Editeur : La Salida, n°52, février-mars 2007
Auteur : Fabrice Hatem (propos recueillis par )
Entretien avec Haydée Alba : « La fonction de l’artiste, c’est de faire rêver le public
Haydée Alba est sans doute l’une des chanteuses qui a le plus contribué à donner au tango un « droit de cité » culturel en France. Ses spectacles avec Alfredo Arias, ses concerts à radio France et aux Trottoirs de Buenos Aires, ont marqué des étapes importantes dans cette reconnaissance. Ses CD rendant hommage aussi bien à Borges qu’à la tradition populaire la plus ancienne témoignent de son respect pour la tradition comme de son intérêt pour les voies novatrices. La Salida ne l’avait jamais interviewée. Alors qu’elle prépare avec trois guitaristes installés en France un nouvel album consacré à Gardel, nous comblons aujourd’hui cette lacune et cette injustice.
Comment vous situez-vous entre tradition et modernité ?
Je chante le tango traditionnel que je respecte, mais je veux aussi interpréter des auteurs qui me sont contemporains. Ma génération était contre les stéréotypes du tango pour touristes, comme la chanteuse à jupe fendue. Au début des années 1980, en Argentine, je faisais partie d’un groupe de jeunes artistes gravitant autour de la revue Buenos Aires tango, animée par Hector Negro et Natalio Etchegaray. Beaucoup plus tard, en 1999, j’ai réalisé, avec Gustavo Beytelmann au piano et Omar Espinosa à la guitare, un album sur les textes de Borges. Cela était presque naturel pour moi : ce grand écrivain avait toujours été présent dans ma jeunesse à Buenos Aires, il appartenait à mon univers.
Mais pour faire du bon « nouveau », il faut d’abord cultiver et maîtriser l’ancien. Le CD où je suis accompagnée d’un orgue de Barbarie[1] se situe dans la plus pure tradition du tango chanté. Au début du siècle, il y avait des organitos à tous les coins de rue. C’est l’un des instruments contemporains de la naissance du tango, à une époque où le bandonéon n’avait pas encore été introduit. Il a contribué à diffuser cette musique dans toute la ville de Buenos Aires en le sortant des lieux réservés. Il a ensuite disparu, mais il fait partie de la mémoire populaire. J’ai voulu donner un témoignage nostalgique de cette époque… Et puis, je n’aurais jamais osé chanter A Media Luz ou Madreselva, déjà interprétés par les voix magiques de Libertad Lamarque ou Mercedes Simone, sans ajouter quelque chose de différent, une situation nouvelle…
Quel est votre rapport au théâtre ?
Je suis chanteuse de formation mais j’ai étudié pendant trois ans le théâtre à temps complet à l’institut supérieur pour la radio-théâtre et le télé-théâtre. Nous avions des professeurs de très grande qualité, comme Adelaida Castagnino, qui enseignait le théâtre en vers. Cela a été ma matrice artistique : en travaillant sur l’interprétation des textes, j’ai appris une façon de prononcer la poésie – y compris dans le chant -qui passe par le geste.
Un jour j’ai reçu un appel téléphonique : Alfredo Arias cherchait une chanteuse pour un spectacle. Il connaissait déjà mon disque et avait entendu parler de moi. Il m’a reçu merveilleusement bien. Il m’a proposé le rôle de la mère dans Mortadela. Ensuite, il a fait le Faust Argentin où j’ai joué Margueritte Dans chaque personnage, il m’a laissé une totale liberté. Il a une grande capacité à mettre en valeur le meilleur des gens. On a construit au fil des années une grande complicité, une grande amitié.
Quel est votre rapport avec vos musiciens ?
Notre fonction à tous c’est de faire rêver le public. On a le devoir de faire passer ce que les compositeurs ou l’auteur ont écrit. Et, pour cela, il faut être rigoureux, précis, parfait, pour qu’après on puisse se laisser aller : on n’est libre quand on sait ce que l’on fait. Alors, on fait n’importe quel sacrifice pour que cela se passe bien sur scène, même si ensuite chaque représentation est différente. C’est pourquoi j’ai une très grande exigence avec mes musiciens. Mais en même temps, je les admire, je suis amoureuse de leur talent.
Comment s’est construite votre carrière en France ?
J’ai eu la chance d’arriver à Paris au moment de la ré-ouverture des Trottoirs de Buenos Aires, en mai 1986. J’ai alors rencontré son directeur, Edgardo Canton qui m’engagée. Puis j’ai donné quelques concerts, en Allemagne et en France, qui m’ont permis d’enregistrer pour Ocora Radio France. J’ai proposé au bandonéoniste José Libertella, ainsi qu’à Kicho Diaz et Osvaldo Berlinghieri, de m’accompagner. Nous avons fait le CD en 1990. J’y présente un répertoire qui parcourt tout l’histoire du tango, depuis El Choclo jusqu’à Balade pour un fou…. en passant par Nostalgias, que je chante a capella, quelque chose qui n’avait jamais été fait jusque là.
Quel est votre rapport avec Paris ?
Il y a eu des allers-retours permanents entre l’Argentine et la France : une longue histoire d’amour entre Paris et Buenos-Aires, que les textes de tango expriment souvent. J’apprécie le public français, qui aime le tango et est prêt à venir écouter des concerts entiers dans une langue étrangère. Une de mes premiers souvenirs lorsque je suis arrivée à Paris, c’est une soirée déguisée, sur le thème du tango des années 1930. Il y avait des hommes avec des panamas, des femmes avec des chapeaux à plumes. Je croyais que j’étais dans un film de Gardel !!! Et l’une de mes plus grandes joies artistiques est d’avoir célébré à Paris le passage du siècle, en donnant, le 31 décembre 1999, un concert de tango à l’Opéra Bastille. Vous savez, les artistes argentins rêvent tous de venir à Paris. Le tango Sexto Piso, qui figure à mon répertoire, a par exemple été écrit par Homero Expósito à Paris, dans une chambre qui donnait sur la place du Châtelet.
Vous avez bien connu le poète Homero Expósito [2] ?
J’ai étudié une année dans une classe d’écriture de tango avec lui – pas avec l’idée de devenir moi-même auteur mais pour rentrer dans la poésie du tango, pour pouvoir mieux choisir mon répertoire. C’était un homme très cultivé, très sincère, mais introverti. Il était déjà un peu fatigué par le tabac et l’alcool. Mais il gardait sa manière d’être portègne, faite de présence, d’élégance. Il était mince, presque squelettique, très ridé d’avoir vécu, et il le portait très bien.
Il avait une boîte à chaussure pour chaque tango. Quand il avait une idée, il l’écrivait dans un petit papier et il le mettait dans la boîte. Il accumulait ainsi peu à peu des matériaux. A l’opposé de l’image du poète écrivant d’un trait, sous le coup de l’inspiration. J’ai une grande admiration pour son œuvre et celle de son frère Virgilio[3].
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Nous avons un CD pratiquement prêt sur les chansons de Gardel. Je suis accompagnée par trois guitaristes : Alejandro Schwartz, Diego Trosman, Fernando Fiszben. Cela ressuscite la formation de Gardel. Nous avons déjà présenté le spectacle en concert en Ajaccio, d’abord en création au théâtre Kallisté, puis dans quelques villes de province, enfin au théâtre du Rond-Point à Paris.
Propos recueillis par Fabrice Hatem
Remerciements à Patrizia Ingallina
Pour en savoir plus : www.haydee-alba-tango.com
[2] Auteur de tangos célèbres comme Yuyo Verde, Trenzas, Percal, Farol, etc.
[3] qui a composé de nombreuses musiques sur les textes de son frère.