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Souvenirs et Mémoires

Journal d’un confiné : nostalgie bellevilloise

Reclus au fond de ma chambre, je pense très fort à vous, mes chers cafés de Belleville.

Je pense à toi, le Celtic, rue de Belleville, avec rue vue imprenable sur la superette chinoise d’en face, toujours bourré de turfistes africains ou maghrébins.

Je pense à toi, Folies Belleville, avec tes murs décorés des souvenirs du music-hall d’autrefois, qui vit défiler à cet endroit Frehel, Chevalier, Piaf, Montand… Aujourd’hui, tu es devenu le repaire de tous les jeunes aspirants-artistes du coin, qui parlent pendant des heures, sur la terrasse, de leurs projets de spectacle ou de films… pendant que défilent devant eux de besogneux colporteurs africains tentant de leur vendre des choses infimes

… De quoi vivent-ils, ceux-là, aujourd’hui, alors qu’ils étaient déjà dans la dèche quand nous étions heureux et libres ?

Je pense à toi, la Vielleuse, au coin du boulevard de la Villette, qui accueillait déjà le dimanche, bien avant la Commune, les familles d’ouvriers parisiens en goguette sous les ombrages de son jardin. Aujourd’hui, les habitants du quartier s’y mélangent, toutes origines confondues – et elles sont nombreuses ici – dans ton décor qui n’a pas changé depuis la Belle époque.

Je pense (un peu) à toi, le Rendez-vous, place Edmond-Rostand, toujours trop surpeuplé, trop étouffant et trop bruyant à mon goût, mais avec tout de même une vue imprenable sur… l’immeuble-blockhaus de la CFDT, juste en face.

Je pense à toi, Café chéri, au coin de la rue de l’Atlas, avec ton intérieur de veille taverne sombre, repaire de jeunes bobos chevelus attablés à ta terrasse, et où l’on ne sert « que du froid » (le café, c’est sans doute trop compliqué à faire pour tes patrons alter-je-ne-sais-quoi !!!).

Pour prendre un bon café chaud, il me fallait aller en face, au café de la Poste, avec sa clientèle de maghrébins prenant le frais au coin de la rue Sambre-et-Meuse. J’en profitais pour demander de ses nouvelles au vieux patron kabyle, qui s’était cassé le bras en portant secours à une dame chinoise, tombée devant sa terrasse… Aux dernières nouvelles, il avait enlevé son plâtre et était en rééducation…


Un peu plus bas, rue Sambre-et-Meuse, j’avais mes habitudes à l’Imprévu, où un couple d’algériens me servait à midi un très bon couscous aux merguez pas cher, tout en s’occupant de leur fillette en bas-âge, installée dans son berceau sur l’une des tables du restaurant.


J’allais souvent aussi au café 39, repaire des joueurs de majong du coin. Il était tenu par un vieux chinois distingué, qui, dès qu’il me voyait arriver, se levait de sa table de jeu pour me servir mon expresso sans même prendre ma commande.

Ou bien, j’allais prendre un petit rhum en face, au Café Villette-bar, au coin de la rue Burnouf, où les propriétaires kabyles m’accueillaient amicalement en me demandant des nouvelles de mon copain le saxophoniste Hervé Meschinet, autre habitué des lieux.

Le café Villette avait, autrefois, une clientèle essentiellement composée de vieux maghrébins. Mais il était en concurrence féroce avec son voisin d’en face, le 9b, également tenu par un kabyle, pour l’accueil de la nouvelle clientèle gentrifiée des élèves de l’école d’architecture d’à côté. Le 9b avait plus tôt réussi sa mue marketing en offrant une carte à base de burgers bio et de bières d’appellation contrôlée. Succès garanti auprès des jeunes bobos…Mais le Café Villette avait contre-attaqué en installant dans la salle un écran géant projetant des tubes branchés et en embauchant une jeune serveuse française. Avec d’ailleurs un certain succès. Car, à ma connaissance, c’est aujourd’hui le seul du quartier à avoir une clientèle vraiment œcuménique, avec cependant des horaires en alternance : vieux chibanis le jour, jeunes yuppies et étudiants le soir…

