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Poésie et littérature

Le mythe de l’âge d’or, version portègne

La Salida n°27, Février à Mars 2002

Auteur : Fabrice Hatem

Le mythe de l’âge d’or, version portègne

On dit souvent que la poésie tango est nostalgique. Ce n’est pas faux, bien sûr, mais c’est aussi un euphémisme. Cette littérature véhicule en effet une représentation autrement plus nihiliste et désespérée : le passage du temps s’y accompagne inéluctablement d’une dégradation des êtres et des choses, conduisant, à partir d’un âge d’or passé, à la douleur présente, et bien souvent, à un désespoir voire une mort à venir. C’est ce que montre l’analyse que nous avons réalisée sur un échantillon de 100 tangos parmi les plus fréquemment interprétés, en les classant selon qu’ils sont situés par leur auteur dans le passé, le présent et le futur.

Le tango au passé : la nostalgie omniprésente

La première constatation est évidente : l’évocation du passé disparu est un thème central de la poésie tanguera. Les 11 tangos de notre échantillon entièrement situés dans le passé évoquent en effet presque tous la nostalgie de ce qui n’est plus : paysages de jeunesse (« Felicia »), faubourgs détruits par l’expansion urbaine (« Tinta roja »), amours perdus (« Maria »), personnages disparus (« Griseta »), (« Dònde estàs, corazòn ? »).

« Tinta roja » (Catulo Castillo) : Où est passé mon faubourg ? / Qui m’a volé ma jeunesse ? / Dans quel recoin, lune mienne, verses-tu comme autrefois ta joie pleine ? / Trottoirs où je marchais, voyous aujourd’hui disparus…

Deux exceptions cependant : dans deux de ces tangos écrits au passé (« La puñalada, Duelo criolo »), l’auteur nous propose, dans un style épique qui rappelle celui des chansons de geste, la description de personnages typiques de l’arrabal « la zone », morts dans des circonstances tragiques mais glorieuses :

« Duelo criolo » (Bayardo, 1928) : Mais un autre amour pour cette femme / naquit dans le cœur du mec le plus balaize / Et un lampadaire vit sous sa faible lumière / Dans un duel de mâles / mourir les deux [rivaux].

Le passé meilleur que le présent

Mais le tanguero semble surtout éprouver une jouissance quasi-masochiste à opposer sa tristesse présente et le souvenir de son bonheur passé. On trouve en effet trace dans 44 des tangos étudiés d’une opposition passé-présent qui peut prendre trois formes principales.

1/ La plus répandue consiste à faire alterner dans le même texte la description d’une situation présente, en général marquée par la tristesse, la solitude, l’abandon, la vieillesse, et l’évocation des temps anciens du bonheurs : (« Tiempos Viejos », « Esta noche me emborracho », « Gricel, La casita de mis viejos », « Volver », « Caminito », « Sur », etc…).

« Tiempos Viejos » (Manuel Romero, 1926) : Te souviens-tu mon frère de ces temps-là ? C’étaient d’autres hommes, plus hommes qu’aujourd’hui / On ne connaissait ni coke ni morphine / Les gars d’autrefois ne mettaient pas de gomina.
« La casita de mis viejos » (Enrique Cadicamo, 1931) : Je reviens vaincu à la maison de mes parents / Chaque chose est un souvenir qui s’agite dans ma mémoire / Mes 20 ans sont loin derrière moi / Folle jeunesse / le manque de conseils !

2/ Une variante de la formule précédente consiste à mettre en perspective le deuil actuel que vit le personage avec le drame passé qui a mis fin à la période de bonheur : (« Silencio », « Sus ojos se cerraron », etc…).

« Sus oyos se cerraron » (Le Pera, 1935) : Ses yeux se sont fermés / Et le monde a continué / Sa bouche qui était la mienne / Ne me donnera plus ses baisers / Les échos de son rire sonore / Se sont éteints.

« Donde estas corazon ? » (Luis martinez Serrano, 1924) : Je l’aimais plus que ma vie / Je l’aimais plus que ma mère / Sa tendresse était ma consolation / Et un matin de cruel hiver / Elle mourut entre mes bras.

