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Un amour manqué. Episode 4 : Un mécène de la Salsa

Image(Suite de l’épisode 3 « Un aventurier de l’esprit »)

Rafael vivait simultanément une autre expérience merveilleuse, grâce à l’hospitalière bienveillance de l’ancienne femme de son père, Catarina. Celle-ci avait conçu pour lui une affection profonde, mélange de sentiment de culpabilité et, peut-être de report de tendresse vers un jeune garçon qui lui rappelait l’homme qu’elle avait si profondément aimé – et qu’elle  continuait sans doute à aimer malgré son remariage avec son grand ami Andrès. Et cela valu à Rafael, au cours de ses années de jeunesse, outre de nombreux cadeaux et invitations familiales, de rencontrer quelques-uns des plus grands artistes de Salsa de l’époque. Car Andrès était entretemps devenu l’un des plus grands entrepreneurs musicaux du pays.

Andrès Larranda n’avait pas suivi la même trajectoire littéraire et journalistique que ses amis de jeunesse de Buenaventura. Il était en effet, davantage intéressé par la musique vivante que par l’écriture, par le commerce que par les valeurs de l’esprit, par la fête nocturne que par l’ascèse créative. Et lorsque tous ses amis étaient montés à Bogota, attirés par une carrière littéraire, il était allé tenter la fortune à New York comme tant de jeunes colombiens de l’époque. Il y avait d’ailleurs fort bien réussi, mettant en place un commerce d’import-export entre son pays et les Etats-Unis. Le goût naissant de la jeunesse nord-américaine pour les produits de l’agriculture colombienne lui avait alors permis d’accumuler rapidement une fortune substantielle. Fortune qu’il avait consacrée à réaliser l’un des rêves de sa vie, ouvrant une discothèque dans le quartier de Broadway, Mambo Cali New-York, qui avait servis de cadre à quelques- unes des hautes heures de la Salsa Brava naissante du début des années 1970. Il avait noué à cette occasion des liens étroits avec les milieux musicaux new-yorkais, comptant parmi des amis proches Jerry Masucci, Ralph Mercado ou encore le jeune chanteur Hector Lavoe.

Puis Andrès, fortune faite ou plutôt bien démarrée, avait été pris du mal du pays. De retour en Colombie, il vivait entre Bogota et Cali, qu’il avait entrepris de transformer en l’une des capitales mondiales de la Salsa : il ouvrit de luxueuses et spacieuses discothèques, dont la magnificence éclipsa rapidement les humbles verbenas d’antan. Il fit venir en tournée en Colombie les plus grandes orchestres de Salsa : la Fania All Stars, les frères Lebron, Oscar de Leon, Richie Ray, Bobby Cruz…. Il créa même à Cali, dans le faubourg populaire de Juanchito, des festivals entièrement dédié à la Salsa, comme le Carnaval de Juanchito ou le Reinado de la Arena. Il encouragea la création d’orchestres locaux, jusque-là peu nombreux, donnant ainsi une première impulsion à l’essor de la musique de Salsa colombienne. Homme munificent, il donnait aussi de fabuleuses fêtes privées qui allaient laisser à Rafael d’impérissables souvenirs. Car il y était souvent invité par la nouvelle femme d’Andrès, Catarina.

Dès son retour en Colombie, Andrès s’était précipité pour revoir ses vieux amis de Buenaventura. A Bogota, il était tombé dans les bras de Federico, qui lui avait présenté sa femme, qui quoiqu’en instance de divorce, vivait encore avec lui. Il avait alors réagi devant cette beauté à peu près comme l’avait fait Federico quelques années plus tôt : il entreprit rapidement auprès d’elle une cour assidue et ouverte. Federico, de son côté, laissa faire : il avait sur ces questions l’esprit large, il était prêt à tout partager avec son meilleur ami, et n’était pas mécontent à la perspective d’un départ de Catarina, qui lui permettrait de faire place nette pour accueillir ses nombreuses conquêtes féminines dans son appartement.

