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Le plus beau blues de Sidnet Bechet

ImageAu début du siècle, les musiciens de Jazz de la Nouvelle-Orléans menaient une vie aventurière et dangereuse. Lorsqu’ils sortaient des salles de danse et des bordels du quartier réservé de Storyville pour partir en tournée dans les Etats du Sud voisins, ils s’exposaient à toutes sortes de mésaventures parfois très déplaisantes.

Car l’époque, quand un musicien de Jazz partait « en tournée »,  cela ne signifiait pas du tout, mais alors pas du tout, se produire comme aujourd’hui sur une scène bien sonorisée, dans un lieu sécurisé et confortable, devant un public poli et attentif. C’était jouer des bordels et des honky-tonks à la clientèle tapageuse et souvent violente ; c’était se produire, avec une compagnie de music-hall minable et pour une rétribution misérable, dans des salles pouilleuses entre un dresseur de chiens et un clown ; c’était affronter le public inculte et irrespectueux des petites villes du Mississipi et de l’Alabama, où de plus le fait d’être un artiste noir de passage représentait un réel danger, les lynchages de « vagabonds  nègres » étant fréquents. C’était encourir l’arbitraire et la violence d’une police raciste.

Tout cela, Sidnet Bechet allait le vivre à la fin 1916 en partant en tournée vers le Texas avec une troupe de Vaudeville. Et cette succession de mésaventures et de catastrophes allait le conduire à jouer le blues le plus émouvant de toute sa carrière.

Tout avait mal commencé : la troupe de Vaudeville se dissout faute d’engagements, et Bechet rejoint alors une troupe de carnaval itinérant. Celle-ci, arrivée à Plantersville, doit quitter immédiatement la ville en pleine nuit sur l’injonction d’un policier, abandonnant dans sa fuite notre malheureux Sidney seul et sans ressources. Il anime alors une soirée de danse dans les faubourgs de la ville qui se termine par une bagarre en pleine nuit où il blesse un blanc – ce qui pour un noir de passage, signifie alors un très probable lynchage. Il s enfuit alors  éperdument dans la campagne, puis grimpe dans un train où il voyage en passager clandestin après avoir réussi à amadouer le contrôleur et le mécanicien en jouant de la clarinette… pour finalement revenir à Galveston où il est accueilli dans la maison de son frère Joe.

Mais les mésaventures ne s’arrêtent pas là[1]. Quelques nuits plus tard, Sidney rencontre dans un honky-tonk de Galveston un guitariste mexicain avec lequel il fait le boeuf toute la nuit… Pour apprendre au petit matin que celui-ci n’a nulle part où dormir. Qu’à cela ne tienne, il l’invite à venir chez son frère. Mais en chemin, ils rencontrent une patrouille de policiers à laquelle il ne parvient pas, ne connaissant pas bien la ville, à indiquer clairement son adresse. Ils sont alors emmenés en prison pour vagabondage. L’un des policiers, qui hait les mexicains, commence alors à tabasser son compagnon jusqu’à rendre son visage méconnaissable… Quant à Sidney Bechet, miraculeusement épargné par la violence des policiers, il est jeté, indemne, dans une cellule de prison, toujours muni de sa précieuse clarinette, qui inexplicablement, ne lui a pas été confisquée.

Terrifié, traumatisé, Bechet se met alors à jouer sur sa clarinette pour se consoler. Et bientôt, il est accompagné par le chœur des se co-détenus, qui commencent à chanter leurs souffrances et leurs misères. « Bon dieu, quel blues c’était, se souvient Bechet (…) la femme de l’un avait quitté la ville ; une autre était partie vivre avec un autre homme  … ». Bref c’était l’essence même du Blues, cette musique qui exprime l’infinie tristesse de ce peuple noir pauvre du sud, confronté au cauchemar quotidien du racisme, de la violence, de la misère, de l’échec. Et Bechet comprit alors que le chanteur ou le joueur de blues « n’est pas seulement un homme. Il incarne tous les hommes à qui on a fait du mal. En lui, il y toute la mémoire du mal qui a été fait à mon peuple. »

Moi aussi, j’ai côtoyé, au cours de mes pérégrinations dans les Caraïbes, ce bouleversant paradoxe de la musique afro, où les drames et les déchéances humaines les plus déchirantes semblent inextricablement liés aux expressions artistiques les plus émouvantes. Comme ce merveilleux guitariste de Son que j’avais tant admiré à la Casa de la trova de Santiago, et que je rencontrai le lendemain dans une rue du quartier de Tivoli, affreusement saoûl et me mendiant une petite pièce (que je lui refusai après l’avoir gratifié la veille d’un généreux pourboire) pour pouvoir s’acheter encore un peu de rhum ; comme cet extraordinaire danseur d’afro-cubain, artiste de haut niveau toute prêt à se transformer en vulgaire jinetero pour gagner quelques dollars supplémentaire avec une touriste de passage ; comme ce grand danseur de Rumba, emprisonné près d’un an après une bagarre qui avait mal tourné pendant une soirée, entraînant la mort de l’un des protagonistes ; comme ces merveilleux musiciens de Tango de la Havane (oui, j’ai bien dit la Havane), interprétant dans la rue Neptuno, après qu’une panne d’électricité ait interrompu leur concert, des chansons de Carlos Gardel qui parlaient exactement de leur vie de misère et de souffrance, accompagnés en chœur par leur auditoire assis en cercle autour d’eux … Et avec surtout cette sublime chanteuse déjà âgée, qui après la fin du concert, dégagea légèrement sa jupe pour me montrer sa jambe ravagée par une épouvantable maladie de peau….

Alors, oui, je crois que je comprends un petit peu ce qui est arrivé à Sidney Bechet cette nuit-là à Galveston…. Mais c’est aussi quelque chose qui me fait énormément de peine et me donne envie de « tourner la tête et de pleurer », comme le dit une chanson de Tango…

Fabrice Hatem

Source : Krist Gary, 2014, Empire of Sin, Sex, Jazz murder and the battle for modern New Orleans, éd. Crown Publishers,   pages 246-248


[1] Sidnet Bechet, en l’occurrence, n’est pas seulement victime du mauvais sort. Personnage un peu instable, susceptible d’accès de colère violents, il a en fait accumulé les embrouilles et les ennuis tout au long de sa carrière.

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