Cet intéressant article de Coralie Delaume pose avec brio la thèse d’une « trahison » des élites multiculturalistes mondialisées vis-à-vis de leurs peuples respectifs, toujours massivement attachés aux valeurs patriotiques et conservatrices. Il décrit de manière assez pertinente la manière dont les souverainetés nationales sont peu à peu affaiblies par l’apparition d’instances supranationales échappant au contrôle démocratique. J’ai cependant par rapport à ce texte très éclairant plusieurs réserves importantes :
– Tout d’abord, l’article présente à tort, selon moi, la rupture entre le peuple français et ses élites comme un phénomène nouveau. Il s’agit là au contraire, me semble-t-il, sinon d’une constante, du moins d’un fait récurrent dans l’histoire française. Dans l’Ancien régime et la révolution, Tocqueville nous avait par exemple livré le diagnostic très frappant d’une profonde coupure, au cours des dernières années de la monarchie, entre les élites aristocratiques et bourgeoises, (déjà) cadenassées dans un luxueux entre-soi parisien, et les peuple paysan des campagnes, abandonnée à lui-même par la désertion des élites. En ce sens, il n’y aurait donc rien de tellement nouveau dans le phénomène de fragmentation sociale aujourd’hui décrit par Christophe Guilluy ou Jérôme Fourquet…
– Ensuite, l’opposition binaire entre peuple marginalisé des périphéries et élites mondialisées des grands centres villes me semble beaucoup trop schématique. A l’intérieur même de ces soi-disant « élites mondialisées », on peut en effet distinguer toutes sortes de groupes aux trajectoires sociales comme aux convictions idéologiques totalement hétérogènes : il y a là-dedans des artistes et des intellectuels, des personnes dotées par leurs études de fortes compétences techniques, des hauts fonctionnaires nationaux ou internationaux, des cadres supérieurs employés par des multinationales, des possesseurs de patrimoine mobilier, des entrepreneurs, des actionnaires capitalistes. Certains d’entre eux sont des libéraux convaincus, d’autres des gens de gauche, d’autres de modérés sans opinion bien définie… Quant au peuple des périphéries, il est totalement réducteur de n’y voir qu’une bande de déclassés, marginalisés par le déclin industriel et votant pour le Front national… Il y aussi parmi eux des retraités paisibles, des petits entrepreneurs et des médecins prospères, des fonctionnaires heureux de leur existence campagnarde… Et bien, sûr, tous ces gens expriment une très grande diversité d’opinion face aux grands problèmes du moment, comme la construction européenne ou l’immigration… Notons enfin que ces deux groupes sociaux supposés, loin d’être entièrement coupés l’un de l’autre, sont au contraire rapprochés par une multitude de liens, familiaux notamment. Bref l’opposition entre élites urbaines et peuple marginalisé des périphéries, si elle a une certaine réalité statistique vue de Sirius, se fragmente en une multitude de cas particulier dès lors qu’on change de focale pour s’intéresser, de très près, à la société réelle…
– En troisième lieu, il est inexact d’affirmer qu’il existerait une sorte de consensus idéologique au sein du groupe des « élites urbaines » (dont on vient d’ailleurs de constater que son existence même, en tant que groupe homogène, pouvait largement faire débat) : un consensus notamment marqué, selon l’auteur, par une sorte de volonté commune d’affaiblir l’Etat national et ses services publics au profit d’une idéologie mondialiste et libérale. Certes, c’est peut-être un fait démontrable que beaucoup d’habitants aisés des centres métropolitains soient plutôt pro-européens. Mais c’est un fait tout aussi avéré qu’il existe en leur sein un fort clivage entre libéraux favorables à une réduction des interventions publiques et gens de gauche partisans d’un maintien voir d’une extension de l’Etat-Providence. Une opposition que l’on retrouve également dans les zones dites « périphériques » : nombreux sont par exemple les électeurs modeste, attachés à une stricte gestion de leur budget, qui comprennent très bien que l’Etat ne pourra impunément continuer très longtemps à accumuler déficits et endettement. La coupure binaire entre élites urbaines libérales et populations précarisés et étatistes des périphéries, là encore, me semble trop simple pour être crédible.
Bref, cette fameuse « élite urbaine sécessionniste », supposément coupée des réalités et des valeurs du « peuple véritable » attaché à sa patrie et à sa tradition, prend, sous la plume sans nuances de notre chroniqueuse, les allures de ces « méta-acteurs » malfaisants qui font les délices des idéologies totalitaires : le Koulak pour les bolcheviques, le Juif pour les nazis, les Riches pour les gauchistes d’aujourd’hui… Cela ne veut pas dire d’ailleurs, qu’il n’y ait un fond de vérité dans cette analyse. Mais présentée sous la forme actuelle, elle me paraît cependant manquer un peu trop de nuances et de recul historique pour être entièrement pertinente.
Qu’en pensez-vous ?