Quant à Catarina, quoique d’un naturel peu intéressé – fille  de l’un des plus gros propriétaires terriens du pays, elle pouvait, sur un simple coup de fil à sa mère, disposer de tout l’argent dont elle avait besoin –  elle était tout sauf insensible aux nombreuses marques d’intérêt dont Andrès la couvrait. Les bijoux de prix, les promenades romantiques en voiture de sport, les week-ends en yacht privé, les séjours de rêve dans de luxueuses haciendas, l’immense demeure d’Andrès avec vue imprenable sur Bogota étaient tout de même plus attirants que la bohème fauchée qu’elle avait partagé avec Federico, d’autant qu’elle n’acceptait qu’en dernier recours et avec beaucoup de réticence les aides offertes par ses parents. Et puis Andrès, très bel homme à l’impeccable chevelure ondulée, excellent danseur, compagnon élégant et courtois, valait largement dans la vie quotidienne ce goujat débraillé de Federico !!!

Mais ce qui plaisait surtout à Catarina, c’était la vie à la fois noctambule et mondaine que lui offrait Andrès. Celui-ci semblait connaître tout ce que la capitale colombienne abritait de journalistes en vue, de gros entrepreneurs et d’homme politiques influents. Ils se pressaient à ses fêtes somptueuses, où le champagne coulait à flot, et qui étaient toujours animées par les meilleurs orchestres de Salsa de l’époque. Bientôt mariée avec lui, elle put jouer le rôle pour lequel elle semblait naturellement faite : celle de l’une des maîtresses de maison les plus en vue du tout-Bogota.

Elle manquait d’ailleurs jamais d’inviter – avec le consentement enthousiaste d’Andrès – son ancien mari Federico, qui constituait à lui seul un spectacle presqu’aussi irrésistible que Cheo Feliciano ou Oscar d’Léon. Un peu plus rarement, elle envoyait également des cartels à Reina et à son fils Rafael.

Celui-ci, fasciné, put ainsi assister, aux côtés de membres éminents de la haute société colombienne, à de fabuleux concerts d’Ismael Rivera ou Cheo Feliciano, parfois venus spécialement en Colombie pour cette soirée unique. Il se souvenait en particulier d’un extraordinaire diner où, assis entre Ismael Miranda et un jeune secrétaire d‘Etat un peu éméchés, il avait joué avec celui-ci le rôle de choriste et de percussionniste improvisé pendant que le chanteur interprétait l’une de ses chansons les plus célèbres, Borinquen Tiene Montuno. Ils avaient été très applaudis, ce qui était un peu monté à la tête du jeune Rafael, qui s’était alors demandé pendant plusieurs jours s’il venait de commencer une carrière de chanteur de Salsa ou d’homme politique…

Mais son plus beau souvenir furent les quelques semaines qu’il passa à Cali, dans la maison d’Andrès et Catarina, en compagnie du plus prestigieux de tous les chanteurs de Salsa : Hector Lavoe. Celui-ci passait alors quelques mois dans la « succursale du Paradis », à l’invitation d’Andrès, grand admirateur du chanteur et désireux d’offrir à sa ville préférée le superbe cadeau de sa présence.

C’était un curieux personnage que cet Hector Lavoe. Un homme d’ailleurs fort sympathique, à l’abord très simple, et qui passa plus d’une fois de long moments à discuter de la vie avec le jeune Rafael autour d’une bouteille de rhum. Mais aussi un personnage terriblement lunatique, restant parfois enfermé dans ses rêves pendant des heures entières. Il avait surtout une tendance à abuser de l’alcool et de la cocaïne qui le plongeait, selon les cas, dans un état d’abattement ou de surexcitation. Ce comportement instable se manifestait également par une incapacité presque pathologique  à suivre un emploi du temps régulier et à honorer un rendez-vous. Tout cela avait pour effet d‘agacer beaucoup Andrès, qui voyait régulièrement les concerts qu’il organisait pour Hector compromis par l’absence totale de ponctualité de celui-ci, qui arrivait avec parfois 2 ou 3 heures de retard sur l’horaire prévu. Andrès en conçut progressivement une certaine forme d’agressivité vis-à-vis de son invité, au point de lui parler souvent de manière un peu blessante, comme à un importun ou un sous-ordre.

