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Espionne de Talleyrand

– Les lettres !! Ils ont trouvé les lettres !!!

Mon père, le ci-devant marquis de Dussart, était livide. Deux ans auparavant, il avait été l’un des intermédiaires des contacts secrets entre Mirabeau et le Roi : une tentative désespérée – et assez maladroite – du trône pour sauver son pouvoir du naufrage en monnayant les conseils et, peut-être, les services, de celui était alors l’homme fort de la Révolution française. Et maintenant que Louis XVI avait été chassé des Tuileries par la populace, les lettres témoignant de ces tractations venaient d’être retrouvées dans une armoire de fer, scellée dans un mur du cabinet du roi.

Alors toute enfant, j’avais été témoin, et même complice, de ces manœuvres secrètes. Je me souviens encore d’étranges allées et venues dans notre hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, vidé pour l’occasion de ses domestiques. J’ai notamment en mémoire l’image d’un grand homme à la figure très laide, la peau toute grêlée, s’inclinant avec respect devant une dame au visage recouvert d’une voilette mauve, dans le cabinet de travail de mon père. Celui-ci m’avait fait jurer sur la vie de ma mère, ce jour-là, de ne jamais rien dire à personne, surtout pas aux domestiques, de ce que j’avais vu.

Et puis, comme les boucles blondes d’une petite fille de 11 ans étaient peu susceptibles d’inspirer la méfiance aux sectionnaires qui quadrillaient les rues de Paris, père m’avait chargé d’apporter des lettres : au Louvre, au café Procope, à l’hôtel où habitait le grand monsieur tout grêlé… Ces jeux mystérieux durèrent plus d’un an. J’en tirais alors une grande excitation, sans savoir que je faisais ainsi l’apprentissage de ma future profession, et sans me rendre encore bien compte des dangers encourus. Toute fière du petit rôle que me confiait mon père, j’en faisais un jour la confidence au fils d’un ami de notre famille, avec lequel je jouais souvent lors de nos promenades dans le bois de Saint-Cloud.

Pauvre maman !!! Lorsque notre famille s’enfuit de Paris, par plusieurs chemins différents, après les horribles massacres de septembre, elle fut arrêtée par les sectionnaires à la barrière de Saint-Denis, traduite devant le tribunal révolutionnaire et guillotinée trois jours plus tard. Je me souviens parfaitement de mon père apprenant l’affreuse nouvelle, une fois arrivé à Coblence ! Son beau visage était resté parfaitement impassible, tandis que deux grosses larmes lui jaillissaient des yeux et qu’il caressait tendrement ma petite tête d’enfant.

Quant à moi, un terrible sentiment de culpabilité m’envahit immédiatement, pour ne plus jamais me quitter : en enfreignant, même indirectement, le serment fait à mon père, n’étais-je pas la responsable de la mort de maman ? Foudroyée de honte, je ne pouvais évidement confier à quiconque, et surtout pas à papa, que je voyais si malheureux, cet horrible doute avec lequel j’eus à lutter toute ma vie durant. Et qui me permit, en un instant, d’acquérir pour toujours la plus précieuse qualité d’un agent secret : celle de ne jamais confier à personne, et surtout pas à ses amis les plus intimes, la moindre parcelle d’information sur ses activités.

Partis en catastrophe de Paris pour échapper à une mort certaine, frappés de proscription, tous nos biens confisqués, nos partageâmes alors le triste destin de ces aristocrates émigrés qui s’entassaient autour des deux frères du Roi, dans la petite ville de Coblence. Au lieu de notre bel hôtel particulier, un minuscule appartement mansardé de 6 pièces. Au lieu d’une domesticité pléthorique, seulement une chambrière, un valet et une cuisinière. Au lieu d’une allée et venue de professeurs de chant, de danse, et de littérature, un seul précepteur, partagé par moi avec deux autres petites filles.

Seule consolation dans cet état proche de l’indigence : le frère puiné du Roi, le comte de Provence, celui-là même qui avait chargé mon père de la mission secrète qui avait causé notre perte, semblait tenir papa en grande estime, le conviant souvent en audiences particulières. Je me souviens qu’il m’offrit même, au sortir de l’un d’entre elles, un petit médaillon orné d’une fleur de lys que je conservais plus de 15 ans avant de me la faire voler au cours de mon emprisonnement à Morlaix, à la suite de mon dernier voyage clandestin entre la France et l’Angleterre.

Mais je dus bientôt quitter Coblence pour suivre mon père dans ses multiples pérégrinations européennes. A mesure que je grandissais, je comprenais mieux la nature de ses activités, qui d’ailleurs tenaient davantage de la diplomatie officieuse que de la mission secrète. Il s’agissait simplement de rappeler à toutes les cours et gouvernements d’Europe qu’il existait en France un souverain légitime, appartenant à la famille des Bourbons, et que celui-ci serait un jour rétabli dans ses droits ; que, dans l’attente de cet événement inévitable, il connaissait des difficultés financières passagères que quelques subsides lui permettraient de surmonter ; et que les princes qui accepteraient de lui donner ou de lui prêter un peu d’argent auraient droit à la reconnaissance de celui qui redeviendrait très certainement un jour le premier souverain d’Europe.

Ce rôle de fille d’ambassadeur d’un roi mendiant me permit d’acquérir une exceptionnelle connaissance de l’Europe de mon temps, ainsi qu’une expérience parfois cruelle mais toujours enrichissante de la vie. Je fréquentais, entre autres, les cours de Russie, de Prusse, d’Angleterre, d’Autriche, apprenant au fil de mes séjours à parler plusieurs langues étrangères ; je fus présentée à tous ceux qui allaient devenir, quelques années plus tard, les acteurs du grand drame historique écrit et mis en scène par Napoléon.

Mais j’appris aussi que derrière la politesse de façade et la compassion affichée pour la tragédie de la Monarchie française, les souverains d’Europe n’étaient mus, pour la plupart d’entre eux, que par le souci étroit de leur propre intérêt politique. Et la mise financière qu’ils consentaient à placer sur l’avenir des Bourbons se réduisait à mesure que la Révolution française se consolidait par le succès de ses armées et l’écrasement des oppositions intérieures. Je voyais donc de plus en plus souvent mon père repartir le cœur bien gros et les poches bien vides d’une cour européenne où il avait été reçu avec une froide politesse, puis encore plus froidement éconduit dans ses demandes de soutien.

C’est au cours de mon premier séjour en Angleterre, en 1793, que je fis la connaissance de l’un des deux hommes qui allaient le plus puissamment contribuer à donner forme à mon destin. Parmi la petite communauté d’émigrés qui avait échoué sur les rivages d’Albion, Charles Auguste de Talleyrant-Périgord, alors âgé d’une quarantaine d’années, se distinguait à la fois par l’acuité de son esprit et ses talents et par sa difformité physique, car il était pied-bot et donc fortement boiteux.

