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Chanteurs tango

« Les meilleurs artistes argentins partent à l’étranger », Interview de Susana Rinaldi

Editeur : La Salida n°33, avril-mai 2003

Auteur : Fabrice Hatem

« Les meilleurs artistes argentins partent à l’étranger », Interview de Susana Rinaldi

salida33 rinaldi La grande dame du tango, après avoir vécu pendant près de 20 ans en France, est désormais installée à Rome. Elle poursuit une brillante carrière d’ambassadrice mondiale de la culture portègne, dont son récent agenda nous donne une idée. Nous l’avons en effet interviewée lors d’un passage-éclair en France à l’occasion d’un concert donné à Aix-en-Provence le 14 mars dernier, en provenance d’Espagne et sur le chemin de la Scandinavie d’où elle repartira pour l’Italie, le Chili et l’Argentine. Elle nous livre ses réflexions sur le rôle de l’interprète dans la diffusion de la poésie tanguera, et sur les évolutions en cours dans la culture tango.

Comment composez-vous votre répertoire ?

Il intègre aussi bien des écrivains comme Jorge Luis Borgès, Ernesto Sabato, Julio Cortazar, que des auteurs plus étroitement associés au tango, comme Cátullo Castillo, Homero Manzi, Enrique Discépolo. J’aime beaucoup José Maria Contursi, encore insuffisamment mis en valeur auprès du public. Parmi les poètes contemporains, j’interprète également Hector Négro, Eladia Blasquez, et plus récemment Maria del Mar Estella, mise en musique par Carmen Guzman. Ces auteurs actuels ont besoin d’être davantage interprétés. Un chanteur doit être un chercheur, porter de l’attention aux auteurs nouveaux, et non se cantonner toujours aux mêmes textes. Nous sommes ceux qui ouvrent le chemin, et ce n’est pas facile. Il faut se battre à chaque pas. C’est moi qui ai étrenné la plus grande partie du répertoire de Eladia Blasquez. Et cela, j’ai dû le faire seule, aucune institution ne m’a payée ou soutenue dans cette voie. Mais, entre le public et moi, il existe un lien très fort, qui se renforce à chaque nouveau spectacle. Quant aux tangos plus anciens, il existe différentes façons de les interpréter. Ce n’est pas la même chose, par exemple, de chanter Unó de Discépolo pour simplement divertir les gens, et de chercher à mettre en valeur le côté provocateur du texte, en expliquant au public la force de cette chanson.

Quelles sont vos préférences en matière d’arrangements ?

J’ai été accompagnée au cours de ma carrière par une très grande variété de formations, depuis l’Orquesta tipica de tango traditionnel jusqu’à l’orchestre symphonique avec chœurs. Mais j’aime aussi beaucoup chanter accompagnée d’une simple guitare, un instrument qui laisse la voix s’exprimer naturellement.

Je garde un grand souvenir des arrangements de Juan Carlos Cacci, Julian Plaza et Leopoldo Federico, un grand bandonéoniste. La création, le 6 juin 2001 en Israël de « l’Oratorio de Pueblo Joven » de Piazzolla et Horacio Ferrer, sous la direction de Luis Gorelick, a aussi constitué un moment fort dans ma carrière récente. Il s’agit d’une œuvre écrite dans les années 1970 pour chanteuse et grand orchestre. Le rôle était destiné à Amélita Baltar, mais l’œuvre n’avait pu être montée à l’époque du fait d’un désaccord avec les commanditaires allemands.

Peut-on parler aujourd’hui d’un renouvellement de la culture tango ?

Elle est plus marquée à l’étranger qu’en Argentine même. Il est possible que j’attende trop de mon pays, car j’y ai vécu des périodes culturelles extraordinaires. En Argentine, l’idée de culture a longtemps été quelque chose d’important, une sorte de priorité nationale qui faisait la spécificité de notre pays au sein de l’Amérique latine. Mais cette vitalité a aujourd’hui disparu. Mon pays s’est transformé en une cave ou l’on ne parle plus que d’économie, et où les artistes sont obnubilés par le problème de la survie quotidienne. La méfiance vis-à-vis d’autrui, le repli sur soi paralysent les innovations. La vie des artistes n’est pas facile, surtout pour ceux qui veulent se battre contre le conformisme, y compris à l’intérieur de la musique populaire. Le pouvoir politique n’a pas de politique culturelle, ceux qui le dirigent confondent Etat et business. Le résultat, c’est que nos meilleurs artistes partent à l’étranger, comme Daniel Binelli, Dino Salussi, Nestor Marconi, Gustavo Beytelmann, Juan José Mosalini.

En Europe, au contraire, il existe dans les milieux musicaux une attitude d’ouverture, un intérêt pour l’expérimentation. En Finlande par exemple, beaucoup de jeunes musiciens de formation classique se tournent vers le tango. En Suède aussi, il y a un grand intérêt pour cette musique. Mon neveu, qui m’accompagnera pour une série de concerts que je vais donner dans ce pays, a été contacté par des professeurs du conservatoire de musique classique de Stockholm pour une série d’échanges et de conférences.

Y-a-t-il eu un blocage de la culture tango dans les années 1970 ?

Le blocage ne concernait pas que le tango. Il était politique et commandait tout le reste. La dictature militaire a empêché le développement de la culture. Mais peu importe. Depuis, cela a été surmonté, grâce aux novateurs, comme Segovia et moi-même, et, bien sûr Piazzolla, qui influence tous les arrangements actuels. Mais il faut continuer à travailler. Je suis en train de créer une école d’interprétation musicale en Argentine, pour faire bouger les choses.

Propos recueillis par Fabrice Hatem

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