Editeur : La Salida n°47
Auteur : Alberto Epstien
Homero Manzi, ou la poésie des quartiers
Que Malena ait vécu dans la réalité ou seulement dans l’imagination d’Homero Manzi, cela n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui compte, c’est qu’elle avait les yeux sombres comme l’oubli et les lèvres crispées comme la rancœur. Qu’elle chantait le tango comme aucune autre femme ne pourra jamais le faire. Et qu’il en sera ainsi pour toujours, car c’est ainsi que c’est écrit.
Mais si lui, Manzi, n’avait pas existé, la silencieuse mélancolie des travailleurs, des migrants et des simples voisins du quartier, celle qui a depuis toujours forgé l’âme de nos meilleurs tangos, n’aurait pas trouvé son poète majeur. Celui qui a permis qu’une poésie primaire, rustique et spontanée, celle qui était née au tournant du siècle dans les bas-fonds de Buenos Aires, quitte la boue de ses origines pour se répandre dans les rues et les avenues de la ville et s’enracine enfin dans le cœur de ses habitants. Car Manzi a été le premier à transformer le tango en poésie et à métamorphoser les poèmes suburbains d’Evaristo Carriego en lettres de tango. Sans Manzi, des tangos immenses comme Sur, Che Bandonéon, Barrio de Tango, ou Malena, des milongas mémorables, comme Milonga triste, Milonga del 900, ou Milonga sentimental, des candombes admirables, comme Negra María ou Papa Baltazar, ou encore des valses magnifiques, comme Romance de Barrio ou El último organito, n’auraient jamais vu le jour.
Manzi avait 23 ans lorsque se produit le coup d’état de 1930, le premier d’une très longue série. Il venait d’être élu délégué des étudiants de la Faculté de Droit et, en tant que tel, il participa à l’occupation armée de la Faculté pour s’opposer à ce putsch semi-fasciste, ce qui lui a valu d’être expulsé de l’Université et démis de ces fonctions de professeur des écoles. C’est à ce moment-là qu’il décida de laisser tomber les études et d’écrire des lettres pour les hommes, au lieu de devenir homme de lettres, comme lui-même l’a écrit. En 1935, avec d’autres intellectuels progressistes, il fonde FORJA, courant politique populaire et anti-impérialiste qui se voulait révolutionnaire et qui a constitué une sorte de trait d’union entre le parti radical d’Hipolito Yrigoyen et le mouvement politique fondé par Juan Peron en 1946.
La période politique qui s’ouvre en 1930, conséquence directe de la grande crise internationale de 1929, est l’une des plus noires de l’histoire du pays, une époque que l’on connaît sous le nom de « la décade infâme ». C’est toute la structure sociale du pays qui est alors bouleversée, tandis que l’Argentine perd presque totalement son indépendance économique et politique. L’époque est alors marquée par des élections frauduleuses, par l’influence prépondérante de la Grande-Bretange sur les décisions économiques, par les premiers assassinats politiques, par le suicide de quelques grands intellectuels argentins. C’est aussi toute une histoire qui disparaît alors, celle d’un passé, désormais idéalisé, qui à distance paraissait meilleur que le présent ; Celle qui avait vu Buenos Aires grandir et devenir la capitale du pays, grâce aux immigrants européens venus la construire ; Celle qui avait accueilli la naissance du tango. L’époque de Manzi est, au contraire, celle qui voit la disparition des vieux quartiers, laminés par le progrès. Celle où les quartiers du sud de Buenos Aires, qui s’ouvraient sur l’immensité de la pampa, et qui sont aussi ceux de l’enfance de Manzi, voient arriver les usines et leurs ouvriers, celle où les charrettes et les chevaux sont remplacés par les voitures et les tramways. Celle qui voit disparaître le petit orgue de Barbarie, celle où la lune ne peut plus se refléter dans les flaques d’une rue embourbée, et où les bruits de trains mystérieux commencent à occulter les sons des bandonéons. C’est aussi l’époque où les fils des immigrants arrivent à la maturité et dans laquelle la nostalgie du passé idéalisé se mêle et se confond avec la nostalgie des paradis perdus, celui de l’enfance, comme celui du pays abandonné. C’est probablement pour toutes ces raisons, que s’épanouissent alors les meilleurs poètes et que sont écrits les meilleurs tangos, ceux d’Enrique Cadícamo et ceux de Celedonio Flores, ceux d’Enrique Santos Discépolo et ceux de Cátulo Castillo, ceux d’Homero Exposito et, bien entendu, d’Homero Manzi.
Et pourtant, contrairement aux tangos de Discépolo ou de Flores, les poèmes de Manzi ne donnent pas de leçons de morale et ne sont pas des chroniques sociales. Leur fatalité est différente. Ses vers ne protestent pas, ils sont chargés de nostalgie et de mélancolie, comme le tango lui-même. À travers eux, en utilisant des métaphores visuelles très simples mais touchantes, Manzi jette un regard plein de tendresse et de compassion pour les quartiers suburbains en train de s’effacer, pour leurs habitants et leurs choses, évocation nostalgique de paysages et de personnages anonymes dans lesquels il est facile de déceler une préoccupation métaphysique pour la décadence, pour la déchéance, pour le temps qui s’en va.
Mais si les tangos de Manzi sont magnifiques, c’est aussi parce qu’il a su s’entourer de grands compositeurs, capables de mettre en musique les mêmes sentiments qu’il a mis en paroles. Deux rencontres de Manzi ont marqué d’une trace indélébile l’histoire du tango. La première, avec Sebastián Piana, avec qui il revalorisa le candombe et la milonga, genres à moitié tombés dans l’oubli, et qui a mis en musique les trois milongas citées plus haut, ainsi que d’autres tangos importants comme El pescante ou Manoblanca La seconde, avec Anibal Troilo, avec qui il écrit la plupart de ses tangos majeurs, comme Discepolin, Barrio de tango, Sur, et Che bandonéon, ces derniers lorsqu’il se savait déjà atteint du cancer qui allait l’emporter.
Manzi, né en 1907, nous quitte en 1951. Il avait à peine 44 ans. Avec lui s’achève, symboliquement, une époque du tango, certainement la meilleure. Cátulo Castillo écrit alors A Homero, un de ses plus beaux poèmes. Et l’on dit que, en apprenant le décès de son ami, Anibal Troilo s’est enfermé dans sa chambre avec son bandonéon, et qu’il ne l’a pas quitté avant d’achever la composition d’un tango magnifique, un tango-requiem sans paroles, en guise d’adieu, ou en guise de prière, qu’il a intitulé Responso. Et Ernesto Sabato écrira un peu plus tard : « Heureux soit toi, qui est parti lorsqu’il était encore temps d’écrire des tangos qui parlent de tresses et d’épiceries, quand les esprits n’étaient pas encore aussi secs et remplis de violence. Il n’y aura désormais plus de fiancées attendant derrière les rideaux de leurs fenêtres, le dernier petit orgue de barbarie vient de disparaître, l’âme du quartier a perdu sa voix ».
Je venais tout juste d’arriver, Homero, quand tu es parti, et je n’ai pas pu te connaître. Mais on m’a raconté que le soir de ton départ, les cafés d’Almagro, de Boedo, de Patricios, de Pompeya, étaient en deuil, et même que Malena a chanté ce soir pour la dernière fois, la voix brisée et le regard sombre, tes meilleurs tangos. Et l’on m’a dit aussi que la ville entière de Buenos Aires, Homéro, a eu un chagrin de bandonéon.