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Souvenirs et Mémoires

Lettre à mon cher tango

Tango, mon cher ami, aujourd’hui je suis bien triste en pensant à toi. Et aussi en pensant à tous ceux pour lesquels tu représentes quelque chose de très important dans leur existence. Parce tu leur as donné tant de joie de vivre, ou tout simplement parce que leur permettais de vivre par leur travail.

Pendant près de 20 ans, tu fus pour moi la source des plus belles et des plus vibrantes joies de mon existence. Parce tu m’as offert tant d’amitiés, tant d’amour, tant d’émotions esthétiques et sensuelles, tant de possibilités de voyage et de rencontres. Parce tu as enrichi ma vie par la danse, par les lectures, par tant de spectacles et de concerts. Parce que tu me transformas, moi le petit homme coincé et timide, en ami des femmes. Parce que tu me permis de réaliser l’un des rêves les plus chers de mon existence : devenir journaliste et même rédacteur en chef d’une revue de danse. Oh !! Ma Salida, comme je t’ai aimée !!!

Aujourd’hui, avec cette sale épidémie et la terrible réaction hygiéniste qu’elle provoque, je te vois attaqué par une menace presque mortelle, qui porte son fer dans ton essence même.

La merveilleuse rencontre d’une inconnue dans une milonga.

L’insouciant échange des partenaires au cours de la même soirée de danse.

Les corps qui s’enlacent dans un abrazzo sensuel.

Les souffles qui se confondent lorsque monte le désir et que les bouches se rapprochent.

Les amis qui se côtoient, chaleureusement assis, les uns contre les autres, devant les tables alignées autour de la piste de danse ou face à l’orchestre.

Aurais-je un jour imaginé que toute cette merveilleuse chaleur humaine ne soit plus considérée, désormais, que comme une source possible de contamination virale, et, partant, devienne l’objet d’une peur latente, voire soit purement et simplement interdite par une réglementation sanitaire ?

Cette catastrophe constitue pour moi un deuil épouvantable.

Bien sûr, à titre personnel, parce qu’elle détruit l’une de sources les plus fécondes de ma joie de vivre.

Mais aussi, et surtout, parce que je pense, avec une infinie tristesse, à la manière dont elle bouleverse la vie de ceux qui en avaient fait le fondement même de leur existence.

Professeurs de danse aux cours fermés, et qui peut-être ne se repeupleront que progressivement.

Organisateurs de bals et gérants de salles de danse qui avaient mis tant d’énergie et d’espoir dans l’ouverture d’un lieu de bonheur et de rencontres.

Musiciens, chanteurs, danseurs professionnels, privés des moyens de partager leur art avec un public chaleureux.

Organisateurs de festivals contraints d’annuler leurs événements.

Responsables associatifs confrontés à l’effondrement de leurs recettes et contraints de réduire drastiquement leurs activités.

Je voudrais que vous sachiez par ces mots, que je pense à vous, à chacune et chacun d’entre vous, tous les jours, en priant pour que vous ne soyez pas broyés par le malheur.

Je ne vous nomme pas personnellement, mais votre souvenir me berce d’une musique triste et douce. La mémoire des bons moments passés ensemble blesse et réchauffe mon cœur à la fois. Mes lèvres égrènent avec affection, avec inquiétude aussi, la ronde de vos noms, de vos prénoms, de vos surnoms…

Oh, ma Salida, qui fut un moment comme l’âme de ma vie, tu ne vas tout de même pas disparaître ????

Peña de Rudi Flores, Patio, déjeuner de la Défense, quais de Seine, Rue du tango à Marseille, Prayssac, Kerallic, Casa del tango, Collectivo, Olympiades, Bellevilloise, Tango Roots et tant d’autres, lieux de mes amours et de mes joies, vous retrouverai-je un jour ? Ou bien les portes de plomb se sont-elles définitivement refermées sur ce passé heureux ?

Bien sûr, tout n’est pas perdu. Il est impossible que nous renoncions ainsi à la vie et au bonheur. Déjà, nous cherchons à résister, comme nous pouvons, par des concerts, des cours ou des milongas en ligne. Nous parlons les uns aux autres, par téléphone ou par Facebook, pour nous remonter le moral. Et le plus incroyable, c’est que parfois même nous y arrivons, par l’évocation des moments heureux du passé ou simplement en échangeant des nouvelles, souvent pas très gaies d’ailleurs… Mais cela fait tant de bien, n’est-ce pas, de ne pas se sentir seul face au malheur…

En même temps, il est malheureusement clair que ce retour à la vie – s’il est complet – ne se fera pas du jour au lendemain. Sans doute certains d’entre nous seront-ils affectés bien plus que d’autres, pour des raisons financières, ou d’âge ou de santé, par ce cataclysme. Et d’ailleurs, retrouverons-nous totalement, un jour, le bonheur insouciant des étreintes fugitives ?

Mais la vie, je veux le croire, trouvera un chemin. Car sinon, peut-être ne mériterait-elle plus d’être vécue…

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