Mais aussi, quels moments fabuleux lorsqu’Hector, enfin sur pieds, commençait à chanter !! Rafael se souvenait de ces nuits sublimes dans les night-clubs où il se produisait régulièrement, comme Las Vallas, Juan Pachanguero ou El Pueblo. Après avoir chanté quelques chansons de son répertoire devant un public électrisé, il participait ensuite pendant des heures à d’inoubliables descargas  avec tout ce que Cali comptait à l’époque de musiciens de Salsa. Quelle émotion se dégageait alors de ce grand artiste, sensible et vulnérable !!

Mais dès le lendemain, les tracas et les tensions du quotidien reprenaient le dessus. Rafael rentra trop tôt à Bogota pour assister à la rupture finale entre Hector et Andrès. Mais on lui raconta que celui-ci, lassa des excès du chanteur, lui avait proposé d’entreprendre avec son aide une cure de désintoxication. Une tentative malheureusement vite avortée, tandis que le comportement d’Hector devenait de plus en plus erratique. Sa tentative assez grossière, un soir où il avait abusé de rhum, de séduire la propre femme d’Andrès, fit déborder la coupe. Andrès entra dans une violente colère et pria Hector de plier immédiatement bagages. Ce qu’il fit en repartant dès le lendemain pour New York, pour ne plus jamais remettre les pieds à Cali.

Imprégnée de valeurs familiales, Catarina avait également décidé de resserrer les liens unissant Rafael aux membres de sa propre famille. Certaines de ces initiatives furent  couronnées d’un certain succès, comme lorsqu’elle favorisa les occasions de rencontre avec sa fille Elena. Même si les rencontres avec sa demi-sœur, devenue par la suite une ornithologue assez connue, s’espacèrent, par la force des choses après le départ de Rafael  pour Genève, celui-ci conserva tout de même d’elle un souvenir affectueux Et Elena joua ensuite un rôle décisif dans la découverte que fit Rafael, bien des années plus tard, de l’héritage fabuleux – et terriblement dangereux !! – que lui avait laissé son père.

Les choses ne se passèrent pas tout à fait aussi bien avec la mère de Catarina, avec laquelle celle-ci avait voulu organiser un diner -son père était alors mort depuis quelques années. Or, Rafael était prévenu contre les parents de Catarina par sa mère, qui lui avait parlé de leur passé politique et de leur probable proximité avec les milices qui avaient massacré sa famille. Rafael était tout de même arrivé ce soir-là chez Catarina, tout pomponné suivant ses instructions. Celle-ci lui avait alors fait passer une revue de détail avant l’arrivée de sa mère. Il se souvenait que ce souci de la perfection très bourgeois et très scandinave l’avait à la fois amusé et agacé. Il avait un peu l’impression d’être un moderne David Coperfield préparé par des mains bienveillantes pour être présenté à de possibles parents adoptifs. Mais, des parents (du moins sa mère et ses grands-parents maternels), il en avait déjà, rescapées des massacres commis par les milices, et qui prenaient très bien soin de lui, pensait-il tout en laissant Catarina refaire son nœud de cravate mal noué à son goût. Puis, la mère de sa bienveillante marâtre arriva, et il fut invité à diner dans un bon restaurant de Galerias.

