, ensuite je marche, en marchant, je ferme les yeux, j’imagine que je suis en train de danser.

Ma chorégraphie est d’abord entièrement écrite solitairement sur papier, même de faire le moindre pas de couple. Je procède ainsi, pas de manière empirique et collective. Puis, pour réaliser ce mouvement, je dispose du bagage que j’ai acquis, ainsi que des règles de la compétition, de la Rueda. Dans un show, je vais davantage aller vers le théâtre-danse. C’est finalement un peu comme l’écriture. Beaucoup de cubains te disent : « la musique te dit tout ». Elle t’amène à découvrir les mouvements que tu vas pouvoir faire. Quand tu écris un poème et que tu penses qu’il est bon, tu dois pouvoir penser : « c’est cela qui est en moi ».

Propos recueillis par Fabrice Hatem

 

Retrouvez Esteban Isnardi sur son site : http://www.expresion-salsa.com

Pour consulter une version pdf » de cette interview, cliquer sur le lien suivant : Esteban (pdf)


[1] C’est-à-dire un mouvement pelvien exprimant la possession sexuelle de la partenaire.

[2] Un jeu de mots jouant sur les significations multiples du mot Son, qui veut dire exister, mais également fait référence au genre musical du Son.

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