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Narco Cultura : un film terrifiant sur une société mexicaine gangrenée par la violence

ImageDepuis les années 1970, un nouveau genre musical est apparu dans le nord-est du Mexique : les narcocorridos. Il s’agit d’une sous-catégorie des corridos mexicains traditionnels, chansons évoquant sur des rythmes de rancheras et de polkas des faits divers ou des personnages marquants de la région. Leur spécificité tient à ce qu’ils se focalisent sur les faits gestes des trafiquants de drogue de la région, en célébrant leur courage, leur esprit rebelle, leur machisme violent, leur réussite sociale et leur richesse ostentatoire.

Le fils de Saúl Schwarz, Narco Cultura, replace ce genre musical dans le contexte de l’effroyable crise de violence homicide que traverse depuis une vingtaine d’années le nord-est du Mexique, en liaison directe avec les activités des narcotrafiquants : guerres des gangs, règlements de compte sanglants, guerrilla avec la police… Rien que dans la ville de Cuidad Juarez  – l’un des principaux épicentres de ce phénomène, on pouvait dénombrer environ 3000 morts par an lorsque, vers 2010, cette crise de violence a atteint un sommet.  Au point que le metteur en scène, Saúl Schwarz, un reporter de guerre qui pourtant est passé par l’Afghanistan et Gaza, avoue ne pas avoir connu d’endroit plus effrayant de toute sa vie…

Le documentaire est construit autour d’un choix esthétique bien précis. Les commentaires y sont en effet réduits au minimum, qu’il s’agisse de voix « off » ou de présence à l’écran du reporter (qui en fait n’apparaît jamais à l’image). La priorité est par contre donnée à de longues séquences prises sur le vif : scènes de crimes, avec cadavres encore ensanglantés, policiers récoltant des indices devants les familiers en pleurs de la victime ; chanteur de narcorrridos – tout particulièrement Edgardo Quintero, aujourd’hui installé à Los Angeles, et partageant son temps entre vie de famille tranquille, concerts en treillis militaire devant un public surexcité et fréquentations plus que douteuses des milieux narcos ; vie quotidienne d’un policier de Cuidad Juarez, confronté à une violence homicide devenue banale ; scènes de guerre des gangs,  y compris un massacre en prison filmé par les caméras de l’établissement ; morgue de la ville, où l’activité des employés sur les corps des victimes du jour ressemble par moment à un travail à la chaîne : concerts des groupes et chanteurs de narcoccoridos, comme Buknas de Culiacán, Movimiento Alterado, El Kommander, vantant, fusil automatique en bandoulière, les exploits sanglants des narcos devant un public hystérique ; scènes de tournage d’un film bien « gore » mettant en scène ces même narcos ; visite du cimetière de Culiacán, où les narcos, prolongeant jusque dans la mort leur goût pour la richesse ostentatoire, ont transformé leur tombes en répliques de villas confortables ; interview d’un policier nord-américain devant le mur frontalier destiné – avec un succès visiblement limité – à empêcher l’immigration clandestine et les trafics transfrontaliers entre le Mexique et les Etats-Unis. Les plans sont longs, sans coupure, privilégiant la lente installation d’un climat à la transmission intensive et rapide de l’information. Et les silences gênés des uns et des autres, alternant avec les crises d’hystérie des proches des victimes, témoignent plus que les discours savants des commentateurs  – réduits ici au minimum – du climat de terreur, de haine et de paranoia généré par le déferlement de la violence.  Un climat encore accentué par la musique lente, triste et obsédante de la bande sonore.

L’impact sur le spectateur est terriblement efficace : on est tout simplement abasourdi et terrifié par ce déchaînement quasi-pathologique de la violence, et par l’insupportable contraste entre la souffrance des victimes et l’enthousiasme du public pendant les concerts de narcocorridos. On en ressort bouleversé, avec le sentiment d’avoir pénétré dans une société aux frontières de la folie collective, assistant avec une sorte de jouissance suicidaire à sa propre auto-destruction. Et aussi avec la peur panique que cette « narco culture » ne vienne un jour contaminer notre propre société…

Fabrice Hatem

Narco cultura, film documentaire  de Saúl Schwarz, Mexique-Etats-Unis, 103 minutes, 2013

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