L’ambiance de ce repas réunissant des personnes d’origines si différentes (c’est un euphémisme) fut relativement sympathique, du fait de la courtoisie naturelle de ses hôtes, mais en même temps un peu plombée par une situation tout de même très fausse. A la fin, la mère de Catarina voulut même lui offrir en cadeau un petit billet à Rafael, mais celui-ci le refusa. Il voulait bien faire plaisir à la généreuse Catarina, innocente de tout crime et si bienveillante à mon égard, mais tout de même, il n’était pas un petit rescapé mendiant dont on rachetait la souffrance familiale avec un pourboire… Cet épisode, parmi beaucoup d’autres, contribua involontairement à alimenter la fêlure qui, au fil des années, allait peu à peu s’élargir et conduire Rafael à rompre tous liens avec l’univers de son père.

En attendant, sa jeunesse continuait à s’écouler à Bogota sous la protection attentive de sa mère. Celle-ci était devenue désormais une avocate pénaliste réputée. Elle avait en effet  plus ou moins abandonné les causes sociales de sa jeunesse. Pourtant, certains de ses succès avaient été retentissants, comme lorsqu’elle avait réussi à faire condamner les deux fils d’un gros propriétaire terrien pour le viol d’une jeune paysanne, ou faire annuler l’arrêté d’expulsion d’un communauté indienne des llanos, occupante immémoriale (mais sans titre de propriété) de terrains récemment rachetés par une compagnie d’exploitation forestière.

Mais ces titres de gloire ne lui avaient pas valu que des amis, même si elle n’était pas identifiée comme activiste de gauche. Et c’est ainsi qu’après avoir reçu une lettre anonyme, accompagnée d’une photo de son fils Rafael sortant du collège, et lui expliquant qu’on ne lui voulait pas de mal, mais qu’elle ferait mieux d’arrêter de défendre tous les va-nu-pieds de Colombie si elle voulait éviter les ennuis, elle décida en effet – saisie par une peur panique à l’idée des menaces pesant sur son fils – de ne plus s’occuper de ces causes sociales.

Elle annonça donc son départ à Maître Spinelli et fonda son propre cabinet. Mais comment reconstruire, à partir pratiquement de zéro, une nouvelle clientèle ? La fidélité de l’une de ses plus vieilles amies l’aida à sortir de ce mauvais pas. En effet, alors qu’elle s’inquiétait de voir depuis deux jours sa salle d’attente pratiquement vide, elle vit arriver à l‘improviste sa vieille protectrice de Cali, la Lionne. Celle-ci avait franchi avec persévérance et professionnalisme les différentes étapes de sa carrière, devenant l’une des mères maquerelles les plus en vue de Bogota – ville qui, comme vous l’imaginez, en comptait beaucoup. Ses activités couvrait un assez large éventail de services, depuis les  plus belles et couteuses call-girls animant les luxueuses orgies des narcotrafiquants jusqu’à de modestes bordels populaires dont les pensionnaires satisfaisaient les besoins physiologiques de leurs clients par des prestations rapides.

Et des affaires, la Lionne pouvait en apporter à foison à Reina : des bagarres qui tournaient mal, des receleurs pris en flagrant délit, des tenanciers de maisons closes mal protégés par la police, des flics corrompus qu’un collègue gêné par leurs activités décidait un jour de faire tomber, des aspirants-transsexuels demandant réparation pour une opération manquée… Un client en apportant un autre, Reina put ainsi monter un prospère cabinet pénal qui la mit à l’abri du besoin et lui permit de financer sans difficultés les études de son fils.

La voie que celui-ci avait choisie avait été directement influencée par la fréquentation de son père. Mais, curieusement, c’est un aspect relativement mineur des activités de Federico qui l’avait le plus attiré. Au contact des amis de son père, Rafael aurait pu assez naturellement rêver de devenir peintre, romancier, chanteur ou journaliste. Mais la carrière qu’il choisit fut celle des sciences humaines. En effet, de toutes les rencontres qu’il avait faites grâce à son père et à Catarina, c’est celle de… Gabriel Bettancourt qui l’avait le plus profondément marqué. Il avait écouté avec passion cet économiste analyser, dans une langue claire et précise, les implacables mécanismes conduisant à la perpétuation de la misère d’une génération à l’autre. Il avait été enthousiasmé par ses propositions visionnaires et généreuses visant à mettre fin à cette immémoriale tragédie en favorisant l’accès de tous à l’éducation. Des hommes de sa trempe étaient la preuve vivante du rôle bénéfique que pouvaient jouer les spécialistes des sciences sociales pour rendre la société plus humaine et plus juste. Sa vocation fut ainsi décidée : il serait économiste ou sociologue.

