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Danse et danseurs

Entretien avec Jorge Rodriguez

Editeur : La Salida n°49, juin à septembre 2006

Auteur : Fabrice Hatem

Jorge Rodriguez : un moment de bonheur éphémère

Qu’est ce que la beauté dans la danse ?

C’est un instant éphémère dans le temps qui passe. Un moment unique où, la danseur et la danseuse parviennent à toucher celui qui regarde exprimant, avec simplicité, beaucoup de choses liées à sa vie. C’est comme une petite goutte de parfum, comme une étincelle qu’un être humain fait passer un autre être humain Mais si la petite plume de la beauté va alors effleurer celui-là, elle ne touchera peut-être pas son voisin, qui a un autre vécu. Et puis, plus tard, on refera le même mouvement, sur la même musique, mais on ne créera pas la même émotion.

En quoi consiste ta recherche artistique ?

J’ai toujours été en quête de la beauté. Et je la construis avec le mouvement. Pour que ma partenaire le sente et que le 3ème œil puisse être en communion lui aussi. Dans notre société de consommation, on imagine que la beauté est liée à la perfection, au luxe, aux choses chères. Moi je pense qu’elle est étroitement liée au bonheur. Et je dis cela avec une petite connotation pessimiste, car il manque toujours quelque chose pour y arriver. Mon travail dans la danse est de partir d’un état un peu gris, sombre, pour parvenir à la lumière. Je me dis parfois en dansant que plus jamais je ne serai aussi heureux qu’à ce moment là. C’est pourquoi ce qui compte pour moi est de vivre cet instant qui plus jamais on ne va reproduire. Cela me donne une certaine humilité, car je sens que rien n’est acquis pour toujours. Et pour parvenir à revivre un autre instant de bonheur, il faut se laisser aller, être ouvert, avoir confiance en soi et en l’autre.

Pour sentir cela, la figure, le mouvement de l’on utilise sont finalement peu importants. Par contre cet état est en relation étroite avec le vécu, et c’est pour cela que l’on ne peut pas séparer l’artiste d’avec l’être humain, l’homme privé. Je suis le même sur scène que dans la vie. Simplement c’est la scène qui est unique, habitée par des esprits, et qui oblige à cause de cela à être plus que jamais soi-même, sans artifice. Mais tu as besoin d’une technique, d’un travail personnel difficile pour parvenir à ce naturel.

Je déteste le clonage. Le but, c’est d’être soi-même. Il faut que tu fasses ton chemin personnel, que tu absorbes, que tu t’imprègnes dans ton corps à ta façon. Personne ne peut faire exactement la même chose que l’autre et c’est justement cela, la beauté. Ce n’est pas acquis pour toujours, c’est cela qui fait du tango une danse si forte et si fragile à la fois. Car, après des années de travail, quelqu’un peut arriver, avec un autre vécu, et te dire : « non, cela ne me plaît pas ». Et cela peut te déstabiliser complètement, te faire souffrir, mais aussi te faire grandir;

Est-ce que la beauté peut être produite artificiellement ?

L’artificialité existe. La facilité aussi. Chacun voit, aime ce qu’il peut et c’est très bien ainsi. Mais cela ne m’intéresse pas trop. Je suis dans le plaisir de la danse. Un poisson passe, je le pêche avec les mains, et cela me donne plus de plaisir que si j’avais tout préparé à l’avance. Quand je suis sur scène, je ne spécule pas en pensant que je vais faire ceci ou cela parce que le public va aimer. Si ça touche les gens, c’est réussi, sinon cela veut dire que tu as raté ton coup. Quand j’ai débuté dans le tango, je ne dansais que par chorégraphie, mais sur ce que la musique me dictait, pas par rapport aux attentes du public. Puis le temps a passé, et avec ! l’expérience j’ai appris et créé d’autres choses, surtout en ce qui concerne la relation avec la partenaire. Aujourd’hui je me laisse beaucoup aller dans l’instant, sans préméditer, avec bien sur des rendez-vous fixés avec ma partenaire. C’est un travail très vif, qui me demande beaucoup. Des fois, je suis kamikaze, je ne sais pas sur quelle musique nous allons danser. C’est une façon aussi d’exprimer mon respect au public. Avec Juan José Mosalini, avec lequel je travaille depuis 12 vans, je peux danser à chaque fois différemment sur le même morceau. Ce n’est pas improvisé, car on m’a transmis des pas, une structure, mais cela n’est fixé, cela change à chaque fois. Cette façon de ne pas chorégraphier, de laisser une porte ouverte, vient du bal, et n’a été amené sur scène que plus tard. Réaliser cette transposition est très difficile. Et d’ailleurs, tout le monde n’y arrive pas.

Quels conseils pourrais-tu nous donner pour mieux danser ?

Je suis bien placé dans ma milonga de l’Ermitage pour voir les gens danser. Il y a de bons danseurs. Mais mon conseil, c’est : « faites pareil, mais un tout petit peu plus lui pour elle, elle pour lui, et c’est tout ». Il faudrait que les gens dansent plus ensemble. Quand tu fais le tour de la piste trois minutes avec un ou une partenaire, tu t’ouvres à son état spirituel. C’est comme un dialogue dans un café, avec de la lumière tamisée où l’on parle de choses profondes. Et elle peut te dire oui ou non. Quand existe le non, le oui devient encore plus important, car cela montre qu’il y a une possibilité de choisir. Mais trop souvent, on a peur. C’est plus facile de faire des figures. Il faut que le couple ait quelque chose à dire ensemble.

Propos recueillis par Fabrice Hatem et Francine Piget

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