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Chroniques bellevilloises – Ep. 4 : l’empereur et le moineau

22 novembre 2020

Il y a très longtemps, à l’époque de la dynastie Song, un empereur tout-puissant régnait sur la Chine. Asservi par la peur, le pays tout entier ployait sous son joug. Non seulement les hommes lui obéissaient avec crainte, mais il avait même réussi à dompter les cinq éléments. Le métal, ouvragé par ses forgerons, servait à fabriquer pour lui meubles et bijoux de prix. Le bois, taillé par ses charpentiers, se transformait en de magnifiques bâtiments abritant sa cour et son harem. Le feu, utilisé par ses soldats, lui donnait sans cesse de nouvelles victoires contre les barbares du nord. L’eau, maîtrisée par les digues de ses ingénieurs, irriguait ses jardins où poussaient des fleurs précieuses. La terre, fouaillée par ses paysans, produisait en abondance les succulents aliments qui réjouissaient sa bouche. Oui, tous, hommes, animaux, éléments, redoutaient et servaient avec zèle le grand Empereur.

Celui-ci aimait, pendant les longues-après-midi d’été, s’assoir à l’ombre du plus beau cerisier de son palais. Là, devant tous ses courtisans assemblés, les oreilles bercées par les mélodies de ses musiciens, les yeux captivés par les gracieux mouvements de ses danseuses, il autorisait parfois l’un de ses poètes à déclamer une ode à sa gloire.

Mais ce que l’Empereur aimait pas dessus, c’était savourer un plat de cerises fraîchement cueillies dans ses vergers.

Un jour, cependant, il remarqua que certaines d’entre elles avaient été picorées par des moineaux. Empli de courroux, il fit venir sur-le-champ son intendant :

Comment oses-tu me présenter ces cerises imparfaites ? Penses-tu donc que de misérables moineaux ont le droit de se servir avant moi dans mes propres jardins ?

Majesté, grande est ma faute !!! Mais les moineaux sont nombreux cette année et osent même venir manger les fruits de votre palais. Sans doute les jardiniers n’ont-ils pas suffisamment surveillé vos vergers, et quelques cerises abîmés auront échappé à la vigilance de vos cuisiniers…

L’empereur, saisi d’une violente colère, fit alors décapiter sur le champ le chef de ses jardiniers et le cuisinier qui avait préparé ce jour-là son plat de cerises. Puis il ordonna que les soldats de sa garde surveillent désormais nuit et jours les vergers impériaux pour empêcher les moineaux d’y picorer.

Puis, pris d’une soudaine fatigue causée par les chaleurs de l’été, il s’assoupit quelques instants.

Mais, pendant qu’il dormait, un moineau vint lui tenir ce langage : « Qui es-tu donc, pour prétendre empêcher les êtres vivants de se nourrir comme ils le peuvent ? Crois-tu être le seul à avoir le droit de te rassasier des fruits de la terre ? Nous, humbles moineaux, n’avons-nous pas aussi le droit d’assouvir notre faim et de nourrir nos petits en prélevant quelques cerises dans tes innombrables vergers ? Et crois-tu vraiment que tes gardes, et même toute ton armée, parviendront à empêcher ces lois de la nature de suivre leur cours ? Tout Empereur que tu es, songes à respecter les autres êtres vivants de ton royaume plutôt que de t‘enivrer sans cesse de ta propre gloire ! »

L’empereur se réveilla furieux : Comment !! Un simple moineau avait osé venir le déranger dans son sommeil pour critiquer sa conduite ? Et cet impudent volatile lui avait parlé sur un ton que ni ses ducs, ni ses prêtres, ni ses ministres, ni ses généraux n’avaient jamais osé adopter en sa présence ? Et il se dit : « Que croit-il donc, ce moineau ? Que parce qu’il vole librement dans le ciel, il peut échapper à ma toute-puissance ? Mais moi qui commande aux hommes et aux éléments, je ne me laisserai pas narguer par un misérable oisillon ! »

L’Empereur appela alors son intendant pour lui dicter cet édit : « Les moineaux dévastent les récoltes et pillent les vergers. Ils sont les principaux coupables des disettes et des famines qui frappent le pays. En conséquence, j’ordonne que ces êtres nuisibles soient tous exterminés. Tous mes sujets, nobles et paysans, hommes et femmes, vieillards et enfants, soldats et marchands devront appliquer cette décision sans délai sous peine de provoquer mon courroux. ». Et il manda que des coursiers partent immédiatement porter cet édit dans toutes les provinces de l’empire.

Comme à l’accoutumée, le peuple du pays exécuta ces ordres avec promptitude. Les enfants tuèrent les moineaux avec des lance-pierre, les vieillards fabriquèrent des pièges pour les attraper, les femmes les effrayèrent par leurs cris pour les priver de tout repos, les paysans les assommèrent à coups de bâtons, les soldats les transpercèrent de leurs flèches. Bientôt, le chant des oiseaux cessa de se faire entendre dans le ciel. Et les gouverneurs des 27 provinces purent annoncer à l’Empereur que pratiquement tous les moineaux du pays avaient été exterminés.