Il avait commencé sous l’Ancien régime une brillante carrière d’homme d’église, qui l’avait conduit, fort jeune, à la coiffer la mitre. Mais cette ascension avait été brisée par la révolution : s’il avait accepté de jurer fidélité à constitution civile du clergé et avait même dit la messe pendant la cérémonie de la fête de la Fédération, en 1790, il avait ensuite été contraint à la fuite par la Terreur. Et n’était plus à ce moment qu’un fugitif désargenté, menacé à tout instant d’être expulsé d’Angleterre, et qui songeait sérieusement à rompre définitivement les liens avec l’Europe pour commencer une autre vie dans le Nouveau Monde.

J’eux à l’époque peu d’échanges personnels avec lui : je n’était encore qu’une enfant de 13 ans, certes prématurément mûrie par les voyages et les événements tragiques que j’avais traversés, mais encore incapable d’intéresser un homme adulte, ni par ma conversation, ni par mes mérites, ni par mes attraits féminins. J’assistais par contre à plusieurs entretiens qu’il eut avec mon père sur la conjoncture politique européenne et l’évolution de la situation intérieure française.

Mon père croyait sincèrement la possibilité de rétablir un jour les Bourbons sur le trône dans le cadre d’un régime de monarchie constitutionnelle ; Talleyrand, pour sa part, pensait que les excès de la révolution conduiraient nécessairement, une fois balayés les derniers vestiges de l’Ancien régime, à la prise de pouvoir par un homme fort, peut-être un militaire, qui instaurerait dans le pays un régime autoritaire comparable à celui de Cromwell. Chacun de ces deux pronostics allaient d’ailleurs se réaliser, l’un après l’autre, au cours des 25 années qui suivirent.

J’étais encore peu à même de comprendre les subtilités des caractères, mais une exclamation de mon père, à l’issue de l’un de ces entretiens, orienta profondément mon jugement sur l’homme : « Quel esprit supérieur, ce Talleyrand, mais aussi quel ambitieux !!! Encore un de ces hommes prêts à tout pour parvenir au pouvoir, y compris à piétiner ses anciennes fidélités !!! Avec des gens comme lui, jamais Louis ne redeviendra Roi de France !!! » L’avenir allait montrer la justesse de ce jugement, sauf sur le dernier point, puisque Talleyrand fut, justement, l’un des principaux artisans des deux Restaurations Bourboniennes de 1814 et 1815.

C’est en 1797 que mon père, son nom ayant été radié de la liste des émigrés sur une intervention personnelle de Talleyrand, revint à Paris. Il était fatigué de ses pérégrinations européennes, terriblement désireux de revoir son pays, mais aussi chargé par le futur Louis XVIII d’une mission secrète auprès des milieux royalistes en France. Alors âgée de seulement 17 ans, je l’accompagnai naturellement dans son retour.

Au cours de ces cinq années d’errance, je n’avais pas seulement acquis une expérience, unique pour mon âge et pour mon sexe, des tractations secrètes et de la diplomatie européenne, mais j’étais aussi devenue une élégante femme blonde à la taille bien prise, assez jolie malgré un visage un peu carré et fermé. J’avais surtout trempé mon caractère et acquis le goût de l’action, voire de l’aventure. Un penchant que les événements allaient bientôt me permettre de satisfaire plus qu’amplement.

Ce n’est pas dans notre bel hôtel particulier du faubourg Saint-Germain que nous nous réinstallâmes. Celui-ci avait en effet été confisqué en vertu de la loi sur les émigrés, mis en vente comme bien national, et acheté par un riche commissionnaire aux armées révolutionnaires, monsieur Deschamps. Nous élûmes domicile dans une modeste maison de deux étages du quartier de l’Opéra comique, héritage d’une tante décédée de mort naturelle en 1794 et épargnée par miracle de la confiscation.

Mon père et moi-même passâmes plusieurs mois à mesurer l’ampleur de notre naufrage, apprenant l’un après l’autre les nombreux deuil qui avaient frappé nos amis et notre famille, tout en nous efforçant de rassembler les lambeaux de notre fortune. Nous cherchions surtout à savoir où étaient ensevelis les restes de ma mère afin de pouvoir lui donner, sinon une sépulture digne d’elle – tâche impossible car les victimes de la Terreur avaient été ensevelies dans des fosses communes comme celle du couvent de Picpus – du moins le réconfort de quelques cérémonies religieuses.

A cette époque, l’ancien fugitif rencontré à Londres était déjà devenu l’un des hommes les plus puissants de France. Ministre des affaires étrangères du Directoire, Talleyrand avait d’autant moins oublié mon père qu’il savait pouvoir bénéficier en sa personne d’une source de contacts directs avec les milieux dirigeants de l’émigration royaliste. C’est la raison pour laquelle nous fûmes régulièrement conviés aux fêtes magnifiques donnée à l’Hôtel de Galifet, où était installé le ministère des affaires étrangères.

Les représentants de trois mondes s’y côtoyaient : quelques authentiques aristocrates ayant, comme Talleyrand ou Joséphine de Beauharnais, réussi à survivre au naufrage de l’Ancien Régime et à retrouver une position dans la nouvelle société ; les hommes de la révolution, qui, après s’être entre-engorgés sous la Terreur, goûtaient comme Barras ou Tallien les plaisirs d’une richesse nouvellement – et malhonnêtement – acquise ; enfin, de jeunes militaires ambitieux et impatients, comme Bernadotte ou Bonaparte, qui méprisaient la corruption du Directoire et préparaient déjà, presque ouvertement, son renversement. Et Talleyrand ménageait avec soin ses relations avec chacune de ces coteries, informé de toutes les intrigues, saisissant avec talent toutes les opportunités d’asseoir son pouvoir et d’en tirer de nouvelles sources de richesse.

C’est quelques jours après l’une des plus superbes de ces réceptions, donnée en 1798 en l’honneur du général Bonaparte, alors auréolé de tout le prestige des victoires d’Italie, que le ministre fit ses premières avances à mon père. Celui-ci pouvait en effet jouer un rôle utile dans les contacts secrets que Talleyrand entendait maintenir avec la famille royale exilée à travers l’Europe, Charles d’Artois à Londres et surtout Louis de Provence en Prusse. Mon père accepta d’autant plus volontiers cette mission, au demeurant généreusement récompensée, qu’elle n’était en rien contraire à l’Honneur et la Fidélité due aux Bourbons et s’accordait au contraire tout à fait avec celle qui lui avait été confiée par Louis.

A mesure que s’accumulaient les victoires françaises, les perspectives de rétablissement pure et simple de la monarchie de droit divin devenaient de plus en plus incertaines. Vers 1800, après la défaite de la 2ème coalition contre la France, deux possibilités raisonnables s’ouvraient à la famille Bourbon : accepter de renoncer à toute prétention au trône de France moyennant quelques compensations financières, symboliques ou territoriales ; ou afficher une attitude de compromis permettant d’envisager, le jour venu, un retour sur le trône dans le cadre d’un régime de monarchie constitutionnelle.

