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Bibliographies et comptes-rendus de lecture

Ma Salsa défigurée

ImageSaul Escalona, sociologue d’origine vénézuélienne installé à Paris depuis 1978, est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la Salsa en France et dans le monde, comme La Salsa, Pa Bailar Mi Gente (1998) et La Salsa en Europa : Rompiendo El Hielo (2007). Son dernier livre, Si la Peña m’était contée (2010), est une évocation romancée d’un haut lieu de la salsa parisienne des années 1980, la Peña Saint-Germain.

Publié en 2001, son ouvrage Ma Salsa défigurée se développe selon deux axes complémentaires. D’une part, il propose une présentation factuelle de l’histoire de la Salsa à Paris depuis les années 1970. D’autre part, il défend une thèse plus polémique sur la nature supposément dénaturée de la Salsa pratiquée en Europe. Alors que celle-ci aurait constitué initialement en Amérique latine une tribune d’expression et de revendication populaire, elle serait réduite à véhiculer sur notre continent une image galvaudée et stéréotypée de sensualité exotique.

Une grosse moitié du livre est consacré à la partie rétrospective. Au cours des années 1970, s’ouvrent quelques bars et clubs musicaux dans le contexte d’une première vague d’immigration latino-américaine à Paris, où des réfugiés politiques côtoient quelques artistes déjà installés en France, comme le chanteur Azuquita. Ce milieu artistico-intellectuel, très marqué à gauche, apprécie les chansons aux accents progressistes de la Nueva trova, tandis que des concerts de musique latine sont déjà donnés dans quelques lieux tels que la Chapelle des Lombards.

A partir du milieu des années 1980 émerge d’un public autochtone de mélomanes issu de la classe moyenne, tandis que s’installent à Paris de nombreux artistes latinos, comme Alfredo Rodriguez, Orlando Poleo, Milvio Rodriguez, Otto Palma, Roosevelt Vasquez, Alfredo Cutufla, Freddy Rincón, Bolivarito…. Les concerts et les fêtes latines se multiplient alors, par exemple au New Morning. Mais le milieu reste encore à l’époque un peu underground, les informations circulant par le bouche-à-oreille. La Salsa naissante reste encore très marquée à gauche, et fortement liée au milieu latino émigré.

On assiste ensuite à l’émergence d’une mode de la Salsa dansée, qui se transforme en déferlante à partir du milieu des années 1990. Ceci se traduit par une floraison de lieux de danse où la pratique de la Salsa est tout d’abord éphémère, comme La plantation, Sabor a mi, Le Shérazade, le Tapis Rouge, l’Orée du bois, et par une multiplication des soirées et des concerts animés par de grandes vedettes étrangères (Oscar d’Léon, Ruben Bladès, Fania All stars au Zenith en 1998…). A la fin du siècle, la Salsa, désormais enraciné sur la scène parisienne, est régulièrement dansée dans des lieux tels que La Coupole, la Java, Les étoiles, le Montecristo, le Bistrot latin, le Barrio Latino, avec pour corolaire l’apparition d’un nombre croissant de Djs spécialisés.

Les tournées des groupes cubains (Charanga Habanera, Klimax, NG la Banda…) ainsi que la présence en France d’un nombre croissant de professeurs de danse et d’animateurs originaire de l’île déclenchent bientôt un véritable mode de la salsa dite « cubaine ». Cette tendance est encore renforcée par la politique d’ouverture touristique et artistique désormais mise en œuvre par les autorités castristes, désireuses de se procurer par tous les moyens des devises étrangères pour faire face aux difficultés de la « période économique spéciale ».

On assiste simultanément à la naissance autour de la Salsa de ce l’auteur désigne, de manière à mon avis exagérée, du nom d’« industrie culturelle », alors qu’il ne s’agit en fait que d’un petit et fragile artisanat : naissance de magazines en général éphémères comme Sol a sol, Radio Latina Magazine ou Europa Latina ; premier salon de l’Amérique latine organisé en 1994 à l’espace Champerret ; tournées d’orchestres et concerts de Salsa ; ouverture de nombreux restaurants et bars à l’ambiance latino ; apparition de radio spécialisées, comme Radio Latina. L’essor des danses latines, répondant à un besoin de désinhibition et de recherche de contacts sensuels entre les corps, contribue par ailleurs à relancer la pratique de la danse de couple.