Mais bientôt, un fléau redoutable se mit à ravager la Chine. Débarrassés de leurs ennemis naturels, les insectes s étaient en effet multipliés, dévorant les récoltes aux quatre coins du pays. Les habitants périrent alors de la faim par villages, par villes et même par provinces entières.

Informé de ce désastre, l’Empereur réagit avec son habituelle promptitude. Il fit bâtonner à mort les paysans qui cachaient leur riz aux réquisitions forcées, pendre les soldats qui volaient dans les greniers publics, écorcher vif les commerçants qui constituaient des stocks clandestins et décapiter les gouverneurs qui protégeaient ces odieux trafics pour s’enrichir. Mais rien n’y fit, la famine poursuivit son œuvre de dévastation.

Le Palais lui-même n’échappa pas à cette désolation. Les vergers impériaux furent en effet entièrement dévastés par la vermine. Au point que l’Empereur courroucé fit couper la tête de son intendant le jour où celui-ci dut lui avouer qu’il ne restait plus assez de cerises pour préparer son assiette de fruits quotidienne…

L’Empereur eut beau ordonner des sacrifices publics, demander à ses mages d’implorer la miséricorde des ancêtres et des Dieux, faire même appel à la puissance des démons par des rites secrets, rien n’y fit. Il s’enferma alors dans un morne silence. Et personne, parmi ses courtisans, n’osait lui expliquer la véritable cause du désastre de peur d’attirer son courroux.

Mais, un jour qu’il dormait d’un mauvais sommeil aux pieds de son cerisier défeuillé, le moineau qui lui était apparu quelques années auparavant revint lui parler : « Regarde ce tu as fait !! Dans ton orgueil sans limite, tu as voulu te venger sur mes congénère des quelques cerises que je t’avais volées. Tu as tué mon père, ma mère, mes sœurs et mes frères, mes enfants, mes compagnons de jeu. Tu as tué dans l’œuf la progéniture que couvait ma bien-aimée. Même moi, tu m’as tué… mais pour quel résultat ?? Vois les conséquences de ta colère !!! Les insectes que nous ne pourchassons plus ont proliféré et réduit ton peuple à la famine !! Ne peux-tu faire amende honorable et laisser ton cœur s’emplir de bonté et de miséricorde au lieu de toujours vouloir tout détruire, tout contrôler, et imposer ton pouvoir par la terreur ? »

L’Empereur se réveilla, troublé et inquiet. C’était donc cela la cause des maux qui frappaient le pays !!! Par son inconséquence, il avait lui-même provoqué la famine en faisant exterminer les oiseaux. Ne sachant que faire, il appela son nouvel intendant. Celui arriva en tremblant, après avoir fait ses adieux à sa famille.

L’empereur le considéra d’une œil morne, pendant qu’à son oreille droite, un mauvais démon lui suggérait de donner libre cours à son courroux : « jette aux chiens cet intendant qui t’a offensé et ces veules courtisans qui t’ont caché la vérité » sifflaient ses paroles de haine.

– Pourquoi personne parmi mes nobles et mes mages ne m’a-t-il prévenu qu’en tuant tous les oiseaux, je risquais de voir les récoltes détruites par la vermine ?

– Ah !! majesté, dit l’intendant en se prosternant à genoux, notre faute est très grande !! Nous avions peur de votre courroux si nous vous disions la vérité !!!

Mais, à son oreille droite, un bon génie prononçait au contraire des paroles de sagesse : « rentre en toi-même, reconnais tes fautes !! Cesse de terrifier ton peuple et ta noblesse, ne cherche pas à contrarier le cours de la nature, laisse vivre en paix tous les êtres vivants, hommes comme animaux !! »

L’empereur resta songeur un instant, pendant lequel balança le destin de tout un peuple, tandis que les paroles du mauvais démon et du bon génie se mélangeaient inextricablement dans son âme tourmentée.

« Approche, dit-il enfin à l’intendant tremblant de peur. Prends ton pinceau pour noter mon édit. » Et il dicta.

« Moi, grand Empereur de Chine, déclare que la guerre contre les moineaux a été gagnée. Partout, les récoltes de riz ont augmenté, et les arbres des vergers sont désormais couverts de fruits abondants. Mais maintenant que les oiseaux ont presque disparu, les insectes, dont ils sont les ennemis naturels, risquent de se multiplier. J’ordonne donc la fin de la chasse aux moineaux. Dans tout le pays, nos paysans doivent désormais consacrer leurs efforts à accroître la récolte de riz en pourchassant les mouches et les criquets. Que cent fleurs s’épanouissent, que cent méthodes rivalisent pour trouver de nouvelles et meilleures manières de cultiver les champs !!! »

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