Sans entrer dans le détail des échanges dont mon père fut l’intermédiaire pendant de longues années, je dirai simplement que leur contenu fluctua, de manière plus ou moins favorable aux intérêts des Bourbons, au gré des victoires et des défaites des armées françaises et de la solidité du pouvoir en place à Paris. Pratiquement exclue de 1800 jusqu’à la fin de 1812 – avec un petit intermède passager en 1808, dont je parlerai un jour – le rétablissement de la royauté commença à redevenir une hypothèse de plus en plus plausible après les défaites de Russie et d’Allemagne.

Ce n’est pas Talleyrand, mais Fouché qui me fit le premier entrer dans l’univers des missions secrètes et de la diplomatie occulte. Nommé ministre de la police par Barras en 1799, sa fonction le conduisait à surveiller les menées des milieux royalistes, tandis que ses intérêts personnels l’incitaient à garder un œil constamment ouvert sur les combinaisons de Talleyrand. Ces deux raisons convergentes devaient nécessairement le conduire à s’intéresser de très près à mon père. Conformément à son habituelle pratique, il chercha, plutôt qu’à l’arrêter ou à l’exiler, à en faire l’un de ses informateurs. Il choisit pour cela de m’utiliser comme intermédiaire, comme je vais vous le conter maintenant.

Lors d’une réception de l’hôtel de Galifet, j’avais fait la connaissance de l’un des principaux chefs de bureau du ministère de la police, monsieur Réal. Un beau jour du printemps 1799, celui-ci me fit parvenir un billet m’invitant à venir lui rendre visite au ministère, alors situé à l’Hôtel de Juigné, sur le quai Voltaire. Lorsque je pénétrais dans son bureau, je me trouvais en présence d’un second personnage : Joseph Fouché lui-même, ministre de la police générale.

J’avais en principe toutes les raisons d’un monde de le haïr : cet homme au regard froid, au lèvres serrées, au visage anguleux, sans aucune expression de chaleur humaine, faisait partie de la catégorie des conventionnels régicides, c’est-à-dire aussi de ceux qui avaient assassiné ma mère. Il s’était illustré, si l’on peut dire, en dirigeant d’affreux massacres contre les royalistes de Lyon. Il allait bientôt soumettre mon père à un odieux chantage destiné à faire de nous ses créatures en nous ravissant la seule richesse qui nous restait : notre Honneur.

Mais voila : dès que je le vis, je sentis que je lui ressemblais. Comme lui j’étais dure et impénétrable ; comme lui, je savais que le pouvoir et l’argent n’appartiennent pas aux idéalistes, mais à ceux qui savent élaborer froidement des combinaisons complexes et partiellement secrètes ; comme lui, j’avais déjà appris, malgré mon jeune âge, à maîtriser mes affects et à donner dans tous mes actes une importance prépondérante au calcul ; et, comme lui, je n’avais guère d’illusions sur les ressorts profonds de la nature humaine, que je savais essentiellement guidée par les deux forces polaires de la Peur et de l’Intérêt. Pour toutes ces raisons, je considérais spontanément Fouché davantage comme un maître que comme un objet de haine ou de mépris.

Après quelques politesses d’usage très rapidement expédiées, Fouché entra directement, avec son aplomb habituel, dans le vif du sujet. « Mademoiselle, ne dit-il, préférez-vous être riche et libre, ou proscrite et misérable ? » « Monsieur le ministre, l’expérience de l’exil, que m’ont imposée vos amis, m’a été fort pénible ; quant à la Liberté, ne suis pas sure de bien comprendre ce que ce mot signifie dans votre bouche ? » « Je vous parle de choses bien claires : un cachot dans une cave de la Conciergerie et un hôtel particulier dans le faubourg Saint-Germain, par exemple. » « Expliquez-vous, monsieur. » « Mademoiselle, votre père est, comme vous le savez, un agent royaliste, dont vous en êtes d’ailleurs la complice. J’ai sur lui un dossier largement suffisant pour l’envoyer à la Guillotine, en votre compagnie. Mais il pourrait m’être beaucoup plus précieux vivant que mort.»

J’étais loin d’être naïve, et j’anticipais alors la suite de son propos : « Vous souhaitez donc qu’il espionne ses amis et monsieur de Talleyrand pour votre compte. » « Quel vilain mot, mademoiselle !! Qu’il renseigne la police de son pays, tout simplement. Ce dont il sera largement récompensé d’ailleurs.» « Et par quel denier de Judas comptez-vous acheter notre trahison ? » « Eh, bien, en vous rendant votre bel hôtel particulier du faubourg Saint-Germain.» « Mais il a été régulièrement vendu comme bien national… » « Oui, c’est vrai, à un certain monsieur Deschamps, qui s’est enrichi en trafiquant honteusement sur les fournitures aux armées révolutionnaires : j’ai sur lui un dossier si complet qu’il me suffirait de le convoquer 10 minutes dans ce bureau pour qu’il vous restitue sur-le champ et gracieusement votre Hôtel, pour prix de sa vie sauve.»

Il prit alors, dans chacune de ses mains, deux dossiers cartonnés, portant l’un le nom de mon père et l’autre celui de Mr Deschamps, et me dit : « Alors, la richesse ou la mort ? C’est à vous de choisir. » J’aurais logiquement du, à ce moment de la conversation, éclater en invectives méprisantes et en protestations d’Honneur outragé. Mais je me surpris moi-même en lui répondant froidement : « Permettez-moi de vous féliciter pour la bonne tenue de vos dossiers et la qualité de vos informations, monsieur le Ministre.»

Le compliment porta, et je vis une ombre de sourire s’esquisser sur ses lèvres. « Mademoiselle, l’information secrète est un art majeur pour lequel vous sembler posséder des talents : je suis tout prêt à en encourager l’épanouissement. Vous pourriez beaucoup apprendre à mon service.» « Monsieur le Ministre, je ne peux vous répondre aujourd’hui ; je dois d’abord en discuter avec mon père.» « J’attends votre réponse, mademoiselle, mais ne tardez pas trop : j’ai besoin de savoir rapidement si je peux compter sur vous et si je dois donc vous protéger. »

En sortant du ministère, je me précipitais chez mon père, pour lui faire part de cette conversation. C’était un homme de l’Ancien régime, très attaché à la notion d’Honneur, et le principe même de la proposition de Fouché lui faisait horreur. Réagissant avec violence malgré un âge déjà avancé, il commença même à rédiger sur le champ une lettre de refus tournée en termes particulièrement méprisants, qui pouvait lui valoir promptement l’échafaud. J’eus du mal à le calmer pour analyser froidement notre situation. Fallait-il céder au chantage ? Fuir une nouvelle fois la France ? Au bout d’une heure, une conclusion s’imposait : la moins mauvaise solution consistait à demander audience à Talleyrand pour lui exposer la teneur de la proposition qui nous avait été faite.