3/ La troisième formule consiste à suivre un personnage au cours des différentes étapes de sa vie (Uno). Celles-ci sont souvent marquées par une ascension sociale rapide à partir d’un passé de misère, conduisant à une période présente de succès éphémères, qui sera inéluctablement suivie, dans l’avenir, d’un déclin conduisant à la décadence finale. Cette structure est, en particulier, utilisée très fréquemment pour décrire la trajectoire des jeunes femmes pauvres, qui quittent un jour leur faubourg natal pour tenter leur chance au centre-ville et dans ses cabarets. Elles abandonnent, de ce fait, leur amant sincère pour vivre une existence luxueuse, mais moralement condamnable, avec un « cafishio », un « otario », un « mishe » ou un « bacan » (différentes figures masculines du monde de la prostitution). Un avenir misérable leur est promis lorsque leur séduction féminine se sera fanée : (« Mano a mano », « Mala Junta », « Flor de fango »…).

« Esta noche me emborracho » (Enrique Discépolo, 1928) : Seule, fanée, déplumée / Je l’ai vue au petit matin sortir du cabaret / Regarde si ce n’est pas à se suicider que pour ce résidu / Je sois ce que je suis / Dure vengeance du temps / Qui te montre détruit ce que tu as aimé…

« Mano a mano » (Celedonio Flores, 1920) : Aujourd’hui tous tes triomphes, pauvres triomphes éphémères / Défilent en une longue marche de plaisirs, richesse et succès / Le gros plein d’sous qui t’a louée a un compte en banque bien pépère / Les p’tits gars se disent entre eux : « ça, c’est vraiment une fille super » / Et tu t’pavannes dans les bals avec de beaux macs bien montés / Mais demain quand tu s’ras plus qu’un meuble usé à la poubelle / Que l’espoir aura déserté de ton pauvre cœur blessé…

Dans tous les cas, le passage du temps se traduit par une dégradation inéluctable des êtres et des choses, à partir d’un état initial de bonheur (amour, jeunesse, espérance, sincérité…), et conduisant à un état final de déchéance et/ou de dérèglement de l’ordre du monde (mort, maladie, misère, malheur, vieillesse, abaissement moral…). Cette représentation pessimiste fait évidemment penser à celle qui, connue grâce à Hésiode sous le nom de « mythe des âges successifs » ou de « l’âge d’or » constituait la vision dominante du temps dans le monde gréco-romain.

Un présent triste, un futur inexistant

Le tanguero vit également intensément au présent (44% des poèmes étudiés). Dans un très grand nombre de cas, c’est pour nous faire part de son climat psychologique, en général caractérisé par le mal-être (« Milongua Sentimental, Yira yira, La cumparsita »…). Mais il peut également nous raconter une anecdote (« Silbando », « Siga el corso »…), nous décrire un personnage (« Nunca tuvo novio », « Malena, Balada para un loco »…), ou nous faire par de ses habitudes ou de ses fréquentations (« A media luz », « Cafetin de Buenos-Aires »…).

L’analyse diachronique de notre échantillon met en évidence la rupture de 1916. En effet, avant cette date, la grande majorité des tangos (66%) se déroule au présent. Les personnages relativement frustes qu’ils mettent en scène (« La Morocha », « El Porteñito »…), dont l’horizon mental est limité par les exigences de la survie immédiate, vivent en effet très intensément leur vie présente, emplie de sentiments et de comportements simples (la fidélité, l’amour, la danse, la bagarre, etc.) Ils ne disposent pas encore de la capacité de mémoire et de projection dans l’avenir qui caractérisera plus tard des personnages plus éduqués, amis aussi plus nostalgiques et moins heureux de vivre.

Enfin, un seul tango de notre échantillon est exclusivement tourné vers l’avenir (« El dia que me quieras »). Il exprime, en termes enthousiastes, l’espoir de voir un jour les sentiments portés à l’être aimé payés de retour. L’exception qui confirme la règle, en quelque sorte…

Fabrice Hatem

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