Une fois le bac en poche, Rafael s’inscrivit donc en cursus d’économie à la prestigieuse université pontificale Javeriana. II y suivit un parcours rectiligne, conduisant quelques années plus tard à l’obtention d’un doctorat. Il entra ensuite comme économiste au ministère colombien de l’industrie, où il écrivit quelques livres et rapports remarqués sur l’économie colombienne. On lui proposa ensuite de rejoindre les Nations-Unies à Genève, où il travailla  pendant quelques années, acquérant un statut d’expert international reconnu dans le domaine du développement, de l’investissement et du commerce international.

Cet éloignement géographique – il ne revenait en Colombie qu’une à deux fois par an, et pour des séjours assez brefs – distendit d’autant plus ses liens avec le milieu de son père qu’il s’accompagna d’une rupture affective.

Ses rapports avec son père avaient en fait toujours été difficiles. Enfant naturel, Rafael n’avait  été reconnu par lui qu’avec retard et sans enthousiasme excessif. Par la suite, il ne s’occupa pratiquement pas de lui pendant son enfance, n’aidant absolument pas matériellement sa mère, et ne le voyant que de manière vraiment exceptionnelle. C’est surtout pendant son adolescence et sa prime jeunesse, entre 13 et 25 ans, qu’il le fréquenta le plus régulièrement, vivant grâce à lui les moments exceptionnels, qui l’enrichirent beaucoup et influencèrent profondément, et de manière plutôt positive, sa destinée ultérieure.

Mais ces contacts n’étaient pas simples. Il fallait toujours passer 10 coups de téléphone pour obtenir un rendez-vous, ce qui à la longue se révélait exaspérant et même humiliant. Quant à la très généreuse Catarina, qui l’invitait régulièrement chez elle il avait tout de même un peu l’impression, malgré toute sa bonne volonté un peu maladroite, de tenir le rôle de l’enfant pauvre aux yeux de cette grande bourgeoise.

Jusqu’à son entrée dans l’âge adulte et dans la vie professionnelle, les incontestables avantages de la situation – en gros, vivre une aventure intellectuelle fascinante en fréquentant les sommets du gotha artistique et littéraire – lui permirent sinon d’équilibrer, du moins de supporter psychologiquement cette situation chaotique et par certains aspects très frustrante. Mais, à mesure qu’il prenait davantage d’assurance et aussi que, la vieillesse venant, l’image de son père déclinant lui semblait vaciller sur le piédestal où il l’avait placé, les souffrances qu’elle provoquait finirent par en dépasser largement les bénéfices.

Par mille signes, il percevait chez son père une forme d’égoïsme foncier et d’indifférence à sa progéniture qui touchaient parfois au dénigrement. Il entendit à plusieurs reprises dans sa bouche (certains lui furent également rapportés par des tiers) des propos qui dévalorisaient ses efforts et ses réalisations. Avait-il commencé une carrière tout à fait convenable d’économiste ? Il n’était qu’un « petit technicien » faisant fonctionner les rouages du système établi. Avait-il trouvé une épouse, tout à fait talentueuse et de grande valeur, mais qui, sans être laide en aucune façon, n’était pas un prix de beauté ? Il n’était capable que de « pécher de petites ablettes » qui n’arrivaient pas à la cheville des « beaux oiseaux des Andes » de son père. Avait-il publié un livre ou un rapport  économique un peu remarqués ? Cela n’était que futilités à côté des investigations artistiques ou philosophiques de Federico.