Nous fûmes rapidement reçus à l’Hôtel de Galifet. Contrairement à nos craintes, le ministre réagit à notre confession affolée avec calme et même avec détachement. « Enfin, me voila rassuré, nous dit-il en préambule ; j’attendais cette conversation depuis plusieurs mois déjà, et je commençais à concevoir des doutes sur votre fidélité.» « Mais que voulez-vous dire, monsieur le Ministre ? » « Je veux dire que Fouché me fait espionner par tous mes collaborateurs. Certains d’entre eux me l’ont avoué, ce sont donc ceux en qui je puis avoir confiance, comme vous ; d’autres non ; ce sont donc ceux qui m’ont vraiment trahi.» « Mais que devons-nous faire, alors ? » « Eh, bien, m’espionner, comme le demande monsieur Fouché, ce qui vous permettra de récupérer votre bel Hôtel.» « Mais c’est une trahison ! ». « Non, puisque je le sais et que je ne vous ferai savoir que ce qui doit être porté à la connaissance du Ministre de la police générale. D’ailleurs, monsieur le Marquis, j’ai, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, une mission particulière à confier à votre fille, qui me paraît fort capable de double jeu, donc de confiance.»

Il nous exposa alors, dans une synthèse éblouissante, les objectifs de son action diplomatique. La France était selon lui menacée, malgré ses récentes victoires italiennes, par l’absence d’alliance solide avec un autre Etat Européen et par la permanence de l’état de guerre. Pour consolider les acquis de la Révolution par l’établissement d’un régime libéral modéré, il fallait conclure une paix générale dans des conditions avantageuses pour notre pays. Ceci supposait un rapprochement, dans le cadre d’un système d’équilibre des forces, avec une ou deux autres grandes puissances européennes. L’Angleterre, seul pays d’Europe ayant rompu comme la France avec le système de la monarchie absolue, était l’un des candidats les plus logiques à cette alliance, à condition qu’elle renonce à ses prétentions hégémoniques en matière maritime.

Or, des rivalités de puissances en Méditerranée et en Atlantique, ainsi qu’un vieux fond de rancœur remontant à la guerre d’indépendance américaine, avaient jusqu’ici fait de l’Angleterre un ennemi acharné de la Révolution française, au point que l’idée même d’entreprendre des tractations en vue de la paix pouvait alors apparaître au mieux comme une folie, au pire comme une trahison pure et simple. Il ne pouvait être donc être question pour l’heure que de contacts secrets, menés à bien par des émissaires discrets et peu repérables. C’est la raison pour laquelle l’intérêt de Talleyrand s’était porté sur moi : qui pouvait en effet imaginer qu’une jeune femme de 19 ans, même fille du presque célèbre marquis de Dussart, vienne à Londres pour d’autres raisons que pour y faire quelques emplettes de soieries des Indes ?

En sortant du ministère, j’eus sur ce sujet avec mon père une conversation animé : « enfin, ma petite Thérèse, la place d’une femme, et a fortiori d’une jeune fille, n’est pas à la table des négociations secrètes : ce qu’il te faut, maintenant, c’est trouver un bon mari. » « Mais, père, je sens pour ce métier une réelle vocation ; c’est d’ailleurs vous-même qui m’y avez formé. » « Oui, malheureusement, concéda-t-il. Mais je le regrette bien aujourd’hui : mensonges, dissimulation, peur, trahison, solitude, voila quel est devenu notre lot amer.» « Oh ! Père, laissez-moi agir comme si j’étais le fils que vous n’avez pas eu ; permettez-moi de servir monsieur de Talleyrand. » « Soit, ma fille, mais j’espère ne pas faire ainsi ton malheur comme j’ai fait celui de ta mère !! »

Huit jours plus tard, nous réaménagions dans l’hôtel particulier de notre famille. Et quinze jours après, je partais pour un long périple qui devait me conduire, via l’Espagne et le Portugal, vers Londres. J’étais munie d’un vrai passeport sous le faux nom de mademoiselle de Lessin. J’accompagnais un diplomate expérimenté en missions secrètes, auquel je servais de secrétaire tout en étant sensée être sa fille.

Je vous mentirais en vous racontant que j’ai joué un rôle majeur dans les premières tractations préparatoires à la paix d’Amiens. Parmi la cohorte de diplomates officieux et d’agents secrets que Talleyrand entretenait en Angleterre, beaucoup avaient une expérience des affaires très supérieure à la mienne. C’est parmi les plus talentueux d’eux que se recrutaient les négociateurs de haute volée, comme mon prétendu père. Ceci me permit, au moins, de suivre au jour le jour l’avancement des négociations de paix, dont j’étais souvent chargée d’écrire les comptes-rendus sous sa dictée.

Mais l’essentiel de mon travail était constitué à l’époque de missions mineures qui me permettaient de me familiariser avec les différents aspects de mon nouveau métier : déterminer les modalités pratiques d’un échange de prisonniers ou du versement d’une rançon, négocier un accord de troc secret concernant des marchandises indispensables à chacun des deux pays, obtenir un laissez-passer officieux pour une personnalité ou une cargaison, transmettre une lettre secrète de Talleyrand à un haut personnage de la Couronne ou du gouvernement britannique… Bref, je jouais tout simplement le rôle d’un jeune commis d’ambassade… sauf qu’il n’y avait pas d’ambassade officielle de France à Londres et que j’exerçais mes fonctions, comme mes collègues officieux, dans une semi-clandestinité qui ne trompait absolument pas, ni la police britannique, ni – et pour cause – celle de Fouché.

Conformément aux engagements pris vis-à-vis de mes maîtres, j’informais en effet régulièrement Fouché de mes activités pour le compte de Talleyrand – du moins de celles qui n’avaient pas été indiquées par ce dernier comme confidentielles. Je tenais par ailleurs pour le Ministre des affaires étrangères une liste très à jour des informations transmises au Ministre de la police. Tout cela représentait pour moi un travail de plume d’autant plus fastidieux que le caractère secret de ces correspondances m’interdisait de m’en décharger sur quiconque.

Bref, mis à part l’excitation des voyages entre l’Angleterre et la France et des quelques rencontres avec des personnalités importantes que me valurent ces années d’apprentissage, celles-ci se révélèrent bien plus tranquilles, voire routinières, que je ne l’avais au départ imaginé. D’autant que dès la fin de la campagne d’Egypte, en 1801, et avec les préliminaires de la paix d’Amiens de 1802, les relations entre l’Angleterre et la France avaient commencé à s’améliorer et que la présence de chargés d’affaire français à Londres n’avait plus aucune raison de rester clandestine.

