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Chanteurs tango

Juarez est revenu

ruben juarez Editeur : La Salida, n°35, octobre-novembre

Auteur : Jean-Luc Thomas

Juarez est revenu

La voix d’or des années 70 s’était assombrie dans la fumée des clubs, mais Ruben Juarez a retrouvé le timbre et la magie pour revenir en studio. Quinze ans après, le même, intact et audacieux…

" Ici, où tu me vois,
mon tango est désormais
sans voyous, sans poignard,
s’il recommence quand se lève l’aurore
c’est que ce tango m’est venu aujourd’hui, ici
et maintenant "
Juanca Tavera (Prologo para mi Argentina)

Il s’est glissé sur la scène de Chaillot presque plié en deux, d’un pas de gros félin madré, un rien de Nougaro dans le balancement du corps, vieil apache sur la piste du tango. Boxeur-chanteur, cela s’est vu. Hector Mauré avait bien quitté, avant lui, le ring pour le chant… Mais Battling Ruben Juarez, ce n’est pas pareil. Il a empoigné le micro comme s’il serrait le cœur du public dans sa main, grand sorcier d’un tango sans égal. Quand il phrase, il est en retrait de l’arrangement, pas plus vite que la musique si l’on peut dire, une façon très à lui d’accommoder l’adage selon lequel " le tango sait attendre… ". Il a empoigné son bandonéon, chanté un peu Eladia Blazquez, deux, trois classiques gardeliens et les mecs d’à-côté (Los cosos de al lao). On en aurait bien pris davantage, mais il partageait la scène.

Sept ans plus tôt, dans une nuit de palabres au café " Homero ", son boliche d’alors, Ruben Juarez nous avait assuré : " Si je fume, je veux prendre le temps de ma cigarette, la voir se consumer et s’éteindre. Sur scène, je n’allume jamais un tango au mégot d’un autre. " Il prétendait pratiquer l’offrande du chant comme les gitans, chanter et jouer le tango comme Camaron offrait le cante jondo. Puissance et maîtrise, le sens de la nuance mais le goût du torrent… Juarez est unique, tempétueux, charmeur et il le sait : " A six ans, j’étudiais le bandonéon, à sept, je savais lire une partition à la perfection et je commençais à chanter en jouant, ce qui est extrêmement dur, j’en ai souvent parlé avec mes collègues bandonéonistes. Eux, n’y arrivent pas. Moi, je crois que c’est parce que j’ai commencé tout petit. Mais oui, ça a fait de moi un type à part. Je possède deux aspects fondamentaux du tango qui sont l’interprétation et le bandonéon… (il éclate de rire) Désolé, je ne danse pas… "

" Partager ce que les grands du tango m’ont donné "

Nous n’étions plus à Buenos Aires, mais à Paris. Heureux, il avait posé à Chaillot son quintal d’énergie pure au milieu de la jeune garde des instrumentistes de " TangoVia " et de l’Orchestre-école. Il se sentait en charge du précieux héritage de la mélancolie portègne : " On est très collègues, j’aime parler avec eux, on échange et c’est important parce que moi, je dois leur faire partager ce que les grands du tango m’ont donné quand j’avais leur âge, les Francini-Pontier, mon vieux parrain Troïlo, " Chupita " Stamponi, Cadicamo, Lucio Demare… tous m’ont apporté une idée, un petit secret. A vingt ans, quand je suis vraiment devenu professionnel, je les observais, j’ai appris beaucoup. Et maintenant, je joue avec ces mômes qui pourraient être mes fils. A vingt-cinq ans, ils sont capables de jouer tous les styles… ".

Il nous lâchait cela au pied du grand escalier de Chaillot, dans un dimanche après-midi de chaleur et de sainte soif où il agitait devant lui son gobelet de vin comme un encensoir. A l’arrière-plan, le bal battait son plein. Ruben Juarez fêtera l’an prochain 35 ans d’une carrière où il s’est parfois perdu mais où les deux dernières années auront été celles du grand retour, où il est redevenu Juarez l’unique – fenomeno-, celui dont un chanteur aussi accompli que Jaïro nous avait dit : " C’est inouï. Comment fait-il pour s’accompagner comme ça au bandonéon ? Ce qui m’étonne le plus, c’est que rythmiquement, il joue son instrument sur le tempo de son, ou de ses musiciens, mais il chante décalé, en retard. Mentalement, il est à deux endroits à la fois (…) S’il y avait beaucoup de Juarez, le tango serait plus fort. "

Il faillit pourtant ne plus y avoir de Juarez du tout. La voix qui se casse dans les frénésies alcoolisées et noctambules, les fâcheries avec les maisons de disque, errances, approximations, trajectoire de camion-fou plus portée par son passé que nourrie de son présent, et puis…

Juarez ne pouvait pas mourir. Il avait reçu le tango comme Saint-Paul la Vérité sur la route de Damas, il ressuscita chez lui, à Cordoba.