A la fin des années 1990, la Salsa est devenue un phénomène de mode, omniprésent dans les médias : articles de la presse généraliste, émissions de radio et de télévision, documentaires comme ceux d’Yves Billon (Paris Salsa), et même films de fiction (Salsa de Sherman Buñuel). C’est à ce moment  que se serait produit selon l’auteur,  sur fond d’exploitation mercantile de ce nouveau filon, le basculement vers une image galvaudée de la Salsa, liée aux stéréotypes de la sensualité et de l’exotisme tropicaux.

Même si cette idée n’est pas fausse dans ses grandes lignes, le livre présente cependant en la matière des analyses insuffisamment nuancées, appuyées sur des preuves trop souvent interprétés de manière partiale. Par exemple, Escalona critique le caractère supposément galvaudé des festivals de musique et de danse « latine » qui apparaissent à l’époque, comme les Nuits du sud ou Vic Fezensac, alors que ceux-ci rassemblent, pour autant que je le sache, bon nombre d’aficionados engagés dans une démarche de découverte passionnée et intelligente. De même, son analyse critique du développement des écoles de danse est, me semble-t-il, faussée par des préjugés négatifs (motivations essentiellement commerciales, enseignement de figures académiques privilégié par rapport au sens de l’improvisation..) qui ne rend pas compte de la diversité des situations réelles et de l’existence d’enseignants sincères et de grande qualité. Enfin, l’idée d’un appauvrissement de la créativité musicale salsera en France, liée aux stratégies des maisons de disque privilégiant les CD de compilation destinés au grand public par rapport à la promotion de jeune talents, passe sous silence un fait, certes pour l’essentiel postérieur à la publication du livre, mais qui commence déjà à être observé en 2000 : la création de très nombreux jeunes orchestres autochtones de Salsa et de Latin Jazz, qui vont progressivement injecter un sang neuf à la scène musicale de l’Hexagone.

Quant à l’analyse de l’atmosphère des soirées de danse européennes de la fin des années 1990 (où la réalisation de figures spectaculaires et apprises par cœur dénaturerait la salsa « authentique », fondée sur l’improvisation et la séduction), elle contient sans doute une petite part de vérité. On peut cependant lui opposer trois arguments :

–  Elle donne un vision trop caricaturale et insuffisamment nuancée du milieu de la danse parisienne à la fin du XXème siècle, même si l’on peut admettre que la connaissance de la culture caribéenne était alors moins approfondie qu’aujourd’hui.

– Les choses ont changé depuis l’an 2000 et les européens possèdent désormais une bien meilleure maîtrise des codes caribéens qu’il y a 15 ans. Les analyses de l’ouvrage sont de ce fait aujourd’hui en grande partie obsolètes.

– Il n’existe pas de manière « authentique » ou « galvaudée » de pratiquer une danse, mais des interprétations différentes en fonction des milieux sociaux et culturels, des hexis corporelles, etc. En ce sens, la manière de danser supposément plus « académique » ou « technique » des européens – même s’il s’agissait d’un fait avéré – ne serait pas moins « authentique » que l’improvisation sensuelle pratiquée par les populations caribéennes. Elle constituerait simplement l’expression d’un autre état de la société, de la culture du corps, et des codes de comportement interpersonnels. Pourquoi exiger d’un membre de la classe moyenne parisienne qu’il danse de la même manière qu’un mulâtre pauvre de Santurce ?

En dépit de ces réserves, j’ai lu avec plaisir Ma Salsa défigurée. qui constitue une source d’information particullièrement précieuse sur l’histoire de la Salsa parisienne à la fin du XXème siècle.

Fabrice Hatem

Ma Salsa défigurée, « Pa’ que afinquen », Saul Escalona, éd. L’Harmattan, 2001, 144 pages

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