Je fréquentais même en 1802 et 1803 un jeune lord anglais dont je pensais un moment faire mon époux, offrant ainsi à mon père un peu de ce bonheur dont la vie avait été si avare avec lui au cours des quinze dernières années. Si cette relation fut finalement rompue après la reprise de la guerre entre nos deux pays en 1803, ce charmant fiancé m’initia toutefois aux plaisirs de la danse sous toutes ses formes. J’admirais avec lui, depuis la loge familiale, les entrechats du grand danseur français Vestris au King’s Theatre du Haymarket, dans le quartier Saint-James. Je fis avec lui, dans les meilleurs salons de l’aristocratie britannique, mes premiers pas de valse, une danse de couple nouvelle que certains considéraient encore comme scandaleuse, du fait d’un enlacement trop étroit entre les deux partenaires. Mais surtout, il m’emmenait parfois en cachette, déguisés tous deux en roturiers, dans les tavernes et les guinguettes du Whitechapel, puis y danser le menuet, la scottish et la gigue. J’appris ainsi à apprécier la solide gaieté des étreintes populaires, qui contrastaient si heureusement avec la distance guindée des danses de salon.

La paix entre les deux pays, cependant, fut de courte durée. Dès la rupture de la paix d’Amiens en 1803, le Premier consul Bonaparte avait commencé à préparer, depuis le camp de Boulogne l’invasion de l’Angleterre. Et la chute du ministère Addington, en 1804, suivie du retour au pouvoir de William Pitt le Jeune, ennemi acharné de la France, signifiait une reprise imminente de la guerre. Dès lors, entre les deux pays, la diplomatie officielle ne pouvait que céder le pas aux tractations secrètes et aux missions officieuses. J’allais, cette fois, y jouer un rôle important. Et dangereux.

A l’automne 1804, je fus invitée par Talleyrand à passer quelques jours dans son magnifique château de Valencay, dans la Vallée de la Loire. N’allez pas penser qu’il voulait faire de moi sa maîtresse. Quoique grand ami des femmes, celui qui venait de devenir le Grand Chambellan de l’Empire n’était pas particulièrement porté sur la chose. Il était d’ailleurs à l’époque encore très attaché à son épouse, madame Grand. Non, Talleyrand, qui avait apprécié mon travail en Angleterre – je devrais dire notre travail, puisque mon faux père et vrai mentor était également invité -, souhaitait nous confier de nouvelles missions particulièrement délicates.

Derrière une indolence affichée, le ministre possédait en fait une énorme capacité de travail, qui lui permettrait de couvrir l’Europe entière d’un complexe réseau d’intrigues et de négociations secrètes. Fondamentalement épris de paix, ce qui allait au fil des ans le pousser à s’opposer de plus en plus ouvertement à l’Empereur, il cherchait en sous-main à ménager l’avenir avec les ennemis du moment, tout en menant pour le compte de son maître une diplomatie agressive et dominatrice.

La complexité de sa position était particulièrement évidente dans le cas de l’Angleterre. D’un côté, il était pressé par l’Empereur de prendre toutes les initiatives permettant d’affaiblir Albion, par exemple en s’abouchant avec les catholiques irlandais pour encourager leur possible rébellion ; de l’autre, il cherchait à maintenir un lien discret avec le ministère Pitt, de manière à préserver les chances d’un futur traité de paix. Il était donc amené à entreprendre simultanément des démarches apparemment contradictoires, dont la divulgation inopportune aurait suffit à le faire qualifier de traître par l’un ou l’autre des maîtres des deux pays, alors qu’il n’était en fait qu’un génial manœuvrier. Les tractations avec Pitt devaient donc rester inconnues de Napoléon, tandis que les contacts avec les patriotes irlandais devaient se faire, bien sur, à l’insu de Pitt. Enfin, l’ensemble de ces manoeuvre devait, dans mesure du possible, échapper à la vigilance de Fouché.

Mon faux père et moi-même étions particulièrement bien indiqués pour mener à bien cette mission ; nous comptions parmi les rares serviteurs dont Talleyrand croyait en la fidélité, puisque nous l’informions en détail de notre trahison ; nous connaissions bien l’Angleterre et étions introduits dans les milieux dirigeants du pays ; enfin, nous formions une paire d’agents désormais bien soudée, capables de travailler ensemble à l’accomplissement de tâches aux buts apparemment opposés, mais qui, dans l’ample vision politique de notre maître, constituaient en fait un tout cohérent.

Au retour de Valençay, je passai quelques jours à Paris où je retrouvais mon père dans notre cher hôtel de famille. Bien vieilli, mais plus légitimiste que jamais, celui-ci me supplia d’accepter de jouer un rôle d’agent de liaison entre les milieux royalistes français et la petite cour du comte d’Artois, installée près de Londres. Les laissez-passer officiels et les moyens de transport particuliers dont je disposais pour ne rendre en Angleterre constituaient en effet, à cette époque de blocus réciproques, des outils de travail d’un grand prix pour les comploteurs et trafiquants de toutes sortes qui allaient et venaient entre la France et l’Angleterre. Après beaucoup d’hésitations, j’acceptais, par fidélité filiale, de lui rendre ce service, sans, bien sur, n’en informer ni Talleyrand ni Fouché. J’achevais ainsi de construire moi-même le redoutable piège dans lequel la vengeance de ce dernier allait, trois ans plus tard, me précipiter.

Mais pour l’instant, j’entrais dans l’une des périodes les plus excitantes d’une vie pourtant déjà bien remplie d’émotions. Chaque voyage que j’accomplissais, chaque lettre que je transportais, chaque rendez-vous que je prenais, devinrent alors pour moi de nouvelles sources d’aventures.

Les voyages entre Paris et Londres, tout d’abord, étaient à l’époque fort compliqués et dangereux. La solution la plus sure, mais aussi la plus longue, consistait à voyager depuis la France jusqu’à un pays neutre, relativement épargné par les conséquences du blocus, comme le Danemark ou le Portugal ; puis à s’y embarquer sur un navire discret jusqu’à un port britannique souvent situé fort loin de Londres – parfois même en Ecosse ou en Irlande -. Si Neptune ne s’en mêlait pas, on était alors à peu près sur d’arriver à bon port, mais épuisé par plusieurs semaines de trajet. La solution la plus rapide, mais aussi la plus dangereuse, consistait à traverser directement la Manche sur une petite embarcation, souvent au départ de ports bretons comme Morlaix. Mais on risquait alors d’être arraisonné par un navire de l’une des deux flottes militaires ; dans le pire des cas, la découverte de documents compromettants dont on n’aurait pas eu le temps de se débarrasser pouvait alors signifier la prison, voire la mort ; et, dans le meilleur des cas, l’on était contraint de justifier de manière forcément confuse sa présence clandestine sur le bateau arraisonné, voyant de toutes manières éventé au moins en partie le secret de la mission.

