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Tangueros et tangueras

Fabrice Hatem est de sortie

Editeur : La Salida n°50, octbre-novembre 2006

Auteur : Jean-Luc Thomas

Fabrice Hatem est de sortie

Notre rédacteur en chef, Fabrice Hatem, prend du recul avec ce numéro 50. Mais ce tendre prosélyte de la poésie tanguera ne renie rien d’une passion qu’il a su faire partager, pas à pas, page à page.

Économiste de formation et de métier, il ne s’est pas économisé. Danseur, il a aimé aussi danser avec les mots. Depuis six ans, jusqu’à ce numéro 50 où il abandonne la rédaction en chef de La Salida, qu’il avait empoignée avec un enthousiasme ravageur, l’ami Fabrice Hatem n’a pas craint de cracher la copie ni de jongler avec les sommaires, de faire prendre le chemin des écoliers à des chemins de fer qui se perdirent parfois en route mais arrivèrent toujours à l’heure sur la table des bouclages partagés avec le rigoureux, pointilleux, indispensablement sourcilleux Philippe Fassier.

Et notre revue régla ainsi son pas sur le pas de ce statisticien-poète qui recueillit avec délice au long de son magistère tous les joyaux de la rencontre, tout le sel de l’échange avec les artistes du tango : « La visite à Alfredo Arias que nous avons partagée avec Francine (Piget). Une merveille ! Être devant cet homme qui développe un art de la parole tel qu’elle est à la fois d’une précision et d’une poésie absolues, se souvient-il. Les souvenirs si émus et si émouvants de Mosalini sur Pugliese. Les yeux de Cedrón aussi… Cet espèce d’ours imposant, tu regardes ses yeux et il y a au-dedans un océan d’amour, des yeux extraordinaires. On hésite à dire ces choses-là mais ça m’avait fasciné. Et puis, le plaisir des conférences de Cáceres, tout ce travail avec lui, sur les origines du tango, qui avait donné lieu à un numéro particulièrement formidable… »

Où l’on comprend que le tango n’est donc pas trop ingrat avec ceux qui le servent…

Mais Fabrice a aussi aimé « ces dynamiques qu’ont suscitées tel ou tel numéro. Lorsque j’ai lancé le numéro sur Pugliese, j’ai vu arriver des gens de grande valeur attirés comme un aimant par l’envie de livrer leurs souvenirs, de dire leur amour pour ce musicien… Roberto Alvarez, Juan José Mosalini, Nélida Rouchetto, tous ces gens étaient tellement heureux de parler du maestro… »

Méchante femme,
méchant homme…
méchant, adorable tango…

Au-delà, le rédac’chef s’est immergé dans l’univers poétique du Río de la Plata, se donnant pour mission de traduire les classiques du genre, rêvant chaque jour un peu plus de cette anthologie bilingue qui est devenue le hors-série numéro 3 de La Salida, un « bébé » dont il peut être légitimement fier mais dont l’obsession le plongea parfois dans d’étranges dispositions sentimentales : « Alors que j’étais à Prayssac, selon les jours, si le poème que je traduisais parlait d’une femme très, très méchante avec un monsieur, je devenais très agressif avec les femmes alentour. Si, au contraire, l’on parlait d’une femme particulièrement bonne, aimante… mais morte, je devenais immensément attentionné avec toutes les femmes que je croisais. Je demandais de leurs nouvelles, m’inquiétant de leur santé. Cela m’avait plongé dans une sorte d’exagération un peu caricaturale, une manière de vivre très intensément tout cet univers poétique ».

Comment en aurait-il été autrement avec un homme qui avoue avoir été foudroyé vers quinze ans par Gardel, percuté de plein fouet par l’expression du désarroi amoureux sublimé par Le Morocho, dont il découvrait le chant alors que lui-même subissait les tourments d’une immense timidité avec les filles. Franchement, un type qui se fracassait ainsi le cœur dans les cordes vocales ne pouvait être qu’un sacré bon copain…

Puis vint la danse, l’apprentissage de ce tango « très érotisé, qui se dansait sur une musique elle-même empreinte de nostalgie et de tristesse », ainsi que la reçut Fabrice, comme une synthèse miraculeuse de son désir de rencontres et de sa mélancolie post-adolescente. Les tours de piste s’enchaînant, notre homme fut conquis par les atmosphères nocturnes du Latina passée l’heure des cours, ce monde de sensualité que draine le tango, son parfum d’érotisme du plus capiteux au plus subtil, dont les tangueros s’enivrent, chacun selon son goût et ses rencontres.

