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Petites pochades sans importance

Aux Champs-Elysées

24 novembre 2018

Je reviens de la manif des gilets jaunes aux Champs-Elysées (enfin, plutôt dans le quartier des Champs-Elysées, parce que ça débordait et tournait largement dans toutes les rues environnantes).

Combien étions-nous ? Le ministère de l’intérieur fait de l’intox totale en disant qu’on était 8000. La foule remplissait (certes avec des vides) toute l’avenue, depuis la place de Etoile jusqu’au rond-point, plus comme je l’ai dit les rues avoisinantes. On était peut-être pas 100 000, mais surement plusieurs dizaines de milliers.

La foule était constituée d’une improbable mosaïque de tous ceux qui dans ce pays avaient envie d’exprimer un ras-le-bol et une rancœur : il y avait des écolos pacifistes et des nervis fachos, des vielles dames se déplaçant difficilement avec une canne et des black bloks qui construisaient des barricades, des militants cégétistes, des anars et des complotistes d’extrême-droite. Il y avait des gens extrêmement pacifiques et des casseurs heureux de pouvoir mettre le feu. Il y avait des enfants et des vieux soixante-huitards visiblement contents de retrouver leur jeunesse. Il y avait des intellos aux phrases compliquées et des prolos qui faisaient des doigts d’honneur aux flics en gueulant. Il y avait des drapeaux français, des étendards bretons et des posters de Che Guevara.

Les gens prenaient plein de photos et de selfies. Il y a même une famille de touristes chinois ou japonais au grand complet qui s’est fait prendre souriante en photo devant une barricade en feu.

Ce qui était vraiment étrange, c’est que toutes ces catégories de gens si opposés se toléraient calmement. Comme s’ils considéraient que l’essentiel était d’exprimer ensemble leurs rages si différentes les unes des autres. C’était curieux de voir en deuxième ligne la foule pacifique regarder les incendies et les barricades tranquillement, tandis qu’en première ligne les casseurs de toutes obédiences échangeaient des projectiles avec les CRS. En fait, je crois que les gens calmes étaient contents que les excités devant eux extériorisent la rage intérieure qu’ils contenaient depuis longtemps.

La manif était coupée par des cordons de CRS en plusieurs tronçons. Mais en fait, ce n’était pas du tout difficile de passer d’un tronçon à l’autre en passant par les bas-côtés. Les CRS ont laissé faire jusqu’à 17 heures, puis ils ont remonté les Champs pour en refouler progressivement la foule.

Les gens chantaient beaucoup la Marseillaise, surtout lorsqu’ils étaient bloqués par un cordon de flics. Ils essayaient aussi de leur parler, sur le mode « on est comme vous, vous devriez être avec nous au lieu de nous réprimer ! ». Mais bon, les flics faisaient leur boulot et d’ailleurs ils ne nous réprimaient pas beaucoup. La majorité gardaient un air buté, certains nous regardaient gentiment, mais il y en avait aussi quelques-uns qui avaient des gueules aussi inquiétantes que celles des fachos d’en face qui leur lançaient des projectiles.

On se parlait aussi très facilement d’un groupe à l’autre, comme si les gens avaient profondément envie de partager leurs souffrances, leurs inquiétudes, leurs révoltes, leurs interrogations.

Ce qui était également un peu surnaturel dans cette atmosphère, c’est que l’on pouvait passer un marchant quelques mètres d’une zone d’affrontements assez sérieuse (avec pavés, barricades et gaz lacrimogènes) à un endroit parfaitement tranquille où les gens discutaient calmement – et aussi de points où la foule était agglutiné à des espaces vides où il n’y avait personne.

Je me suis approché par curiosité des endroits où ça cognait le plus fort (mais en fait ça ne cognait pas beaucoup). Moi qui croyais être un peu lâche, j’au trouvé ça très excitant de marcher tranquillement au milieu des échanges de grenades lacrymogènes et des pavés qui volaient. Mais je devais avoir l’air gentil, parce que personne ne m’a visé. Ils cherchaient même à me protéger. A un moment un black blok attentionné (ou un gentil nervi fasciste, je ne me souviens plus) m’a dit « monsieur, il faut pas rester là, c’est dangereux » avant de lancer une barre de fer sur les CRS d’en face. Bon, j’ai continué à marcher vers les CRS, et j’ai traversé sans encombre leur ligne de boucliers, non que sans l’un d’entre eux ne me dise : « ne restez pas là, monsieur, c’est dangereux » avant d’aider un de ses collègues à lancer une grenade lacrymo sur les casseurs d’en face.

A un moment, les Champs étaient vraiment couverts de fumée à cause des barricades qui brûlaient des gaz lacrymogènes (que j’ai étrangement bien supportés). Avec un peu d’imagination, et le bruit des détonations aidant, on aurait pu se croire en guerre. Mais je n’ai pas contre assisté à aucun acte de violence direct (charges de CRS, bagarres, etc.). La grande majorité de la foule était parfaitement calme. Je n’ai pas vu de sang, seulement un CRS blessé à la jambe par un projectile).

Bon voila encore quelque chose d’accompli dans la « to do list » de ma vie. J’étais trop jeune pour faire mai 1968, mais comme ça je pourrai dire au bon Dieu, quand je passerai mon examen de sortie (ou d’entrée, si je suis croyant), que j’ai vu des barricades sur les Champs-Elysées, et que je n’ai fait de mal à personne.

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