Mais ce que transportais constituait également, en soi-même, une source considérable de dangers. Je me rappelle par exemple qu’au cours d’une traversée au début de l’année 1806, entre Morlaix et Wight, j’étais chargée de quatre missives, dont chacune constituait à elle seule un baril de poudre !! La première était une lettre de crédit auprès de la banque Barings, signée par un correspondant allemand de la maison Ouvrard, et destinée à financer, sur les fonds secrets du gouvernement français, un possible soulèvement des patriotes irlandais contre la domination anglaise ; la seconde, une lettre de mon père à Charles d’Artois, expliquant dans le détail l’état des esprits dans l’ouest de la France afin de l’éclairer sur les possibles réactions de la population en cas de débarquement anglais sur nos côtes ; dans la troisième, adressée à Pitt, Talleyrand évoquait la possible restauration en France d’une monarchie constitutionnelle en France, sous le règne des familles Bourbon ou Orléans, en cas de disparition prématurée de Napoléon ; enfin, la dernière lettre, adressée par Talleyrand à Canning, ministre anglais des affaires étrangères, évoquait, au cas où Pitt serait chassé du pouvoir, la possible signature d’un traité de paix comportant, entre autres clauses, la livraison par l’Angleterre de Charles d’Artois et de ses partisans à la police de Fouché, en échange de l’expulsion vers l’Angleterre des patriotes irlandais réfugiés en France. Il y avait donc dans ces quatre morceaux de papier assez de preuves de trahison pour me faire successivement, en cas de découverte, poignarder, pendre, fusiller, guillotiner, et, dans l’improbable hypothèse d’une survie, bannir à jamais de la moitié des pays d’Europe. Fort heureusement, ces différentes missives furent toutes remises à leurs destinataires respectifs, dont chacun m’exprima avec chaleur sa reconnaissance pour l’intérêt que je prenais à sa cause.

Enfin, vous imaginez bien que la remise même de documents aussi compromettants constituait en soi une opération délicate et risquée. Il eut suffit que Pitt apprenne par sa police que je fréquentais les patriotes irlandais ou que Talleyrand ait vent de mes missions auprès du comte d’Artois, même sans en connaître la teneur exacte, pour que mon crédit auprès de mes différents mandataires s’effondre immédiatement. Il me fallait donc recourir de multiples ruses pour préserver le secret de chacun de ces contacts. Celles-ci étaient d’autant plus difficiles à mettre en œuvre, que, devant nécessairement me méfier de toute le monde, je ne pouvais m’appuyer que sur un très faible nombre de personnes considérées – souvent à tort, comme je l’appris par la suite à mes dépends – comme absolument sures. La liste des ruses que j’employais pour brouiller les pistes pourrait à elle seule emplir un roman : promenades à cheval, travestie en homme, dans la campagne anglaise ; opportunes parties de pèche au large des côtes du Sussex ; rendez-vous nocturnes dans des bouges sordides de Whitechapel ; fausses confessions dans une église catholique ; sacoches abandonnées dans une calèche amie… Et le plus fort, c’est qu’aucune de ces ruses n’échoua. C’est une tout autre raison qui provoqua ma chute.

J’avais alors environ 25 ans et était dans le plein épanouissement de ma jeunesse et de mes sens. Si mon existence mouvementée d’agent de liaison comblait plus que largement mon goût de l’aventure et des combinaisons secrète, ma vie sentimentale avait été jusque là réduite à sa plus simple expression. Mes incessants déplacements m’avaient empêché de m’ancrer de manière stable dans une société où j’aurais pu trouver un époux. Ma vie entièrement tissée de mensonges et de dissimulations – à commencer par mon identité – faisait de moi une aventurière qui ne pouvait, du moins pour l’instant, prétendre à fonder une famille avec une personne de son rang. La nature de mes activités m’incitait à me méfier par-dessus tout des rencontres et des aventures galantes, qui pouvaient constituer autant de pièges tendus par mes ennemis. Bref, l’espionne chevronnée était aussi une vierge sans expérience.

L’absence de vie sentimentale me pesait d’autant plus qu’un peu d’affection m’aurait permis de mieux supporter les grandes tensions qui accompagnaient l’exercice de mon métier. Chaque fois que j’embarquais sur un navire pour l’Angleterre, porteuse de l’une des lettres que j’ai évoquées plus haut, je savais que mon voyage pouvait se terminer dans le cachot d’une prison de Londres ou de Paris. Et ma liberté, ma vie même, n’ont souvent tenu qu’à une intuition, un hasard heureux, la rapidité d’un voilier ou d’une monture. Quoique d’un naturel froid, taciturne, et d’un caractère bien trempé, je ne pouvais parfois m’empêcher de laisser la peur, voire parfois la panique, s’insinuer dans mon esprit, lorsque mon imagination me représentait les effroyables épreuves auxquelles que pouvais être exposée en cas d’arrestation.

J’avais donc terriblement besoin de me sentir un peu aimée et désirée, et, plus simplement encore, de rire et de m’amuser, pour chasser ces moments d’angoisse. Mais où trouver la source de ces plaisirs ? Les salons que je fréquentais à Londres étaient d’un mortel ennui, et j’y étais en permanence sur mes gardes, constamment appliquée à mentir et craignant à tout instant que ne s’échappe de ma bouche un seul mot de vérité. Parmi les hommes qui les fréquentaient, les plus séduisants et les plus empressés étaient, bien sur, ceux dont je devais le plus me méfier, car il pouvait s’agir d’autant de créatures envoyées pour m’espionner par l’une des nombreuses polices qui me surveillaient.

J’étais par ailleurs marquée par le souvenir des bals populaires de Whitechapel, que j’avais fréquentés en compagnie de mon fiancé anglais trois ou quatre ans plus tôt. Je pensais pouvoir trouver là une source de distractions saine et sans risques, ma sensualité frustrée trouvant dans la danse un exutoire ; quant à ma sécurité, elle serait étant garantie par l’anonymat et le déguisement. Je commençais donc à passer des soirées entières dans les bras de quartiers-maîtres et de clercs de notaires, auxquels je ne demandais rien d’autre qu’une fugitive conversation des corps, au rythme de la gigue, du menuet ou du quadrille. Jusqu’au jour où l’un de mes partenaires préféré, un beau commis en tissus dont j’appréciais particulièrement les entrechats, parvint à obtenir davantage.

Andrew ne manquait pas de qualités pour me séduire. Sa haute taille élancée et sa belle chevelure brune contrastaient favorablement avec le physique pataud de beaucoup de ses compatriotes, petits rouquins au visage rougeaud. Quoique d’origine modeste et, bien sur, roturier – il était commis dans un entrepôt de draps du port de Londres – il s’exprimait avec aisance et faisait même preuve d’une certaine culture. En outre, c’était un homme courageux qui n’avait pas hésité à affronter seul, un soir, trois voleurs qui tentaient de me détrousser à la sortie d’un bal. Enfin, il me traitait avec un mélange de respect et de gentillesse qui acheva de conquérir mon cœur, ou plutôt, de me convaincre que je pouvais raisonnablement envisager avec lui une liaison d’agrément.

Que pouvais-je risquer, en effet, à entretenir une relation avec cet homme séduisant, auquel bien entendu j’étais décidée à ne jamais révéler ni ma véritable identité – je veux dire le nom d’emprunt que je portais en Angleterre – ni, a fortiori, la nature mes activités ? J’étais d’ailleurs bien décidée à ne jamais le rencontrer que dans les tavernes et les garnis des quartiers populaires de Whitechapel ou de Stepney, sans jamais l’introduire dans mon hôtel particulier du quartier Saint-James.

