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Histoire du tango

Le café “La Paloma”. Quand couraient les eaux du ruisseau Maldonaldo

fruit/revistas.gif Editeur : La Salida n°36, décembre 2003-janvier 2004

Auteur : Diego A Del Pinel

Le café « La Paloma ». Quand couraient les eaux du ruisseau Maldonaldo

Au croisement de l’avenue Sante Fe avec la rue Juan B.Justo – là où coulait le ruisseau Maldonaldo, recouvert en 1930 – se trouve un grand bâtiment dédié au commerce de matériel de peinture. Revenons 60 ans en arrière pour retrouver, dans le même lieu, les rêves et fantômes qui semblent dormir dans ce recoin portègne, à deux pas de la station de métro et de train Palermo. Le café La Paloma fut un mythe. Imaginons-nous marchant par là, en l’année 1915. Un ruisseau à l’embouchure duquel ou trouvait d’humbles cahutes – presque des cabanes -, une caserne remplie de soldats, des bordels miteux alors tolérés, une gare et un large chemin qui venait du « centre » et allait jusqu’à Belgrano. Il ne manquait donc ni cafés, bistrots, cantines, épiceries, ou bouis-bouis assez semblables à ceux de la campagne.

Bien sûr, le tango était omniprésent. Dans ce carrefour, s’installa un lieu de détente, de jeu, d’amour tarifées et de musique portègne : un café qui allait devenir une partie de la petite histoire de Buenos Aires, La Paloma. Peut-être son nom inspira-t-il l’auteur de Théâtre Alberto Vacarezza pour le titre de sa fameuse saynete « Le conventillo de la Paloma ».

Le café ressemblait à beaucoup de ceux qui abondaient dans ces années du début du siècle : un large comptoir, couvert par une plaque d’étain ; en dessous, un dépôt de barres de glace apportées chaque jour par une petite charrette comme l’évoque le tango « Glace Cristal ». Des robinets en cou de cygne pour l’eau glacée, des tables de bois, des chaises de Vienne, une estrade pour l’orchestre de tango, deux tables de billards déglinguées, et une porte conduisant vers un intérieur obscur et mystérieux.

Depuis les fenêtres, il était possible d’observer la rue Santa Fe, située en face des Casernes de Maldonaldo et, sur le côté, le ruisseau, où l’eau était abondante ou rare selon les caprices du temps. Plus loin, on distinguait la silhouette massive de la gare récemment construite et les arcs de fer du viaduc.

Ecoutons les souvenirs des témoins de ces temps. Francisco Garcia Jimenez pensait que le lieu avait pris de nom d’une belle du quartier qui maltraitait ses amoureux, également surnommée Fleur de ruisseau… Francisco L .Romay se rappelle qu’en 1911, alors qu’il était chef du commissariat de police du quartier, il dut intervenir plusieurs fois pour réprimer des bagarres en entrant à cheval dans ce belliqueux café. Quant à l’écrivain A. de Duranona, il nous a raconté une nuit de 1910, où tout le Buenos-Aires noctambule – milongueros, compadritos et midinettes- s’était donné rendez-vous pour un spectacle spécial, donné par « Pacho et son quartet.

Celui-ci signa, en effet, avec le propriétaire, un certain Dominguez, un contrat qui contribua largement à la popularité du café. Lors des fréquents concerts de Juan Maglio avec son bandonéon, l’on pouvait entendre Armenonville, la Morocha ou Sabado ingles. En 1924, se produisit également le sexteto Paquita, dirigé par la première femme bandonéoniste de l’histoire du tango, Paquita Bernardo, né à Villa Crespo. Le seul problème venait des énormes rats, venant du ruisseau voisin, qui proliféraient dans les caves et faisaient parfois des incursions dans le local tanguero avec les conséquences que l’on imagine.

Jorge Luis Borges a dit un jour : « Je dois à la rue, aux cafés et aux coiffeurs quelques-unes de mes meilleures idées ». En essayant d’imiter son exemple, nous avons recueilli les souvenirs de Don Otelo Caisutti, qui travailla comme « coiffeur officiel » à la Paloma. Il nous expliqua que les coiffeurs venaient une fois par semaine et coupaient les cheveux des conscrits – qui devaient apporter leur propre serviette – pour 20 sous dans une petite chambre du fond.