Situé un peu plus loin de l’autre côté du boulevard, le Carré d’as, au coin de le rue Henri Feullard, était le repère des jeunes calleras du coin, toujours très excités, toujours un peu à la limite de la bagarre… Je passais donc précautionneusement mon chemin, pour arriver, après le supermarché Lidl, à la Maison Bistrot, dont la clientèle de jeunes branchés prenait l’apéro au coin de la rue Vicq d’Azir. J‘y commandais souvent un petit rosé avant d’aller manger mon couscous merguez du soir… au restaurant Vicq d’Azir, dans la rue du même nom. Vous voyez, j’ai soigné ma diététique et ma ligne, à Belleville…

Mais mon café préféré, de très loin, c’était le Narval, juste en face. Il était tenu par des chinois. Alors j’en profitais pour réviser mon mandarin, en demandant de temps en temps au serveur de m’aider pour la prononciation d’un mot. « Tchin ni gei oua ipe Brouilly » : Ça veut dire « je voudrais un verre de Brouilly s’il vous plaît » en chinois. Au moins, comme ça j’ai vraiment mis en pratique le multiculturalisme avant de le dénoncer !!! A l’intérieur il y avait des joueurs de tiercé d’au moins cent nationalités différentes qui faisaient un de ces boucans !! Il y avait de tout là-dedans, même un incroyable clochard céleste qui apparemment avait très bien connu Godard auquel, disait-il je ressemblais beaucoup, ce qui m’a valu deux verres de rosé gratuits. Et puis, sur la terrasse, un improbable mélange de vieilles concierges poivrotes et de jeunes calleras beurs très excités, mais pas trop méchants (enfin, je ne sais pas, je n’ai pas essayé de les provoquer). A la fin, comme j’étais toujours studieusement attablé pendant des heures avec mon livre de chinois et ma couronne de cheveux au vent, ils m’avaient surnommé « Einstein ». Je ne savais pas trop si je devais prendre ça pour un compliment… Mais bon, j’ai bien appris 200 mots de chinois là-bas. J’ai aussi écrit un poème (en français) sur ce café :

Le Narval

De temps en temps après l’turbin
J’aime aller prendre un verre de vin
Dans un vieux bistrot parisien
Près d’la place Colonel Fabien.

J’m’asseois dehors quand il fait beau,
J’aime bien voir passer les badauds,
Les chinoises, les beurs, les clodos,
Les ménagères et les bobos.

Y’a une école juive à côté
Une laverie très fréquentée
Un fast food halal déglingué
Et un marchand d’fringues pour fauchés.

A l’intérieur de ce café,
Y’a plein d’gens qui jouent au tiercé
Un polonais toujours bourré
Et des vieux kabyles fatigués.

Y’a du bruit et de la fumée
Un vieux comptoir tout dézingué
La queue pour ach’ter son paquet
Et mon p’tit Brouilly préféré.

C’est dans cette maison que naquit
Il y a cent ans, plus ou moins,
Un grand résistant aux Nazis,
Surnommé Colonel Fabien.

Mais hier au soir j’y suis passé
Et le rideau était baissé
Et soudain j’ai réalisé
Qu’immeuble était tout lézardé.

Y vont surement le remplacer
Par un beau bunker pour branchés
« Le Belleville » qu’y vont l’app’ler
Mais Belleville y s’ra gentrifié.

Bon, ça m’a fait du bien d’égrener mes souvenirs. Cela faisait longtemps que j’avais envie d’écrire ce texte, mais je n’en avais pas eu le temps jusqu’ici. J’espère de tout mon cœur que, dans un mois, dans deux mois, quand cette salle affaire d’épidémie sera terminée, je retrouverais tous ces gens, tous ces cafés et tous ces petits verres de rosé que j’aime tant, bien à leur place, comme si rien ne s’était passé !!!

(Texte écrit en avril 2020)

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