Pendant les premières semaines de notre relation, Andrew fit d’ailleurs preuve d’une absence de curiosité concernant les zones d’ombre de mon existence qui achevèrent de me rassurer sur son compte. Je savais maintenant que je pouvais le ranger dans la catégorie fort restreinte des personnes de confiance. J’en fus fort heureuse, car certaines de mes activités requéraient parfois la participation d’un acolyte ou tout simplement l’aide d’un homme de forte carrure.

Je commençais donc, poussée par les nécessités du moment, à solliciter son aide pour l’accomplissement de certaines de mes missions. Au début, ce ne fut pas grand-chose : me servir de garde du corps lors d’un déplacement nocturne dans un quartier lointain, sans lui révéler le but d’un périple sur lequel il ne me posait d’ailleurs guère de questions ; descendre une malle d’une calèche pour la charger sur un bateau de pêche… Appréciant sa disponibilité et sa discrétion, je commençais ensuite à lui demander des services plus exposés, comme par exemple de porter un lettre confidentielle à son destinataire et de m’en rapporter la réponse, ou encore de m’accompagner, déguisé en cocher, à l’un de mes rendez-vous secrets. Bien qu’il fît toujours preuve à mon égard de la même discrétion, il ne devait plus douter maintenant, de l’étrange nature de mes activités. Quant à moi, il s’écoula peu de temps avant que je découvre le véritable rôle qu’il jouait auprès de moi.

Un matin de septembre 1806, le faux comte de Lessin me convoqua d’urgence dans son cabinet de travail. A la froideur de son accueil, à la noirceur de son regard – lui d’habitude si courtois avec moi -, je compris je j’avais commis une faute grave, sans savoir encore au juste laquelle. J’allais bientôt en être cruellement informée. « Chère Therèse, j’ai cru comprendre que vous aimiez la danse ? » « Oui, monsieur, répondis-je, étonnée de cette curieuse entrée en matière. » « Et que vous passiez souvent vos soirées aux bras de commis et d’artisans, déguisée en soubrette, dans les cabarets de Whitechapel ? » « C’est vrai, monsieur, avouai-je sans détour, déjà mise mal à l’aise par la divulgation de ce que je croyais encore n’être qu’un écart sans conséquences. » « Et votre amant Andrew, est-il rentré sain et sauf de sa dernière équipée nocturne du côté de l’hôtel du comte d’Artois ? » « Monsieur, je… » En fait, je ne savais trop que dire devant l’étalage de turpitudes qui cette fois touchaient au cœur de mes combinaisons secrètes. Mais la suite allait littéralement me crucifier sur place. « Votre charmant Andrew, ma chère, est un agent de Fouché. Cela fait six mois maintenant que le ministre de la police dispose par son intermédiaire de comptes-rendus réguliers de nos activités, beaucoup plus détaillés que ceux que nous lui envoyons nous-mêmes. » « Ce n’est pas possible, monsieur…» « Si vous en doutez, lisez donc cette lettre envoyée par Mouret de Montron, le secrétaire particulier de Talleyrand. Le prince de Benevent a été informé de cette affaire par ses espions au ministère de la police générale. Il est furieux contre vous ».

Une lecture attentive me convainquit, par plusieurs détails intimes révélés dans la lettre, que le double-jeu d’Andrew auprès de moi était bien une réalité. Cette révélation provoqua à la fois en moi le dépit, la tristesse, la honte et la peur. Ma froide intelligence avait été prise en défaut ; j’avais été trahie, bernée, bafoué dans les affections et dans ma confiance par un coquin. Je m’étais compromise dans une relation de bas étage, nouée dans des conditions indignes d’une personne de qualité. Je risquai du fait de ma faute le renvoi, peut-être la prison ou l’exil, éventuellement la mort. Et, par-dessus tout, je voyais se rouvrir, béante dans mon âme, la plaie jamais vraiment cicatrisée d’un sentiment enfantin de culpabilité, lorsque j’avais cru avoir provoqué par mes bavardages la mort de ma mère.

Levant péniblement la tête, je vis le regard du comte de Lessin fixé sur moi. Que voulez vous faire de moi, monsieur ? Dois-je repartir pour la France ? » « Mademoiselle, votre faute est grave, mais vous nous aviez jusqu’ici bien servi. Nous vous donnons une chance de vous rattraper.» « Merci, monsieur. Que faut-il faire ? » « Il nous faut d’abord mettre hors d’état de nuire ce petit coquin d’Andrew, et pour cela j’ai besoin de votre aide.»

Nous commençâmes alors à discuter froidement des différentes possibilités qui s’offraient à nous : l’assassinat par Peter, notre cocher et homme de main ? Trop risqué et contraire à ce qui nous restait de sens aristocratique de l’Honneur. L’enlèvement et l’interrogatoire ? Nous n’étions pas équipés pour cela, et de toutes manières, cela ne faisait que repousser à plus tard notre décision sur le sort de cet individu. La fuite vers la France ? Inutile et même dangereux, puisque les révélations d’Andrew avaient été faire à Fouché et non à la police anglaise, compromettant davantage notre position à Paris qu’à Londres. Finalement, il restait un moyen de mettre Andrew hors d’état de nuire : le faire arrêter par la police anglaise elle-même pour qu’il disparaisse dans un cachot de sa Majesté. Et j’avais un rôle important à jouer dans cette combinaison, qui allait d’ailleurs amplement satisfaire mon désir de vengeance contre celui qui m’avait trahie.

Le soir même, je commençais à jouer avec Andrew la petite comédie dont nous avions arrêté les détails avec le faux Comte de Lessin. Au lieu de lui reprocher amèrement sa trahison, je fis preuve avec lui d’un abandon et d’une tendresse inaccoutumés. Au fil des jours, je donnais toutes les preuves d’un sentiment d’amour croissant, qui en quelques temps se transforma en une passion apparemment incontrôlée. Au point, que, ne pouvant plus me passer de lui un seul instant, je lui proposais de venir me rejoindre clandestinement dans ma chambre, opportunément déplacée dans une aile discrète de notre hôtel de Saint-James, aux fenêtres aisément et discrètement accessibles. Je passais là avec lui quelques nuits d’amour véritablement magnifiques, éprouvant un plaisir encore décuplé par la perspective de ma revanche imminente et de la prochaine disparition de cet amant que je continuais malgré tout à chérir et à désirer à ma manière.

Emportée par l’ardeur de mon désir, je commis même au cours de ces rencontres nocturnes quelques apparentes imprudences. Avant de me coucher à ses côtés, je rangeai dans un coffret aux fortes serrures, caché dans un mur, quelques lettres dont je lui confiais qu’il y avait largement là de quoi faire fusiller pour haute trahison le Ministre français des affaires étrangères ; et que ces documents devaient donc rester bien cachés dans ce coffre avant leur remise à leur destinataire anglais, prévue pour le mois suivant. Puis, au bout de trois jours, je lui signalais que je devais m’absenter pour quelques semaines, appelée avec mon père dans le Sussex pour une affaire urgente. Enfin, je quittai notre hôtel, apparemment déserté par ses domestiques, mais placé en fait sous la discrète vigilance de Peter, entouré d’une dizaine d’acolytes.