Dans ce lieu, les disputes liées au jeu ou aux histoires de femmes, étaient fréquentes. Le café avait une sortie de secours qui donnait dans la rue Quinta Bollini. Ceux qui ne voulaient pas être détenus ou interrogés par la police – et ils étaient nombreux – sortaient pas là. On trouvait souvent par terre des couteaux ou des revolvers abandonnés par les fugitifs. Don Otello raconte en souriant qu’un de ses clients, quand il s’asseyait pour se faire laver ou couper les cheveux, enlevait de sa ceinture un grand flingue et le posait tranquillement, comme s’il s’était agi d’une simple paire de lunettes, sur la table de marbre au milieu des peignes, des brosses et de l’eau de Cologne….

Sur les trottoirs, à l’embouchure du Maldonaldo, on trouvait un étroit chemin de briques cassées et un muret qui évitait les chutes dans le ruisseau. En 1930, celui-ci fut recouvert par une large rue en terre où les gamins du quartier jouaient à la pelote. Plus tard, on installa dans le sous-sol une salle de jeu, ou se déroulaient d’interminables parties sous le regard des rats. On créa également un « salon pour les familles », en fait peu fréquenté, du fait de la mauvaise réputation de La Paloma… Le commerce, à l’extérieur, était peint à la chaux blanche, comme c’était l’usage dans ces presque « pulperias » (cafe-épicerie-boucherie). Sur le trottoir de la rue Sante Fe, on trouvait un abreuvoir pour les chevaux, car les cavaliers et les charrettes de vendeurs ambulants étaient alors nombreux.

Le café La Paloma inspira les poètes, les auteurs de tangos et les chroniqueurs. Enrique Cadicamo lui dédia ces vers :  » C’éta)it un café bagarreur/ avec un climat batailleur/Il s’appelait La Paloma ». Au moins quatre autres tangos furent dédiés au café La Paloma : « La Paloma » de José Guardo ; « Café de la Paloma » de Juan B. Clauso ; « Viejo café la Paloma » de Francisco Laino y Saponaro, et « Café La Paloma » de José Valotta (…).

Quand nous avons connu le lieu, vers 1960, le café n’existait déjà plus. Il avait été remplacé par une pizzeria. Le commerce avait été laissé à l’abandon plusieurs années, mais on pouvait toujours voir sur le mur une plaque représentant un parchemin en partie enroulé. Nous espérâmes un moment pouvoir sauver cette plaque, chargée de souvenirs, pour la conserver dans un lieu adéquat, comme le musée de la la ville de Buenos Aires ou l’Académie portègne du lunfardo. Nous la demandâmes à plusieurs reprises, sans succès, et peu après elle disparut, sans doute pour être fondue par un récupérateur de métaux….

Comme toute la ville, l’endroit a changé, en traversant tant d’années. Le lieu du café mythique, qui accueillit tant de tangos, de voyous, de soldats et de filles faciles, n’est plus qu’un recoin parmi d’autres de la ville qui, peut-être, ne veut pas ou ne peut pas se souvenir de son passé.

Il reste le bâtiment de la gare de Palermo, dont partait le train vers le Pacifique. Le ruisseau, « berceau de caids » et thème propice aux saynètes, a été enserré dans un corset de fer et d’acier. Il n’est plus « le voyou qui traversait la ville pour une bagarre au couteau ». Cependant il bouillonne toujours sous terre et, de temps en temps, avec l’aide de la pluie et du vent, il sort pour voir ce qu’est devenu l’ancien lieu (…). Les « casernes de maldonaldo » semblables à des châteaux du moyen-âge, avec leurs tours et leurs créneaux, n’existent plus, et des milliers de voitures ont remplacé les charrettes qui allaient à Belgrano par le vieux « chemin de Santa Fe », les légers « Tilburys  » et les cavaliers qui parcouraient les bosquets de Palermo..

Diego A Del Pinel

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