L’économiste était fait aux pattes, absolument prisonnier des sortilèges argentins. Il s’investit, écrivit, suscita, regroupa, fédéra et, prenant le relais des créateurs de la revue, construisit avec la petite équipe du Temps du Tango ce que lui paraît être aujourd’hui « un corpus culturel francophone sur le tango qui se tient bien ». Il lui garde toute sa tendresse car il le décrit encore préservé de trop de tentations mercantiles, de trop d’avilissements opportunistes. Pourvu que cela dure.•

Jean-Luc Thomas

« La Salida mérite d’être retravaillée »

Fabrice Hatem, notre rédacteur en chef, quitte son poste d’animation, mais pas la revue à laquelle il continuera de contribuer. Il ouvre ici le nécessaire débat sur l’évolution de cette Salida à la qualité de laquelle il a soigneusement veillé pendant six ans et à qui il propose de nouvelles ambitions.

– Finalement, votre départ ne nous surprend pas, Fabrice…
– (long silence intrigué…) Et… pourquoi ?

– Parce qu’animer un journal qui s’appelle La Salida, c’est se condamner à en trouver la sortie, non ?

– (il rit) Ah ! Mais la Salida, cela peut signifier la sortie… comme l’entrée, c’est un mouvement cyclique, comme la danse, comme le tango !

– Allez, assez blagué. Pourquoi prenez-vous du recul ?

– Parce que cela fait six ans que je suis rédacteur en chef et qu’il existe des concepts avec lesquels on fait fonctionner un journal, qui vivent, arrivent à maturité et vieillissent. Quand les concepts vieillissent, il vaut mieux qu’une autre personne, ou une autre équipe, prenne le relais pour mettre en place d’autres concepts. De plus, je ne quitte pas entièrement La Salida, je continue à participer à la rédaction de la revue, ce retrait s’effectue en excellents termes.

– Parfait, ce ne sera donc qu’une fausse sortie. Mais qu’est-ce qui a vieilli selon vous ?

– Il y a un double vieillissement : intrinsèque et contextuel. Le contexte, c’est le passage d’une situation de monopole à une situation de concurrence, le développement d’internet aussi, qui interpelle à propos de certains cadres éditoriaux de La Salida, son agenda en particulier. Quant au vieillissement intrinsèque, il touche certains principes de ma rédaction en chef, celui des grands dossiers par exemple. Ils gardent leur intérêt mais le concept s’en est peut-être épuisé, demande un renouvellement. Dans la forme donc, dans le mode de diffusion aussi, La Salida mérite d’être retravaillée, certaines choses reformulées.

– Ce départ sonne aussi comme une invitation à bouger, à aller de l’avant pour la revue…

– Une invitation amicale, oui, à l’image du fonctionnement de notre comité de rédaction.

Et puis, je dois ajouter que je suis lié à de nouvelles contraintes professionnelles qui m’obligent à réduire mon implication, tout simplement.

– Vous avez cerné en quelques phrases les chantiers qui attendent ce journal pour rester en phase avec le monde tanguero. Quels seront selon vous les leviers pour mener à bien ces chantiers ?

– Déjà, il y a un principe fondamental : la revue doit évoluer vers de nouveaux publics et contenus, mais en restant elle-même, c’est-à-dire en maintenant une certaine ambition culturelle et d’animation du réseau associatif. Mais sur ce socle, il y a des améliorations et des impulsions à apporter : un grand chantier sur la promotion de la diffusion, qui doit vraiment être renforcée, un autre sur l’animation associative où il me semble que la revue doit participer davantage à différents événements culturels, pour renforcer son propre rayonnement mais aussi le rôle d’animation culturelle que La Salida doit jouer. Et puis, une réflexion sur les aspects les plus informatifs : l’agenda, je l’ai dit, qui doit être retravaillé – fond et forme – pour tenir compte de l’irruption de l’internet devenu mode d’accès standard à l’information.