Quatre jours après notre départ, nous fûmes informés que trois cambrioleurs avaient tenté de s’introduire dans notre hôtel ; Ils avaient été pris sur le fait, porteurs d’un coffret empli de bijoux et de billets de banque. La police anglaise nous demandait de revenir d’urgence pour porter plainte et récupérer nos biens.

Arrivée au commissariat de Saint-James, je n’eux pas de grand effort à faire pour exprimer ma surprise et mon indignation. Le plus difficile pour moi fut de simuler l’inquiétude, puis le soulagement, à la vue du coffre de fer et de son contenu, puisque je l’avais moi-même empli à dessein de mes bijoux afin de faire passer Andrew pour un vulgaire cambrioleur. Par contre, je ne pus contenir mon émotion en découvrant le visage de mes trois voleurs. Outre Andrew, qui garda pendant toute cette entrevue un petit sourire en coin vaguement énigmatique et approbateur, comme s’il voulait me manifester son estime professionnelle, je constatais que le visage des deux autres ne m’était pas non plus inconnu : ils faisaient en effet partie de la bande de voleurs qu’Andrew avait mis en fuite à Whitechapell, quelques jours avant le début de notre relation. Je compris alors que j’avais été l’objet, dès le départ, d’une mise en scène habilement conçue pour jouer sur mes sentiments les plus intimes et faire entrer Andrew dans ma vie. Ce qui me fit opportunément éclater en sanglot, conduisant le commissaire à me promettre, d’un ton protecteur, que les auteurs d’un aussi abominable forfait seraient durement punis. Ce dont je le remerciai sincèrement.

Le code criminel anglais de l’époque était en effet impitoyable avec les voleurs, les pickpockets, et les cambrioleurs, dont les délits étaient autant, sinon davantage, punis que les crimes de sang. En fait, la hiérarchie des peines dépendait largement du statut social relatif de la victime et du coupable : voler un riche pouvait valoir 10 années de prison à un pauvre, alors que blesser grièvement un pauvre était considéré comme un acte relativement bénin, surtout si l’auteur état un riche et pouvait montrer -ce qui était relativement facile auprès de magistrats emplis de préjugés de classe – qu’il avait agi en état de légitime défense. Or, nous étions des aristocrates, et Andrew n’était, officiellement, qu’un humble commis de magasin.

Par ailleurs, nous n’avions pas à redouter que celui-ci cherche à se tirer d’affaire en révélant la véritable nature de ses activités et des nôtres. Cela supposait en effet qu’il avoue être un agent secret du gouvernement français, ce qui impliquait pratiquement à coup sur pour lui la potence. Il resta donc silencieux pendant son procès, qui lui valut une condamnation à 8 années de prison, suivi d’une complète disparition dans les geôles de sa majesté.

Je repris ensuite le cours de mes activités, rendue plus prudente par l’expérience, mais également, comme je ne tardais pas à le constater avec tristesse, désormais écartée par mes maîtres des affaires les plus délicates. Cependant, le pire pour moi était encore à venir.

Apprenant le piège diabolique tendu par nous à son agent, Fouché fut pris contre moi d’une très violente colère à sa façon, dont je n’appris les détails que de nombreuses années plus tard. Il commença par rester un moment silencieux et totalement immobile, en serrant ses lèvres un tout petit peu plus fort qu’à son habitude. Puis il demanda à Real de lui communiquer mon dossier, qu’il ouvrit calmement, lisant attentivement chacune des pages en tapotant lentement le cuir de son maroquin noir avec le plat de sa main gauche. Enfin, il appela son secrétaire pour lui dicter deux lettres d’une voix tranquille. La première était adressée à mon père, et la seconde à l’Empereur Napoléon.

Quelques semaines plus tard, je reçus de mon père une lettre dont la teneur me bouleversa. Le vieil homme me reprochait, en termes véritablement déchirants, d’avoir achevé de salir l’honneur de notre famille par son comportement indigne. Fouché, soucieux de la moralité de ses agents, l’avait informé, preuves à l’appui, de mes débauches dans les tavernes des bas quartiers de Londres. Apprenant cette nouvelle, il avait été frappé d’une crise d’apoplexie, dont il se relevait mal. Sans me maudire tout à fait, il me rendait, à mot couverts, responsable de son malheur. Est-il utile de vous dire dans quel abîme de désespoir me plongèrent de tel propos, moi qui me sentais déjà un peu responsable de la mort de ma mère ? Mon désarroi fut encore accru par la confirmation d’un fait dont, depuis quelques semaines, je me doutais : mes dernières nuits d’amour avec Andrew avait laissé dans mon corps une trace, qui, dans à peu près sept mois de cela, allait faire de moi une fille-mère.

J’accélérai alors les préparatifs d’un voyage en France, prévu de longue date, mais dont j’espérais maintenant qu’il me permettrait peut-être de revoir une dernière fois mon père vivant et d’obtenir son pardon. Si la traversée se passa sans histoire, je fus accueillie en France par un peloton de gendarmes qui me signifièrent mon arrestation, sur ordre de l’Empereur, pour haute trahison.

Quelques jours plus tard, j’appris à la prison de Morlaix quelques détails supplémentaires sur les circonstances de mon arrestation et sur les conséquences qui pouvaient en résulter pour moi. Fouché avait informé l’Empereur de l’existence d’un complot royaliste, dirigé par mon père auquel je servais d’agent de liaison avec le comte d’Artois. Après expertise de mes passeports, le ministère des affaires étrangères avait indiqué qu’il s’agissait de faux, fabriqués par une officine clandestine. Mon père, décédé d’une nouvelle crise d’apoplexie, n’avait pu être arrêté et interrogé. Mais tous nos biens avaient été confisqués, et j’étais moi-même menacée de la peine de mort pour haute trahison.

Voila quelle étaient ma situation à la fin de cette affreuse années 1806 : orpheline par ma propre faute, rongée par le sentiment de ma culpabilité, déshonorée aux yeux de tous, dénoncée et abandonnée par mes maîtres, ruinée, vouée à la prison et peut-être à la mort après une maternité infâmante, j’aurais pu alors m’abandonner au désespoir.

Mais une voix s’élevait en moi, me disant que je devais vivre : pour honorer la mémoire de mes parents, pour chérir et protéger mon futur enfant, pour reconquérir ma fortune, et par-dessus tout pour me venger de l’abominable personnage qui avait si méticuleusement détruit ma vie. Je jurai qu’un jour, je rendrai à Fouché la monnaie de sa pièce, en le poussant à mon tour vers l’exil, la solitude et le désespoir. Et le plus extraordinaire, c’est que je finis par y parvenir, quelques années plus tard.

(A suivre)

 

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