A la longue, ce genre de propos, s’ajoutant à des motifs de rancœur plus anciens, usèrent une peu la patience de Rafael. Mais la véritable rupture intervint vers la fin des années 1980, lorsqu’il alla un soir diner avec son père pour, entre autres, lui présenter son dernier livre d’économie. Il en était fier, parce qu’il possédait un certain nombre de caractéristiques (préfacier prestigieux, bon éditeur, début d’accueil critique correct) qui d’une certaine manière pouvaient symboliser le fait qu’il avait atteint une forme de parité avec Federico – en fait qu’il avait suffisamment grandi et fait preuve d’assez de persévérance et de talent pour être digne de lui et lui parler d’égal à égal.

Mais lorsqu’il tendit son livre à Federico, celui-ci le prit, puis le jeta sur le lit sans le regarder ni lui poser une seule question. Il s’engagea ensuite immédiatement dans un soliloque sur ses propres travaux du moment, et sur l’ouvrage qu’il s’apprêtait à terminer. Pendant toute la soirée, il ne parla que de lui, n’accordant pas le moindre soupçon d’intérêt aux travaux de son fils, que justement il était si fier de lui présenter ce soir-là.

Rafael sortit de ce diner ulcéré. C’était comme si son père, dans ce jour qui aurait pu être celui de la réconciliation et surtout de la reconnaissance d’une forme de filiation réussie, avait en quelque sorte confirmé une nouvelle fois, en dépit de tous ses efforts, l’inanité de l’existence de son fils à ses yeux. Alors, toutes  les vieilles blessures qui auraient pu à ce moment se cicatriser définitivement se rouvrirent en même temps pour ne plus jamais se refermer : sa reconnaissance de paternité du bout de lèvres, l’absence totale d’aide accordée à sa mère, les rendez-vous accordés comme des faveurs après 10 coups de téléphone, les moqueries désobligeantes, et maintenant le refus de considérer son fils comme un être doté d’une capacité créatrice autonome.

A partir ce moment, Rafael se mit presque à le haïr. Il refusa de le voir, rompant même  tous liens, par la même occasion, avec la brave Catarina qui n’y était pour rien et qu’il ne revit plus jamais. Sentiment presqu’inavouable, il éprouva une sorte de jouissance aux nouvelles successives des maladies et du déclin progressif de Federico, dont sa mère, qui continuait à le voir régulièrement, lui faisait part. Il refusa avec une joie mauvaise d’accueillir chez lui l’une de ses amies, pour laquelle il m’avait demandé l’hospitalité : enfin, c’est le fils qui pouvait dire non !!!! Dans les dernières années, alors qu’il était très affaibli, il refusa de donner suite aux suggestions de sa mère qui lui expliquait qu’il était désormais « prêt à lui transmettre ce qu’il savait » : d’abord, Rafael n’y croyais qu’à moitié, connaissant l’égoïsme foncier du personnage ; ensuite, il pensait qu’il était trop tard ; et de toute façon, il était content de pouvoir lui manifester ainsi une forme d’indifférence. Et lorsque lui arriva, en janvier2002, la nouvelle de sa mort, il décida de ne pas quitter Genève pour assister à son enterrement : d’abord par une sorte de dépit et de vilain sentiment de vengeance ; ensuite parce que, comme toujours avec son père, il n’aurait pas su où se mettre : du côté des invités ? Ce n’était pas, pensait-il, la place du fils aîné, même enfant naturel. Du côté de la famille ? Mais personne ne l’avait prévenu directement ni demandé de participer à quoi que ce soit. Bref, comme toujours, il n’avait pas la place à laquelle il avait toujours aspiré auprès de son père. Il ne fit donc pas déplacement pour lui rendre un dernier hommage.  Ce qui retarda sans doute de quelques années la découverte formidable dont je vais maintenant vous parler.

(à Suivre – épisode 5 : les Nouveaux maîtres du monde)

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