« Un des enjeux pour la revue sera de trouver sa voie entre un public encore novice qui continue d’arriver au tango et un autre, plus exigeant, plus formé, qu’elle ne doit pas lasser ni décevoir ».

– Ce dialogue veut indiquer à nos lecteurs que votre retrait n’est pas une rupture et que l’équipe rédactionnelle de La Salida a bien l’ambition de se saisir de ces chantiers. Mais après six ans d’animation de cette revue avec l’ambition de faire progresser la culture du tango, de la diffuser le mieux possible, voyez-vous des indices qui vous fassent dire : mission accomplie ?

– Un travail de fond continue de devoir être fait. Mais le partage de cette culture a progressé de façon tout à fait évidente pour permettre au monde des danseurs de mieux s’approprier la culture sous-jacente à la danse qu’ils pratiquent. Cette appropriation, c’est celle des paroles des tangos, d’un sens de l’esthétique musicale des orchestres, des rites, de la culture argentine au sens plus général. Pour ce que je voyais il y a dix ans, il me semble en effet qu’il existe une amélioration tout à fait évidente de cette appropriation dans un univers qui certes, s’est étendu, et où La Salida a apporté sa contribution, même si – bien entendu – elle n’est pas la seule à toucher un public d’assez bonne qualité, de gens qui ont envie de se cultiver, de s’améliorer et pas seulement de s’amuser au sens le plus trivial du terme. Oui, je crois que le niveau de connaissance de la culture tanguera a plutôt tendance à progresser.

– Cela signifie-t-il que La Salida elle-même doive aujourd’hui élever ses standards, son ambition, pour être à la hauteur de son public ?

– Je répondrai autrement : une revue comme la nôtre doit savoir à quel niveau elle place son ambition en sachant que certains choix, très binaires, sont difficiles à trancher. Ainsi : doit-on rester à un niveau de formation initiale pour accueillir de nouveaux venus ou avoir l’ambition d’une revue pour érudits et considérer que certaines choses sont acquises et qu’il n’est plus besoin d’y revenir ?…

Un des enjeux pour la revue sera de trouver sa voie entre un public encore novice qui continue d’arriver au tango et un autre, plus exigeant, plus formé, qu’elle ne doit pas lasser ni décevoir.

– Lorsque vous parlez de l’implication de la revue dans les manifestations culturelles du tango, à quoi songez-vous exactement ?

– C’est quelque chose que je souhaiterais vraiment : que nous soyons à l’origine d’un certain nombre d’événements, concerts, expositions… Ou alors, dans un premier temps, car c’est sans doute plus à portée de nos moyens, en étant plus étroitement, ou systématiquement, associés à des événements culturels et festifs où la revue marquerait mieux sa présence et auxquels elle donnerait une répercussion. Et puis, aussi, qu’elle entre davantage en contact avec le « vrai monde » des médias. En tant que telle, La Salida devrait être plus présente dans l’animation d’émissions sur des radios culturelles de type France Musiques, France Culture, etc… C’est dans son objet. Mais là, nous sommes encore un peu enfermés dans un monde associatif qui a ses avantages et ses limites. Émanant d’une association, la revue tire sa force de l’énergie de ses bénévoles, par amour du tango, de la musique et de la danse. La limite, c’est qu’à partir d’un certain niveau d’exigence, de professionnalisation, la structure associative nourrit avec plus de difficultés les besoins de croissance de la revue : c’est très évident lorsqu’il s’agit de mettre en place les actions de communication, promotion, diffusion de la revue. Idem pour les contributions éditoriales qui, pour atteindre un certain niveau, devraient être rétribuées.

– Le bond qualitatif va imposer cette réflexion ?

– C’est un choix. La volonté d’un bond qualitatif peut imposer cette réflexion. On peut aussi penser que l’on n’a pas tout à fait les moyens de ce bond et que l’avenir d’une telle revue est de rester ce super fanzine de très bonne qualité géré par des bénévoles. Avec tous les bons côtés de la chose… et toutes ses limites. »

Propos recueillis par Francine Piget et Jean-Luc Thomas

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