Il faut l’entendre raconter comment le petit bandonéoniste grandi à Avellaneda, qui apprenait à chanter en cachette de son professeur, avait failli trahir, puis reçu la grâce : " J’avais arrêté le bandonéon. Je jouais de la guitare, j’avais mon groupe de rock avec mes potes, dans les fêtes, les bars et les clubs où les gens venaient danser. Mais des trucs modernes. La seule chose qu’on ne dansait pas, c’était le tango, tu le crois, ça ?… Mais bon, un jour – j’avais quinze ans à peu près- , je tombe dans un bal et j’ai entendu Sosa avec l’orchestre de Federico. Ce son, ce locutor, tout quoi… Avec quelle ferveur les filles et les mecs étaient plantés devant lui. Sa personnalité m’a fasciné. Je suis revenu chez moi, j’ai dit à ma mère : ‘je reprends le bandonéon…

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai vu le meilleur, j’ai vu Sosa !’ Ca a été un flash. C’était dans un club d’Avellaneda. A partir de là, j’ai fait tous les concours de chants possibles. "

A partir de là, Juarez devint Juarez. Il partage des tournées en duo avec l’ancien guitariste de son idole Sosa, Hector Arbello. En 1969, Horacio Quintana le présente au " Caño 14 ", Troïlo le parraine, la télé lui fait les yeux doux. Il chante et enregistre avec Carlos Garcia, Armando Pontier. Il propulse devant lui son hymne, " Mi bandoneon y yo ", ou encore " Para vos, canilla ", gros succès. Des classiques aussi, qu’il dépoussière sans les trahir.

Mais le tango décline et Juarez s’encalmine. Dans les années quatre-vingt dix, il s’égare à nouveau dans son port d’attache du café " Homero ", lâche le boliche, tourne à l’étranger (Etats-Unis, Suède, Finlande…), s’y trouve en manque d’Argentine au bout de quinze jours, et se réfugie pour finir avec femme et enfants à Cordoba, son berceau familial (il y est né en 1947).

Swarczman est un " fou splendide, un torrent d’écriture "

Au bord du lac San Roque, Juarez revit. Il accouche en 2002 de ce qui devait s’appeler " Cuestiòn de ganas " (Question d’envie) et qui sortira sous le titre " El Album blanco de Ruben Juarez ". L’Album blanc, comme le lapin magicien de même couleur, la virginité retrouvée, le clin d’œil aux Beattles, le manifeste tanguero du nouveau Juarez . Sous la direction artistique de Carlos Varela, avec des arrangements et une direction musicale de son complice José Ogiviecki, il marie les classiques (H. Exposito, Manzi, Contursi) et les poètes modernes dont il se sent proche, notamment Juanca Tavera et le ‘néo-discepolien’, le très pessimiste Alejandro Swarczman. " Mon poète favori a été Juanca Tavera, nous avons produit une douzaine de thèmes ensemble. A sa mort, je me suis retrouvé sans pouvoir créer de nouvelles choses tant nous étions liés, tant nous étions en communion. " Cuestion de ganas " a été le dernier thème que nous avons créé ensemble et qui figure sur le disque ", nous expliqua-t-il à Chaillot. Quant au prolixe Szarczman, déjà chanté par le groupe " Berretin ", Susana Blaszko ou Patricia Barone, c’est selon Juarez, " un fou splendide, un torrent d’écriture… "

– De qualité égale à celle de poètes comme Exposito ?

" Bien sûr. S’il ne me faisait pas dresser le poil à l’entendre, s’il n’était pas de ce niveau, moi, Juarez, je ne le chanterais pas, ça ne me conviendrait pas. Tu me comprends ? Si, comme interprète, je n’avais pas une relation particulière à ce qu’il écrit, si je ne sentais pas la relation avec les autres textes (du disque), je n’aurais pas fait ces choix. Mais je crois que " Los cosos de al lao " a beaucoup à voir avec " Ciudad de nadie ", ce sont des thèmes sociaux finalement assez proches dans leur dureté ", quoique très éloignés dans leur expression poétique.

Juarez n’était pas allé en studio depuis quinze ans (1). Il y revient et il revient, tout court. Quand sort le disque, " Clarin " s’exclame : " Essentiellement, c’est le Juarez de toujours : la même certitude et la même puissance dans une voix qui a trente ans de plus, le même swing, la même personnalité dans le phrasé " (2). Ce type-là est un tigre taillé pour imposer de nouveaux tangos et en faire des classiques. Il chantait Negro, Blazquez, dans les années 70, il chante Swarczman au troisième millénaire. Il croit en l’universalité du tango, s’étonne : " C’est quand même fou qu’une princesse hollandaise fasse jouer " Adios nonino " à son mariage, non ? ", se ressert un godet puis s’esquive, un peu effaré de l’intérêt qu’il suscite chez les tangueros parisiens. Le prochain album pourrait être " en public. J’ai eu de TangoVia une proposition qui ne me déplaît pas. " En attendant, il nous sert le tango de l’Argentine et de toujours, " l’émotion de retourner au point cardinal ", comme l’écrit Juanca Tavera. Juarez est revenu.

Jean-Luc Thomas

(1) : " De aqui en mas " est sorti en 1987
(2) : édition du 18 décembre 2002.

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